Le spectre menaçant/03/06

Maison Aubanel père, éditeur (p. 171-176).

VI

Les deux jeunes Lescault étaient à l’ouvrage depuis à peine deux semaines, que déjà des bruits de grève à propos du travail du dimanche commençaient à circuler.

— Voilà bien l’instabilité du mercenaire des villes, dit le père Lescault en entendant parler de ces rumeurs. Aujourd’hui, votre travail vous procure du pain que le chômage du lendemain dévore, et vous voilà aux portes de la faim. Ah ! si je n’étais pas usé par le travail — c’est vous qui le dites, mais je n’en conviens pas, — c’est encore vers la terre que je me pencherais pour lui demander ma subsistance ; mais à mon âge se lance-t-on à l’assaut de la forêt ? Ah ! si la force voulait seconder mon courage ! ajouta-t-il.

— Nous avons encore de bons bras, nous, reprit Joseph, vous pourrez toujours compter sur nous.

— Oui, pour se faire bouter dehors par les Américains, qui noient notre territoire pour mieux s’en emparer ; (contredisant ce qu’il disait un instant auparavant). Après tout, j’en ai assez, continua-t-il. J’avais fondé de si belles espérances sur notre nouvelle terre. Nous avions transplanté des bords du Saint-Laurent une tige forte et féconde dans notre petite patrie nouvelle ; nous touchions déjà à la prospérité. J’avais payé la dette du procès avec le produit de la vente du bien ancestral et l’avenir me paraissait moins sombre, quand soudain nous avons dû fuir ces lieux qui nous étaient chers. Je comprends maintenant davantage l’amour de nos aïeux pour ce sol vierge qu’ils avaient arrosé et pour ainsi dire sanctifié de leurs sueurs. C’est cet amour du sol qui m’a été transmis de génération en génération. C’est là, que ce sang qui coule dans nos veines, avait puisé sa force. Ah ! la vieille terre de Verchères, la terre de mes ancêtres, la reverrai-je jamais ?

— Tu ne songes pas à retourner à Verchères ? avait timidement interrompu Madame Lescault, mais avec un éclair de joie significative dans ses yeux.

— Tu t’es toujours ennuyée, toi, au Lac-Saint-Jean, reprit l’époux qui avait tout saisi dans l’expression de bonheur reflétée dans les yeux de sa femme.

— Et toi ?

— Pour dire franchement, oui ! On ne se détache pas si vite d’un si beau bien, quand on y est né et que dix générations y ont vécu. Je te l’avoue franchement, quand le marteau de l’encanteur a adjugé le dernier morceau, j’ai cru défaillir. J’étais si anxieux de quitter l’endroit qui avait été témoin de notre honte, que j’ai ramassé ce qui me restait de courage et de force pour les mettre au service de notre nouveau bien, que j’aimais presque autant que le premier, car, vois-tu, en défrichant cette terre, je devenais ancêtre à mon tour ; mais l’inondation s’est produite…

— Je ne puis croire que nous soyons été ainsi dépossédés, sans que nous ayons recours contre la « Compagnie », dit Madame Lescault, tout en tricotant un bas de laine pour son mari.

— Encore un procès ! Va donc plaider avec une Compagnie de multi-millionnaires, un pauvre habitant ruiné !

— À ce moment, le facteur frappa à la porte et c’est Madame Lescault qui ouvrit.

— Une lettre recommandée pour Pierre Lescault, dit-il.

— Une lettre recommandée pour moi ! Serait-ce le dédommagement de ma terre ? D’où vient cette lettre, facteur ?

— Voyons ! Ver… Ver… Ver… Verchères ! Ça vient du notaire Geoffrion.

Après avoir signé le livre du facteur, Pierre Lescault ouvrit la lettre et la présenta à sa femme pour en faire la lecture.

— Lis-donc, dit-il, l’écriture de notaire, ça n’est pas dans ma branche. J’ lis bien l’écriture moulée et l’écriture des gens comme nous autres, mais l’écriture de notaire ! Lis tout haut, ajouta-t-il.

Verchères, le douze février.
Pierre Lescault,
Chicoutimi-Ouest, P. Q.
Monsieur,

Je suis chargé, en ma qualité de Notaire public pour la province de Québec, de vous faire savoir que le dix courant, à deux heures de l’après-midi, un citoyen qui a refusé de déclarer ses nom, prénom et résidence, s’est présenté chez le soussigné, accompagné de Prime Falardeau, propriétaire en droit et en fait de la ferme connue autrefois sous le nom de « Ferme Lescault », et qu’un contrat en bonne et due forme a été passé entre le vendeur, ledit Prime Falardeau, et l’acheteur, Pierre Lescault, absent, mais reconnu par le vendeur comme acheteur bona fide.

Ledit Prime Falardeau, cède audit Pierre Lescault, moyennant la somme de quinze mille dollars, la ferme dont l’acheteur était ci-devant propriétaire.

L’étranger a payé en espèces sonnantes et ladite somme est entre les mains du soussigné jusqu’à signature du contrat par l’acheteur. Un montant supplémentaire de trois mille dollars m’a aussi été confié pour l’achat d’un « roulant ».

Si vous désirez rentrer en possession de ladite ferme, vous voudrez bien vous présenter chez le soussigné d’ici à trente jours.

En foi de quoi nous avons signé :

Paul Geoffrion,
Notaire.

Tous les gens de la maison se regardèrent sans proférer une parole.

— Si nous écrivions au notaire pour lui demander le signalement de cet individu ? hasarda enfin Madame Lescault.

— C’est une fumisterie, répondit son mari. Des dix-huit mille piastres, ça ne tombe pas ainsi du ciel. On a connu notre malheur, là-bas, et on veut nous humilier encore !

— Mais, je connais l’écriture du notaire, et c’est un homme sérieux, continua Madame Lescault, en regardant attentivement la lettre.

— C’est bien vrai, le notaire Geoffrion ne se permettrait pas une farce semblable. Et qu’allons-nous faire ? dit-il d’un air plus embêté que réjoui.

— Retourner à Verchères ! répondit Madame Lescault. Nous sommes ruinés, la Providence vient à notre secours ; acceptons avec reconnaissance et remercions-la.

— Je n’accepterai pas ce don sans en connaître la provenance, dit fièrement Pierre Lescault.

— Tu n’es pas en position de faire le fier, répondit Madame Lescault. Ah ! je sais ce qui te chicote, tu as peur que ce soit André qui te restitue la terre !

— Tu as bien deviné ; avec de l’argent volé ; c’est ce à quoi je m’objecte.

— Tu as tort ! Un voleur ne restitue pas, fût-ce à son père. S’il le fait, il se reconnaît comme tel. Accepte la terre et l’argent. Tu ne l’as pas volé, toi ! C’est peut-être la « Compagnie » qui s’y prend ainsi pour te payer ton bien qu’ils t’ont ravi.

— C’est peut-être ça, répondit-il gravement. Alors nous partirons ; mais…

— Où veux-tu en venir avec ton mais ?

— L’affaire d’André doit être encore bien vivace dans la mémoire des gens de Verchères !

— Qu’importe, nos malheurs auront effacé la honte et lavé la souillure.

— Nous verrons, répondit amèrement le vieux déraciné.

Avec un tempérament comme le sien, il lui fallait réfléchir avant de donner sa réponse finale.