Éditions Édouard Garand (p. 17-20).

DEUXIÈME PARTIE

I


Situé au troisième, c’est un appartement de quatre petites pièces qui doit s’ensoleiller, le jour, et qui, pour le moment, est propret, rangé, tel enfin que Georgine n’aurait pu se le représenter d’après l’apparence lourde et, tranchons le mot, vulgaire de celle qui l’habite.

Cette première favorable impression s’accentue maintenant que la jeune fille pénètre dans le salon qui donne sur le Boulevard et que meublent de vieux fauteuils sans style connu et recouverts de velours. Bien plus, il lui semble qu’elle se reconnaît ici, tant l’aspect de ce mobilier est honnête et tant l’atmosphère qu’on respire est calme et apaisante.

Dans son cadre familier, désaffublée de ses antiques vêtements de sortie, Mme Favreau elle-même a meilleur air. Elle a dû être très blonde, cette femme, et qui sait ? pas plus laide qu’une autre…

Voyant que sa visiteuse s’absorbe, Mme Favreau s’écrie soudain avec une hardiesse feinte et tandis qu’elle regarde presque par-dessus son épaule :

— Il ne vous en a pas trop coûté de venir ici ?

— Y pensez-vous, marraine ?… proteste Georgine plus touchée qu’elle ne s’était attendue à l’être. Mais c’est la Providence qui vous a mise sur mon chemin. Vous avez connu mes parents dont j’ignore à peu près tout ; vous avez fait pour moi les promesses du baptême et vous croyez que je vous bouderais, après vous avoir trouvée… Je ne suis pas un monstre.

Un monstre ? Elle n’en avait toujours pas le physique cette jolie créature saine, fraîche et si gracieuse en ses mouvements.

Mme Favreau soupira.

Elle eût aimé posséder une fille comme celle-ci qu’elle eût adoptée pour confidente. Mais le ciel ne lui avait donné que des fils dont quatre lui demeuraient, tous plus mauvais sujets les uns que les autres. Ils vivaient, comme elle disait, « épaillés » un peu partout et ils ne reparaissaient à la maison que lorsque, d’aventure, leur bourse se trouait à sec.

Sur ces pensées dont elle garda pour elle la teneur, Mme Favreau éprouva le besoin d’ajouter sa main devant sa figure. Toujours ces mouches…

— Demeurez-vous seule, ici, marraine ? s’informait Georgine.

— Eh oui, lui fut-il répondu, sur un ton résigné.

— Vous n’avez jamais eu d’enfants.

— J’en ai eu cinq et je peux dire que ç’a été cinq de trop.

— Mon Dieu ! fait Georgine dont les prunelles agrandies interrogent peureusement :

Devant cette évidente sympathie, la pauvre femme sentit se fondre ses dernières appréhensions. Son cœur se dilata soudain, rejetant ses digues habituelles et la lamentable histoire monta jusqu’à ses lèvres.

Son mari, lorsqu’elle l’avait épousé, était beaucoup plus âgé qu’elle mais encore bel homme et charmant. Cependant, elle ne s’était jamais sentie tout à son aise avec lui, non qu’il fût méchant, mais si différent d’elle : hardi « plein de tours », l’intelligence vive, la parole ingénieuse. Il était parti beaucoup trop tôt, malheureusement. Ses enfants lui ressemblaient comme de fidèles copies et c’est lui qui aurait pu les mater. Elle n’avait pas su. À dix ans, ils lui faisaient déjà la loi et aujourd’hui, ils se souciaient d’elle comme de leur premier jouet.

L’aîné, de cinq ans plus âgé que les autres, valait mieux qu’eux et encore avait-il trouvé le moyen de broyer le cœur de sa mère en se mariant contre son gré, le jour de ses vingt et un ans. Il avait épousé une fille des États, mi-canadienne, mi-irlandaise, et d’une pauvreté crapuleuse.

Afin d’échapper aux reproches ou peut-être, de mieux marquer son indépendance, il avait quitté la ville, en se mariant. C’est par des étrangers et longtemps après que sa mère avait appris le terrible accident de travail qui lui avait coûté la vie, deux mois seulement après son mariage. Elle n’avait jamais su ce qu’était devenue sa jeune femme que ses parents avaient suivie hors de Chicago, lorsqu’elle s’était mariée.

— N’aurait-elle pas eu d’enfants ? interroge Georgine. Mme Favreau s’agite, tourne la tête à droite, à gauche pour déclarer enfin :

— Je ne pense pas.

Déjà, cependant, elle éprouvait un remords d’avoir si continûment parlé d’elle et des siens. Elle s’imagina que sa filleule devait se faire d’elle une bien piètre opinion et, désireuse de réparer un peu, elle questionna à son tour la jeune fille sur ses souvenirs personnels.

Docile à l’invitation, Georgine raconte ce qu’elle savait, depuis ses premières années jusqu’à ses débuts dans le monde — le monde où l’on travaille, pas celui où l’on s’ennuie.

Tandis qu’elle s’animait à parler de la sorte et devenait encore plus jolie, son interlocutrice sentait sa convoitise du début reprendre possession d’elle. Si donc cette enfant était sienne !… Pourquoi, du moins, ne réuniraient-elles pas leurs deux vies esseulées ? La tentation la travaillait fortement de lui demander là, tout de suite, à cette filleule qui lui paraissait sage autant qu’avenante et sans un soupçon de marque, de venir se pensionner ici, aux conditions qu’elle établirait elle-même.

Seulement, c’était bien coûteux à formuler, cette demande, surtout à une première visite. Mieux vaudrait temporiser… Attendre de connaître quel était au juste son genre de vie avant que de lui proposer le sacrifice de ses habitudes. Qui sait si, quelque jour, elle ne prendrait pas elle-même les devants ? Elle serait ici, proche de cette jeune fille qu’elle accompagne si souvent et pension pour pension…

Comme Georgine se tait, elle interroge :

— Cette française qui demeure tout près d’ici, est-elle votre parente ou seulement votre amie ? Je ne voudrais pas pousser la curiosité trop loin…

— Vous me faites plaisir, marraine, en vous intéressant ainsi à ce qui me concerne. Melle Lépée, Charlotte, est ma meilleure amie. Je l’ai connue au journal où elle était entrée avant moi.

— C’est elle, je suppose, qui vous a présenté ce jeune homme dont vous me parliez, en arrivant ?

À ce rappel de Jacques, un enchantement paraît dans les beaux yeux de Georgine.

— Pas du tout ! s’écrie-t-elle. Il est venu de lui-même, ou si l’on veut par un effet de télépathie.

Comme son hôtesse paraît mal à l’aise devant ce mot savant, Georgine se reprend avec habileté.

— Outre mon travail de secrétaire, dit-elle, je donne un article par semaine au journal où je suis. Malliez travaille aussi à un journal, lequel s’imprime en français. Ayant lu mon premier billet, il désira me connaître et me proposa de le traduire ainsi que d’autres parmi ceux qui suivraient, pour son propre journal…

— On dirait presque un conte.

— Toute ma vie est un conte de fée, proclame Georgine, non sans une pointe de vanité satisfaite. Mon amie Charlotte me le répète sans cesse. Pauvre Charlotte ! Pour elle, c’est bien différent : j’ai rarement vu une vie aussi régulière. Mais savez-vous, marraine, que vous ne m’avez encore rien dit de mes parents ?

— Ah bien, mon Dieu, que voulez-vous que je vous en dise ? s’écrie Mme Favreau avec cette brusquerie désabusée dont, par deux ou trois fois déjà, elle a donné le spectacle à la jeune fille. Je les ai très peu connus, après tout.

Mais, se rappelant à temps que sa filleule s’est rendue ici, ce soir, surtout pour entendre parler de ses parents, elle rougit et sa main doit chasser un essaim formidable de mouches. Enfin, elle reprend :

— Votre maison était à trois portes de la nôtre, mais vous comprenez qu’il n’y avait pas beaucoup de relations entre notre famille et la nôtre. Votre père était pharmacien et mon mari simple machiniste. D’ailleurs, lui qui savait mieux s’exprimer que moi, il adressait assez souvent la parole à votre père ou aux enfants ; mais, pour ma part, je les connaissais seulement de vue et par ce que j’en entendais dire. Je peux bien vous dire que vos parents passaient pour un peu hauts. Je ne les blâme pas : j’approuve ceux qui savent tenir leur rang. Un jour, le feu prit chez vous et mon mari qui était d’une générosité folle quand il s’y mettait, risqua sa vie, on peut bien le dire, pour sauver un de vos frères. Il n’y réussit pas, c’est vrai…

— Un de mes frères est mort brûlé ? s’écria Georgine avec horreur.

— Il a été asphyxié par la fumée. C’était un petit infirme qui n’avait jamais marché. Votre père était robuste mais votre mère, maladive. Il me semble la voir : une petite femme brune, chétive, toujours si bien mise et distinguée On la disait bonne musicienne.

— Est-ce que je lui ressemble ?

Mme Favreau pencha la tête et parut se recueillir.

— Non, prononça-t-elle enfin, je vous mettrais plutôt du côté de votre père. Il portait sa barbe, une barbe brune qu’il taillait en pointe, et cela lui cachait une partie de la figure, mais pour les yeux, le nez, vous avez quelque chose de lui, autant que je peux me représenter son image. Il y a si longtemps de cela. Mais qu’est-ce que j’avais donc commencé à raconter ?

— Que le feu avait pris…

— Ah bon. Mon mari s’était brûlé les mains. Le docteur — je ne sais pas s’il était médecin, mais tout le monde l’appelait ainsi — lui fit gratuitement tous les pansements jusqu’à ce qu’il fût bien guéri et, quelques mois après, lorsque vous êtes venue au monde, il nous demanda d’être parrain et marraine. Je suis sûre qu’il s’agit de vous parce que les autres étaient tous des garçons et que votre mère est morte très peu de temps après votre naissance.

— Est-ce moi qui a été la cause de sa mort ? demande Georgine tout attristée.

— Comme je vous le disais, votre mère n’était pas très forte et votre père a prétendu que cet incendie et surtout la mort de votre petit frère l’avaient trop fortement ébranlée.

— Qui m’a donné les premiers soins, alors ?

— Je crois qu’on vous a placé dans un hôpital de maternité. Peu après, votre père a vendu sa pharmacie et il est allé s’établir à Détroit, en sorte que nous n’avons plus entendu parler de lui.

— J’avais combien de frères ? interroge Georgine à qui il semble vivre un rêve.

— Trois. Quatre avec le petit infirme.

— Et dire qu’ils vivent très probablement encore. Et mon père aussi ! Je ne comprendrai jamais comment j’ai été ainsi séparée des autres. Ah ! marraine, pourquoi vous être laissée intimider par mon père et ne m’avoir pas suivie ! Tenez, voilà pour votre punition.

Et passant son bras autour du cou de la vieille femme, Georgine l’embrasse sur chaque joue.

— Mais maintenant que je vous ai trouvée, c’est moi qui ne vous laisserai plus. Pas plus tard que demain, j’écris à Détroit. J’ai déjà tout un programme dans la tête. Non, mais comment suis-je tombée entre les mains de ces vieux Foley…

— Il y a beaucoup de Foley aux États-Unis.

— Ce devaient être des serviteurs, continue Georgine qui s’exalte peu à peu. N’avais-je pas raison de prétendre que ma vie ressemble à un conte. Il s’agit maintenant d’en reconstituer la trame. Permettez, marraine, que j’aille quérir, dans ma poche de manteau, certain carnet que j’y ai mis justement en vue des notes que je comptais prendre sous votre dictée, et permettez, aussi, que je vous pose quelques questions très précises. Une employée de notre Journal part à la fin de cette semaine pour Chicago et les environs et elle veut bien m’aider dans mes recherches. Si je réussis, ce sera grâce à vous tout d’abord. D’ailleurs, je ne manquerai pas de vous tenir au courant. Songez quel bonheur immense, extraordinaire, ce serait pour moi si je pouvais retrouver mon père et mes frères. Je croyais mon père mort depuis longtemps et je pensais n’avoir jamais eu de frères. À mes questions enfantines, les vieux Foley répliquaient la plupart du temps qu’ils ne savaient pas.

Mme Favreau se prêta de bonne grâce à l’interrogatoire qu’on lui fit subir. La solitude à laquelle les circonstances l’avaient condamnée n’était pas toujours rose. Ça lui était une vraie douceur de s’épancher, ce soir, avec cette aimable enfant, et de revivre devant elle ses lointains souvenirs de jeune femme.

Il approchait dix heures lorsque Georgine prit congé, sous la promesse formelle de revenir bientôt.

Sûre des habitudes de Charlotte, elle ne voulut pas reprendre le chemin de la ville avant d’avoir été sonner chez elle.

— Amie Georgine, vous êtes épatante ! après avoir ouï ce qu’on lui narra. Vous devez avoir eu pour seconde marraine la dernière des fées ou je n’y entends rien. Qu’en dis-tu, petite mère ?

— Il est certain que la destinée de Melle Favreau sort de l’ordinaire. De quelle manière comptez-vous agir, petite, pour retrouver la trace de vos parents ?

En quelques mots, Georgine lui fit connaître le programme qu’elle venait d’ébaucher et, tandis qu’elle s’expliquait ainsi avec la bonne dame, son regard rencontrait avec plaisir les bibelots délicats, les gravures artistiques, les mille et un détails de ce temple du goût qu’était le logis des dames Lépée.

Au plus intime d’elle-même et, en demandant bien fort pardon à sa marraine, la jeune fille raffinée qu’elle était s’avouait :

— « C’est ici que je me sens la plus chez moi. Est-ce ma faute si mon ascendance me vaut ces dispositions ? Un hasard a voulu que je porte votre nom, marraine ; un autre hasard, plus capricieux encore a fait que des liens spirituels se sont établis entre nous ; mais que nous sommes loin l’une de l’autre ! »

Mais lorsqu’elle eut pris le tramway pour revenir et qu’elle se vit passer sous les fenêtres de la pauvre femme doublement solitaire, de par son isolement et sa surdité, Georgine modifia son monologue.

— « Tout de même, se dit-elle, elle est bien bonne, bien maternelle, et je me sentais heureuse tout à l’heure, dans son salon du bon vieux temps. Grâce à elle, je me retrouverai peut-être une famille, moi ! Aussi, je veux lui être secourable, à mon tour. Plaise à Dieu que je réussisse… »