Éditions Édouard Garand (p. 15-17).

V


— Au téléphone ? s’informa Georgine penchée sur la balustrade de l’escalier.

— Non, mademoiselle, réplique une voix d’homme ferme et bien timbrée. Vous êtes attendue au salon.

Le temps de se recueillir et à voix contenue, Georgine annonce :

— Je descends.

Rentrée dans sa chambre, elle s’approche de la glace et passe une sûre et minutieuse revue de sa personne, après quoi, de son pas bien féminin, elle s’achemine vers celui qui l’attend.

Ce ne peut être que Jacques Mailliez qui vient lui soumettre sa traduction. Car le jeune homme a sollicité, comme un grand honneur, le droit de traduire lui-même pour les offrir aux lecteurs du Quotidien celles des chroniques de Faverol qu’il jugerait particulièrement propres à les intéresser. « Être seul » a ouvert la série.

Dans le petit salon où reçoivent les pensionnaires de Mme  Verdon, M. Mailliez attend. La lampe à abat-jour posée sur la table l’éclaire discrètement. Seul dans la pièce, il a croisé les bras et, à son air absorbé, on croirait qu’il cherche à saisir au-dedans de soi, quelque pensée fuyante, ténue, qui déroulerait son fil de la vierge parmi les méandres du cerveau.

Du passage, où elle s’est une seconde immobilisée, Georgine embrasse tous ces détails et, à s’en pénétrer, elle éprouve une joie particulière, très fine et qui la grise, on dirait.

Elle entre enfin.

Ses joues étaient fraîches comme la rose de juin ! ses lèvres entrouvertes paraissaient sourire à quelque bonheur qui s’en venait et ses yeux sombres n’avaient jamais été si beaux.

Émerveillé, Jacques se laissa éblouir, puis, ayant salué la jeune fille, il s’approcha de la table et déroula quelques feuilles de papier sur lesquelles s’étalait sa large écriture.

Alors commença la séance qui se répétait ce soir pour la cinquième fois.

Lorsqu’ils eurent ensemble revu ce dernier billet de Faverol, qu’ils eurent discuté, puis transposé, biffé, reconstruit et que Georgine eût reçu les conseils que son expérience permettait à M. Mailliez de lui donner, celui-ci remit en rouleau le manuscrit et l’on parla d’autre chose.

Pendant qu’elle causait ainsi avec son visiteur, Georgine entendit qu’Émile Verdon poursuivait lui-même, avec sa mère, une conversation suivie. Ils se trouvaient dans la pièce voisine et si la jeune fille avait prêté l’oreille, elle eût pu ne pas perdre un mot de ce qu’ils disaient. Elle n’en fit rien, trop intéressée par son propre interlocuteur. Bientôt, cependant, son imagination bravant là-dessus, elle se demanda pourquoi ce grand garçon était si sage, jusqu’à passer la majorité de ses soirées à la maison, près de sa mère. Cette question, Mlle  Favreau se la posait pour la forme, car enfin, les habitués de la pension se déclaraient fixés là-dessus. Émile ne faisait pas si grand mystère de ses sentiments.

Et Georgine non plus.

— À quoi songez-vous donc ? interrogea brusquement M. Mailliez.

La jeune fille tressaillit.

— Mon imagination allait toute seule, fit-elle.

— Et moi ?… Qu’est-ce que je deviens dans tout cela ?

La plainte émut curieusement Georgine qui mit toute sa grâce à faire oublier sa distraction intempestive.

— Parlez-moi donc de votre marraine, invita M. Mailliez. La voyez-vous toujours ?

— Non, confessa la jeune fille et c’est une vraie confusion pour moi. Je ne l’ai pas revue depuis cette première rencontre. La porte était à clé, lorsque je me suis présentée chez elle. Alors, je lui ai écrit en lui demandant quel jour et à quelle heure elle pourrait me recevoir. Mais je n’ai pas eu de réponse. J’avoue que son silence m’a un peu froissée et j’ai laissé passer le temps. Puis, il m’est venu à l’esprit que ce pouvait bien être sa timidité qui la retenait et j’ai répété ma démarche, pour aboutir au même résultat négatif. Bref, j’ai écrit de nouveau, hier justement, et, mieux avisée, cette fois, je me suis annoncée, en indiquant le jour et l’heure de mon irruption chez elle.

— Irez-vous la voir avant de partir pour les États-Unis ?

Il s’agissait d’une gracieuseté de M. Hannett qui faisait bénéficier sa secrétaire d’un billet de faveur pour la région des grands Lacs.

— Les États-Unis ?… répéta Georgine.

Et une expression indéfinissable envahit sa figure.

— À savoir, dit-elle, si j’irai aux États-Unis.

Les beaux yeux parlaient trop éloquemment pour que le jeune homme se méprit à leur langage. Une buée monte jusqu’aux siens. Frémissant, il insista, toutefois :

— L’idée de cette excursion vous enthousiasmait, l’autre jour… Et ne deviez-vous pas profiter de votre passage à Chicago pour prendre des informations sur votre famille ?

— Tout cela est vrai, admit Georgine, mais j’ai réfléchi. Miss. Munroc, la directrice de notre Page des Dames fait partie du voyage. Elle est complaisante autant qu’intelligente et je sais que je puis m’en remettre à elle pour certaines démarches. Quant au reste, je crois que j’y arriverai au moyen d’une correspondance sérieuse.

— Mais enfin, c’est une aubaine que vous laissez se perdre là. Et pourquoi ?… pourquoi ? …

— Je suis plus casanière qu’on ne veut bien le croire, généralement. Ces quinze ou vingt jours à l’étranger, loin de mes chères habitudes, m’effraient, pour tout dire. J’en serais réduite à écrire une nouvelle chronique dans le genre d’ « Être seul ».

Non, non, il ne pouvait plus être dupe. En vain tentait-elle une tardive retraite. Son visage se congestionna, comme chaque fois qu’une émotion, de quelques violence l’assaillait.

— Eh bien, prononça-t-il, puisqu’il en est ainsi, permettez-moi de vous dire que je préfère moi-même que vous vous absteniez.

De ses yeux large ouverts, Georgine l’interrogea, mais il lui fut impossible de trouver quel motif le poussait à cette décision. Se soumettre ne lui en parut que plus délicieux. Elle baissa à demi les paupières.

Le monde entier avait disparu pour elle.

Soudain, elle tressaillit. M. Mailliez l’appelait, pour la première fois, par son nom :

— Georgine… murmurait-il. Ce n’était pas…

Il vainquit une dernière fois l’hésitation et il osa achever :

— Ce n’était pas un peu parce que je vous aurais manqué ?

D’un geste enfantin, elle plaqua ses mains sur son visage et, délicieusement franche, elle avoua :

— Oui.

— Chérie ! s’écria le jeune homme.

Et, prenant dans les siennes les chères jolies mains qui cachaient le visage rougissant, il les broya presque, sans rien dire d’abord, puis, tout bas, tout bas, si bien que ce n’était guère qu’un souffle :

— Je vous aime ! fit-il.

Après ce mot, il ne restait plus qu’à se taire.

Ayant prolongé quelque peu l’ineffable silence, les tempes en feu, Jacques se retira.

Georgine s’en revenait, comme lui le cerveau perdu, lorsqu’elle se vit aborder par Émile Verdon.

Il s’excusa :

— Pardon, mademoiselle, ma mère demande…

La jeune fille fronça les sourcils et, en un tel moment, elle le jugea importun jusqu’à la plus impardonnable indiscrétion. Allait-il maintenant l’espionner depuis le commencement jusqu’à la fin de ses entrevues avec tel ou tel de ses visiteurs ? C’est lui qui, au début de la soirée, l’avait avertie que M. Mailliez l’attendait. Son admiration de bon chien, elle n’en avait que faire. Ce qu’elle exigeait d’abord, c’était la sauvegarde de son indépendance. La vie de pension comporte assez de petites misères pour qu’on ne dispute pas à ses tenants le privilège de leur état qui s’appelle une relative liberté de mouvements.

Mais depuis quand une femme peut-elle montrer de l’amertume quand on vient de lui dire :

— « Je vous aime »… ?

Georgine résolut d’être bonne. Seulement, au moment de répondre à son interlocuteur qui attendait avec patience, en contractant d’un geste rythmique ses joues creuses de bûcheur, elle s’aperçut qu’elle n’avait pas saisi un seul mot de ce qu’il venait de lui raconter. Un trou noir dans sa mémoire. Doucement, elle le pria alors de se répéter.

— Ma mère désire savoir, reprit Émile, quand elle pourra commencer les réparations, dans votre chambre. Elle sait que vous devez vous absenter pour une couple de semaines…

Son voyage aux États-Unis ! n’était-ce pas à ce propos qu’un double aveu s’était échangé, ce soir ?

Et l’inoubliable scène, à peine chose du passé, se déroulant à nouveau, devant ses yeux, elle restait là, souriante, sans répondre.

Émile la regardait.

Cette distraction fut, d’ailleurs, de courte durée ; mais, à sa confusion grandissante, Georgine comprit qu’elle avait encore oublié ce qu’on venait de lui dire. La même glissade des mots hors de sa tête.

Relevant alors la tête avec cet air de reine qu’il lui arrivait souvent de prendre, surtout devant Émile :

— Demain, promit-elle, je m’expliquerai avec Mme  Verdon. Ce sera assez tôt, n’est-ce pas ?

— Sans doute, accorda le jeune homme. Ma mère vient de s’éloigner, reprit-il, mais elle me parlait de cela, tout-à-l’heure, et c’est la raison pour laquelle je me suis permis de vous arrêter. Je pensais qu’il vous serait facile de me répondre tout de suite, et ç’aurait été une affaire finie. J’espère que je ne vous ai pas trop retardée, mademoiselle…

Georgine dit non non, en secouant sa jolie tête, et, comme une vision de rêve, elle disparut.

Mais l’image d’Émile l’accompagna avec la persistance d’un remords. Pauvre garçon si bon, si droit ! Aussi, pourquoi s’engouer d’elle qui était à cent lieues de lui convenir ? Georgine se rappelait le rire énorme de Katie lorsqu’elle lui avait dit, certain soir, justement après la visite de M. Mailliez au bureau.

— À qui je pense ? À cet homme que vous voyez là, de l’autre côté de la rue.

Plombier de son état, Émile pouvait compter sur de jolis salaires, ce qui ne l’empêchait pas de se tuer à travailler. C’est que sa mère qui réalisait elle-même, aujourd’hui, de jolis profits à tenir pension, n’avait pas toujours été riche. Restée veuve de bonne heure et dans de cruels embarras d’argent, elle avait dû beaucoup peiner pour élever son petit garçon et cette école de la pauvreté, à laquelle il s’était vu sitôt soumis, devait sans doute influencer toute sa vie le jeune Verdon.

Georgine s’impatiente devant cette figure triste qui la poursuit, telle qu’un fantôme des vieux contes anglais, alors qu’elle aimerait s’abandonner toute au souvenir de Jacques Mailiez. Ce garçon qu’on estime et qu’on vante, il n’est même pas bon fils jusqu’à trente ans, il refuse encore d’amener à sa mère la belle-fille, future petite maman, que celle-ci appelle de tous ses vœux.

Après cet arrêt rigoureux, Georgine écarte résolument la fatigante obsession et, les yeux fermés, bien seule dans sa chambre parfumée de jeune fille, elle songe qu’on lui a dit, ce soir :

— « Je vous aime ».