Le secret de l’orpheline/4
IV
— Pourquoi ne viendriez-vous pas dîner avec nous :
Et, en même temps que sa voix, les grands yeux de Charlotte interrogent.
C’est elle qui, ce soir, s’est accrochée au bras de Georgine pour lui faire la reconduite jusqu’au tramway. Ce n’est pas la première fois. Les deux jeunes filles sont les seules françaises employées au journal. Pour cette raison et quelques autres, elles ont tout de suite sympathisé et il n’est pas rare de les voir quitter ensemble le bureau, en causant sans hâte, avec la confiance de bonnes amies.
Mlle Favreau s’accorda le temps de réfléchir puis, elle secoua la tête.
— Pas ce soir, Charlotte. Ne m’en voulez pas…
— Mais vous vous ennuierez ; vous n’avez rien à faire.
— Tout d’abord, détrompez-vous. J’ai toujours ma copie, puis, mon journal.
— Oh ! ce journal… Si je pouvais seulement y mettre le nez.
Georgine sourit.
— Cela viendra peut-être.
— Entre nous, je n’y compte pas trop. Je parierais que le nom de M. X… s’y lit à chaque page et plusieurs fois par page.
— Quand ce serait, je n’y vois pas de mal.
— Moi non plus. Mais avouez, Georgine chérie, que cette fois, vous êtes bien prise.
— Si j’ai bonne mémoire, Charlotte, vous m’avez déjà dit la même chose, deux fois au moins, dans des circonstances analogues.
— Justement, c’est la troisième fois qui compte, paraît-il. Oui ou non, M. X… vous plaît-il ?
— Énormément… jusqu’à nouvel ordre. Songez que je ne l’ai vu que quatre fois encore, et toujours par affaire.
— Alors, pendant que le héros possède encore vos bonnes grâces, ô princesse, racontez-moi donc votre joli roman. Je n’en sais encore rien, ou si peu… Je ne vous vois plus depuis que ce monsieur, un compatriote à moi, encore, est entré dans notre vie.
Ses narines frémissantes aspirèrent un peu d’air et, s’emparant du bras de sa compagne, elle se rapprocha d’elle plus étroitement afin de mieux saisir tout ce qu’on allait lui dire.
— Ensuite, je répéterai tout à maman, vous permettez ? Elle est si friande de ces aventures sentimentales, ma petite mère…
— À propos, Charlotte. Êtes-vous sûre de ne pas connaître M. X… ?
— Autant qu’il me semble, non, mais non ! Qu’est-ce qui vous fait croire que je pourrais le connaître ?
— L’été dernier, lorsque je me suis fait poser par Gill, vous vous rappeliez ? Je vous ai rencontrée, en revenant, et vous avez retenu l’une de mes photos en me promettant de l’exposer sur votre piano.
— Ce que j’ai fait.
— Dernièrement, vous savez que notre supplément a reproduit précisément cette photographie où je montre mes dents — sans malice, M. X… l’a vue ; c’est même ce qui l’a décidé, paraît-il, à venir me trouver. Il était bien près de me croire Française, m’a-t-il dit, car ma photo lui a fait une impression de déjà vu. Étant de notre nationalité, j’ai pensé que vous aviez pu le recevoir déjà, ne fût-ce qu’une fois et que… ma figure souriante l’ait conquis.
— C’est fort bien imaginé mais, encore une fois, je ne sache pas que ce nom de M. X… nous soit familier à ma mère ni à moi. Nous frayons si peu. À moins que… Attendez donc. Est-ce un grand brun ?
— Il est blond comme les blés et à peine si son front dépasse le mien.
— C’est que le cousin Paul est venu à l’improviste, l’autre dimanche, accompagné d’un régiment d’amis. Ils ne sont restés que quelques secondes. Et je suis d’autant plus empêchée de vous dire si M. X… se trouvait parmi eux que je n’étais pas moi-même à la maison. C’est par ma mère que j’ai su. Mais je la questionnerai de nouveau.
— Je vous disais donc, se reprit Georgine, que c’était mon portrait qui avait déclenché l’offensive. Ma première chronique intitulée : « Être seul » l’avait préparée.
Et, par le menu, que Mlle Lépée fut déjà au courant ou non, elle lui narra toute la délicieuse aventure.
Charlotte buvait ses paroles qu’elle ponctuait de oui oui… comme si elle se sentait vivre à la place de son amie.
— Maintenant, conclut enfin Georgine, vous en savez aussi long que mon journal.
— Merci ! fit Charlotte, dans un élan.
Elle voulut ensuite revenir à son invitation du commencement, mais Georgine s’entêta dans son refus, ce qui, toutefois, ne nuisit en rien à la cordialité de leurs adieux.
Après le souper que prenaient à une table commune tous les pensionnaires de Mme Verdon, et qui fut gai, animé, Georgine monta immédiatement à sa chambre. Elle se faisait une sorte de point d’honneur de tenir parole à Charlotte en travaillant ce soir à son journal et surtout à la copie que réclamerait dans quelques jours la Page des Dames. Mais un démon malin entreprit la lutte avec sa volonté. Lorsqu’elle voulut chercher un sujet de chronique, l’inspiration s’obstina à la fuir. Elle se surprenait à errer, la plume au doigt, dans quelque nuage où se profilait la silhouette de M. X…
« Oh ! qu’il me manque ! s’avoua-t-elle tout à coup, avec une grande franchise. Charlotte aurait-elle dit vrai et serais-je, cette fois, prise pour tout de bon ? »
Dans ces conditions, elle pensa qu’il lui serait plus facile d’ajouter quelques pages à son journal que de travailler à cette ingrate copie — que M. X… cependant allait lire.
Malheureusement, le fait de s’être si complètement épanchée, tout-à-l’heure, avec Charlotte lui enleva tout le plaisir qu’elle goûtait d’habitude à noircir les pages de son discret confident. Ces redites lui parurent bientôt de la dernière insipidité et, en proie à un énervement croissant, elle ferma brusquement le cahier.
Aller trouver Mme Verdon ou quelque pensionnaire et perdre son temps en leur compagnie ne la tentait guère.
— Je ne me suis jamais ennuyée aussi sottement, s’écria-t-elle, en appuyant son front à la vitre de la fenêtre. D’ailleurs, je ne m’ennuie pas : j’ai hâte. Et le plus beau, c’est que j’ai refusé le moyen le plus agréable, pour moi, de tromper l’absence en n’accompagnant pas Charlotte.
Elle regarda l’heure à son poignet et, brusquement, se décida.
— À peine de passer pour originale, j’y vais.
Dehors, le vent soufflait sans aménité et, autour des réverbères et devant les vitrines illuminées, on voyait tourbillonner la neige scintillante.
Cependant, Georgine réfléchissait à son cas.
— Qu’ai-je à me promener par cette tempête ? se demandait-elle. Il est évident que je me complique.
Rue St-Denis. elle prit le tramway qui devait la conduire jusqu’au boulevard Crémazie où demeurait Mlle Lépée.
Le trajet est assez long. D’abord obligée de se tenir debout, la jeune fille bénéficia bientôt d’une place vacante. Les voyageurs entraient en se secouant. La neige restée à leurs vêtements fondait ensuite et le tramway ne sentait pas bon. En filant vers le nord, cependant, il se décongestionnait peu à peu.
Georgine qui employait ses facultés d’observation à détailler les uns après les autres les passagers, ne tarda point à remarquer une femme dont la haute taille ainsi que quelque chose de singulier dans l’allure désignait par ailleurs à l’attention. Ses cheveux châtains se fanaient et grisonnaient. Chargée d’un certain embonpoint, elle avait cependant un visage creusé et marqué par la souffrance et de pauvres yeux que Georgine ne put rencontrer sans les voir aussitôt bouger, vaciller, s’affoler presque. Fréquemment aussi, d’un mouvement auquel elle coupait court par un effort de volonté, la femme agitait sa main devant sa figure comme si elle eût voulu chasser quelque mouche importune. Georgine crut comprendre qu’il s’agissait d’une manie, ou plutôt, d’un véritable tic nerveux ; aussi résolut-elle, dans une intention charitable, de ne plus envisager la pitoyable créature dont la séparait seule la largeur de l’allée.
Elle se félicitait de son bon mouvement et, sous ses paupières mi-baissées, prenait à son insu un petit air protecteur, lorsque la femme se leva et vint droit à elle.
Elle s’agriffa lourdement aux poignées de celluloïde, puis, de cette voix sans timbre de ceux qui ne s’entendent pas :
— Vous êtes bien, demanda-t-elle, une demoiselle Favreau ?
— En effet, répliqua Georgine, surprise.
La femme s’agita quelques instants, grimaça un sourire et finit par demander :
— N’avez-vous jamais demeuré aux environs de Chicago ?
— Je suis née à Chicago même fit Georgine, dont le cœur maintenant, battait un peu.
Gracieuse, elle forçait en même temps l’inconnue à s’asseoir près d’elle. Tout en obéissant, celle-ci protestait que ce n’était pas la peine parce qu’elle allait descendre.
On arrivait au boulevard Crémazie.
Avec précipitation maintenant, la femme finissait de s’expliquer.
— Je vous connais de vue depuis au moins deux ans, dit-elle. Vous venez assez souvent par ici. L’autre jour, vous étiez avec la jeune française qui est votre amie, je suppose, et elle vous a appelée par votre nom de famille. Elle a dû parler assez fort puisque j’ai saisi. Mon mari était aussi un Favreau. Mais si vous êtes née à Chicago même…
Son agitation la reprit. Désespérément, elle faisait aller et venir sa main devant sa figure, tandis qu’elle regardait presque dans son dos.
— … Vous seriez tout au plus ma petite cousine à moins que ce ne soit ma filleule. Comment se nommait votre père ?
— Joseph Favreau. Il était pharmacien.
Le visage tourmenté s’affaissa soudain et c’est d’une voix morne que l’étrange créature prononça :
— Alors, vous n’êtes rien moins que ma filleule. Si… Si cela vous faisait plaisir d’entendre parler de vos parents, car vous ne les avez pas beaucoup connus ? vous pourriez peut-être venir me voir.
— J’irai avec grand plaisir, promit Georgine. Non seulement je n’ai pas connu mes parents mais personne ne m’a jamais renseignée sur eux. À part le métier de mon père, tout ce que je sais, c’est que mon aïeul avait émigré de France.
— Oui, il venait de la France, approuva l’inconnue en se levant et en appuyant sur le bouton avertisseur.
Elle jeta aussi son adresse à Georgine et elle allait se diriger vers la sortie, sous l’œil paterne du contrôleur rentré dans le char pour se réchauffer, lorsqu’elle crut devoir ajouter, dans un ricanement qui fit mal à entendre :
— Vous voilà avec un beau patron de marraine, n’est-ce pas ?
Deux rues plus loin, Georgine quittait à son tour le tramway.