Éditions Édouard Garand (p. 15-18).

V

UNE PAIRE DE COQUINS

Le matin qui suivit la nuit du meurtre de la rue Notre-Dame, vers les sept heures, un gaillard, de singulière apparence, entrait à l’auberge du Grand-Trappeur, rue Saint-Paul.

Ce personnage, que Lagarde, l’aubergiste, salua du nom de Brossard, s’installa à une table près de la fenêtre de la rue. Il interpella le maître de céans d’une voix rude :

— Hé ! père Lagarde, dit-il.

Et, d’un geste de la tête, il lui fit signe de venir à lui.

L’aubergiste, d’un air mécontent, s’approcha, se disant que si Brossard voulait encore avoir à crédit, eh bien ! non, il n’en aurait pas. Il en avait trop donné jusqu’ici, du crédit, pour continuer encore.

Il fut agréablement surpris et réjoui, quand il s’entendit dire :

— Déridez donc votre beau visage, Lagarde, mon ami, car je suis certain que ce que je vais vous apprendre vous plaira… Faites-moi l’addition de ce que je vous dois et je vais vous payer.

À ces mots, Brossard tapa sur la poche de son habit et un son métallique s’en suivit.

Aussitôt la face rubiconde du maître du Grand-Trappeur se rassénéra.

— Ah ! je savais bien que je ne perdrais rien avec vous, cher Monsieur Brossard !… Et puis, avec cela… (Le brave homme allait dire : Il n’y a pas de presse vous savez… mais il se ravisa et dit) : Avec cela, est-ce que vous ne consommerez pas quelque chose, ce matin ? L’air est trop vif, piquant, et tenez ! j’ai de quoi dans ma cave, frais arrivé de France, qui vous réchauffera le sang !

— C’est bien, apportez-en une bouteille pour commencer, en attendant un ami et le déjeuner, que vous allez me préparer.

— Ah ! tout de suite, mon bon Monsieur Brossard.

Et le bonhomme s’élança au cellier pour rapporter ce que demandait son hôte, puis à la cuisine ordonner le déjeuner.

— Maintenant, se disait Brossard, j’espère que Lanouiller ne tardera pas trop, autrement, j’aurais besogné pour rien…

Pendant qu’il ingurgite quelques coups d’eau-de-vie, et qu’il est en pleine lumière, je me permettrai de le croquer sur le vif.

Brossard devant jouer un rôle important dans ce récit il convient d’en donner une petite description, au physique seulement, car au moral, le lecteur pourra le juger bientôt.

Cet homme ne dépassait pas la moyenne, environ cinq pieds cinq pouces, un peu maigre, mais moins que ne le faisait paraître ses pommettes saillantes. Son visage était jauni par le hâle et rougi par un usage immodéré et prolongé de méchantes liqueurs enivrantes, vrais toxiques.

Il louchait de l’œil gauche, et quand un rictus entr’ouvrait sa bouche et mettait à nu quelques dents jaunes et ébréchées, on ne pouvait réprimer un frisson de crainte en songeant avec effroi que la rencontre de cet individu, dans un endroit isolé ou tard le soir, n’importe où, ne serait pas bonne à faire.

Tout à coup un homme parut sur le seuil de l’auberge.

Un nouveau personnage venait d’entrer. Brossard eut une exclamation joyeuse :

— Tiens ! Lanouiller !… Arrive donc ici, paresseux ! lui cria-t-il. Il y a longtemps que l’on t’attend !

Lanouiller obéit et prit place vis à vis de Brossard.

— As-tu déjeuné ? demanda ce dernier.

— Non.

— Alors, ça se trouve bien, tu partageras mon repas, et pendant que nos dents travailleront, nous causerons… car j’ai une importante chose à te communiquer.

Et jetant un coup d’œil dans la salle pour s’assurer qu’ils étaient seuls, il dit plus bas :

— Si tu veux coopérer avec moi dans une petite affaire où tu ne courras aucun danger, notre fortune est faite à tous deux !… Nous aurons de l’or… des monceaux d’or !…

— Dis-tu vrai ? répliqua Lanouiller surexcité.

— Là ! là ! fit Brossard. Ne te monte pas si vite ; garde un peu plus de pouvoir sur tes nerfs… Il ne faut pas que nous attirions l’attention de maître Lagarde, que j’entends venir avec mon déjeuner.

L’aubergiste rentrait suivi d’un aide, et en un tour de main, un repas succulent s’étalait sur la table. Les narines des deux lurons se dilatèrent et aspirèrent avec volupté le fumet des viandes placées devant eux.

Ne songeant qu’au présent, ils attaquèrent avidement le déjeuner, n’étant point habitués à pareille bonne fortune.

D’amples libations arrosèrent leur repas.

Enfin, quand ils eurent engloutis presque tous les mets servis, Lanouiller, le premier, songea aux affaires.

— À présent, parle, dit-il ; je t’écoute avec la plus grande attention.

— C’est ça !… Eh bien ! figure-toi qu’hier matin j’ai retrouvé une ancienne connaissance qui avait suivi messieurs de la Vérendrie dans plusieurs expéditions… Tu sais, ceux qui pénétrèrent dans l’ouest jusqu’aux montagnes de roches, en 1743 ?

— Oui : même que le père doit repartir au printemps pour ces régions lointaines… à la découverte d’une mer ?… Faut aimer à se promener, car pour ce que ça enrichit !…

— Il arrive parfois, mon cher Lanouiller, qu’en voyageant ainsi on peut trouver un trésor…

— Bast ! En a-t-il trouvé, lui, M. de la Vérendrie ?

— Non !… Il ne travaille que pour Dame la Gloire… et Dame Fortune, sa sœur, est toujours aveugle à son égard.

— As-tu été plus heureux, toi ?… Aurais-tu trouvé une mine d’or ?…

— Oh ! non, mais…

— Eh bien ! tu vois… interrompit Lenouiller.

— Mais laisse-moi finir !… Si je n’ai pas eu la main chanceuse, j’en connais un qui l’a eue…

— Va-t’en, blagueur !

— Puisque je te le dis !… D’ailleurs ne pense pas que j’aie passé à ton domicile, ce matin, uniquement pour le plaisir de t’offrir à déjeuner avec moi !… Écoute donc et ne m’interromps plus.

— Je disais donc que j’ai renoué des relations avec un ancien compagnon de voyage… qui n’avait plus le sou… mais lui ne m’a pas reconnu.

La nuit précédente, le sort m’avait favorisé au jeu et j’avais des jaunets dans ma poche. Bien !… quand je vois le peau-rouge… Tiens, je ne t’ai pas dit que c’en était un ?… et que je constate qu’il ne me reconnaît pas, je lui offre un petit coup… parce que tu sais… ou tu ne sais pas… l’eau-de-vie, il n’y a rien comme ça pour renouveler l’amitié avec les peaux-cuivrées… Mon homme ne refuse pas, et, en sirotant notre liqueur, je lui dégoise cinquante choses du passé qui lui prouvent qu’il ne m’était pas étranger. Je lui offre d’autres verres, que le gaillard avale gaiement. Et nous devenons bons amis, le Bison et moi…

— Le Bison ! Celui qui a été assassiné la nuit dernière ?

— Oui.

— Mon chef, le sub-délégué de l’Intendant, m’a fait avertir de cette affaire, et dire qu’il aurait besoin de mes services plus tôt que d’habitude, ce matin, pour prendre en note ce que lui révélera l’enquête, qu’il veut faire.

— Je payai plusieurs consommations au pauvre diable qui, lorsque l’eau-de-vie eut noyé sa raison, s’oublia dans sa reconnaissance pour ma bonté envers lui, à me dire qu’il m’en récompenserait un jour… après son retour de l’expédition qui s’organisait… qu’il me donnerait de l’or au centuple pour l’argent que je dépensais à lui payer de l’eau de feu.

Je compris immédiatement, que l’Indien connaissait l’endroit d’une mine d’or, et je résolus, si possible, de me rendre maître de son secret… Je fis semblant de douter de ses paroles. Cette ruse eut son effet ; il se fâcha de mon manque de foi à son égard.

— Le Bison n’a pas la langue fourchue, me dit-il. Sa parole est franche, il peut le prouver et confondre le visage pâle…

— Voyons-les donc, ces preuves, dis-je, en ricanant. Mais le vieux chef avait senti mon stratagème, et après cela, je n’ai pu lui tirer un mot du corps à ce sujet.

Néanmoins je ne me tins pas pour battu.

Je voulus avoir ces preuves que le bonhomme pouvait produire — cela devait être un écrit — et je m’attachai à mon sauvage. Je simulai un vif regret d’avoir douté de ses paroles ; je fis le bon ami, et j’allai jusqu’à lui prêter une couple de louis d’or. Enfin, je parvins à endormir sa méfiance, et le soir venu, notre amitié s’était resserrée, et nous buvions ferme ensemble. Cela se passait au Fusil d’Argent, sur la rue Notre-Dame…

— Une bonne place, fit Lanouiller.

— Vint la nuit, il fallut sortir.

Je laissai partir le Bison, mais j’étais sur ses talons. À peine, étions-nous dehors que m’assurant qu’il n’y avait personne venant de notre côté, je lui enfonçai mon couteau trois ou quatre fois dans le corps. La dernière fois, j’ai dû y laisser mon arme qui s’était fixée solidement dans l’ossature du sauvage… Mais elle ne sera pas un indice accusateur. Je fouillai le vieux et je repris d’abord mes jaunets : il fallait bien rendre à César ce qui était à César… et c’est tout ce que je pus trouver sur lui…

— Mais alors ?..

— Minute, mon cher !… J’avais fini ma besogne, et je contemplais ma victime avec colère.

« Vieille peau-rouge, lui disais-je, j’ai bien envie de te donner des coups de pieds… de m’avoir poussé à te mettre dans cet état, inutilement… Pourquoi m’as-tu dit que tu avais des preuves ? »… Mais soudain je pensai qu’à l’auberge où le Bison logeait, parmi ses effets, s’il en avait, j’aurais peut-être la clef du mystère.

À ce moment, mon oreille perçut des bruits de pas se rapprochant.

Je me blottis dans la porte cochère voisine. Elle était profonde, et, caché dans l’un de ses angles obscurs, je vis quatre hommes s’arrêter autour du Mandane avec des exclamations d’horreur.

Ces bonnes gens, fit-il, en ricanant, ramassèrent la forme inanimée et la portèrent à l’auberge que nous venions de quitter.

La curiosité me retint sur les lieux et bien m’en prit.

— Ah ! pour le secret, fit l’ami de Brossard.

Celui-ci hocha la tête en signe affirmatif, mais avant de continuer son récit se versa une large rasade.

— Cinq minutes après que ces hommes eurent disparu derrière la porte publique de l’auberge, je m’en approchai, et je collai mon œil contre une fente de l’un des volets : je vis qu’on avait déposé le moribond sur le lit de l’aubergiste. Malheureusement, je ne pouvais entendre ce qui se disait en dedans… et tu sais si je suis curieux ?

— Oui, et avec ta curiosité tu finiras mal !…

— Juge un peu de mon étonnement, mon vieux, quand de mon poste d’observation, je constatai que l’indien reprenait ses sens. Je croyais pourtant l’avoir à jamais privé du goût du pain. Il faut que j’entre, me dis-je, et que j’entende ce que l’on va se raconter ! Jouant d’audace, j’ouvris la porte de l’auberge et je me glissai dans la grande salle, aussi silencieusement que la couleuvre. J’y étais à peine que l’ouïe si fine du peau-rouge saisit ma présence, et il eut une crise.

Lors de ma visite à l’auberge, j’avais observé la disposition des pièces, et je me jetai comme un trait dans une autre chambre, où l’on n’eut pas l’idée de regarder. Peu après, j’écoutais parler le Mandane, qui dévoilait son secret à deux jeunes gens… et sais-tu qui ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— C’est-vrai. Eh bien ! c’étaient messieurs de la Vérendrie et de Noyelles.

— Est-ce vrai ?

— Parait que le Bison avait une amulette représentant un aigle noir, et que dans cette image était le secret.

— Ça se complique. Il devient plus difficile maintenant de mettre la main sur l’amulette.

— Peut-être que non, dit Brossard ; mais ouvre grandes tes oreilles, car c’est à partir d’ici que j’ai besoin de toi pour réussir.