Éditions Édouard Garand (p. 18-20).

VI

UNE SURPRISE

En route, Pierre demanda à Joseph s’il raconterait au juge tout ce qu’il savait concernant les confidences et le trépas du sauvage.

— Non, répondit Joseph. Le secret que m’a révélé le Bison m’appartient désormais, et je ne vois pas qu’il soit sage d’en parler. Il y en a trop qui voudrait en profiter.

— En effet, c’est bien ce que je pense. Mais il me vient une idée : c’est, qu’il serait plus prudent de prendre le contenu de l’amulette et de le laisser chez moi, n’emportant que le talisman chez monsieur le juge.

— Très bien ! Pour nous rendre chez ce monsieur nous passons à ta porte, et cela ne nous retardera guère d’entrer pour nous conformer à ton désir.

— Qui peut avoir donné nos noms au juge inquisiteur ? demanda Pierre.

— Oh ! probablement l’aubergiste.

— En effet, je n’y pensais pas.

Déjà la nouvelle du meurtre se répandait dans la ville, et les deux gentilshommes entendaient sur leur route, divers groupes commentant ce crime. Beaucoup se dirigeaient vers l’auberge de la rue Notre-Dame.

Le juge avait déjà visité la place et par égard pour messieurs de la Vérendrie et de Noyelles, au lieu de les faire appeler au Fusil d’Argent, lors du commencement de l’enquête, il les avait priés de se rendre à son bureau pour recevoir leur témoignage.

Ils n’eurent pas à attendre une minute quand ils se présentèrent chez le magistrat. Ce fonctionnaire était inconnu de Joseph qui avait vécu trop longtemps hors de Ville-Marie, mais tel n’était pas le cas pour Pierre. Les deux hommes échangèrent un salut amical.

— À mon regret, messieurs, dit le représentant de la justice, je suis obligé de vous déranger. Comme vous le savez, un crime a été commis : l’un des Mandanes, de passage dans nos murs, a été assassiné la nuit dernière. Ses confrères crient vengeance ! Ce sont des alliés que nous voulons conserver, et je suis chargé de découvrir le coupable et de le punir sévèrement. Je ne vous retiendrai pas longtemps ; nous allons procéder tout de suite.

Raffermissant ses lunettes sur son nez, il commença son interrogatoire, tandis que Maître Lanouiller, son clerc, inscrivait rapidement les réponses.

Il est inutile pour nous de reproduire le récit que Joseph et Pierre firent de ce meurtre.

Seulement, quand ils eurent terminé leurs dépositions, un évènement se produisit qui causa une grande surprise à tout le monde, excepté à Lanouiller.

On heurta à la porte du cabinet du juge et lorsque le greffier ouvrit, on lui remit un pli cacheté, que l’on venait de recevoir d’une main inconnue. Cette missive portait le nom du sieur Varin, sub-délégué de monsieur l’Intendant.

On comprendra facilement la stupéfaction de cet homme, en y lisant une accusation directe d’assassinat contre les sieurs Louis-Joseph de la Vérendrie et Pierre de Noyelles.

C’était bien cela ; on accusait ces deux messieurs d’avoir tué le sauvage Mandane.

Le juge ne pouvait en croire ses yeux, et il relut le court billet devant lui. Les termes ne pouvaient être plus précis. On y donnait même un mobile.

— Messieurs, dit le juge, aux deux jeunes gens ; je viens de recevoir cette lettre, laquelle, il est vrai, est anonyme. Je vais vous étonner certainement en vous apprenant qu’on vous y accuse d’être les auteurs du forfait de la nuit dernière.

Pierre et Joseph eurent un geste d’horreur et allaient protester énergiquement contre une accusation aussi infâme, mais le magistrat leur imposa silence d’un signe de la main.

Il continua :

— Je me hâte de vous dire que je n’en crois pas un mot. Votre réputation est trop bien connue pour que je vous soupçonne un seul instant ; sans compter que vous avez des témoins dans la personne de vos serviteurs pour établir votre présence chez M. de Longueuil et votre départ de la belle fête de notre gouverneur, pour rentrer chez vous… mais… (et le juge hésita un peu) mais… voici qu’on vous prêterait un mobile pour ce crime, d’après cette lettre… et je suis sûr que vous devez être curieux de savoir lequel ?…

— Oui, nous sommes très curieux de le connaître, dit Pierre.

— On y dit : le vol d’un secret important.

Et regardant de nouveau le document sans signature, il lut lentement :

« MM. de la Vérendrie et de Noyelles ont lâchement assassiné le pauvre vieillard indien pour s’emparer d’un secret que renfermait une amulette que le sauvage portait suspendue à son cou. Cette chose représentait un aigle noir. Ce secret indique l’emplacement d’une mine d’or, d’une richesse fabuleuse ».

— C’est tout, fit le sub-délégué, en fixant attentivement ses auditeurs. Qu’en pensez-vous ?

Les deux amis se regardaient surpris.

— Monsieur le juge, dit Joseph, s’avançant d’un pas vers ce fonctionnaire ; cette lettre est une infâme machination. Au sujet de cette amulette dont on fait mention, voici ce que j’ai à dire : Après avoir recueilli sur le sol, le sauvage presque inanimé et l’avoir porté dans l’auberge voisine, il revint à la vie. Je connaissais le vieillard de longue date et quand il me reconnut près de lui, il en fut bien aise. Il comprenait que ses heures étaient comptées, et, je suppose, me trouvant alors la personne auprès de lui qu’il aimait le plus ici, il voulut me léguer un supposé secret que cachait une amulette.

Ce talisman qu’il gardait précieusement en souvenir d’un frère aimé, chef comme lui dans la nation des Mandanes, m’a été donné par le mourant.

Personne ne faisait attention au clerc du juge qui écoutait fièvreusement les paroles de Joseph. Si on l’eut regardé, on aurait certainement remarqué son agitation.

— Brossard ne mentait pas, se disait intérieurement Lanouiller.

— Chez moi, en présence de M. de Noyelles, nous avons réussi à ouvrir l’amulette, et…

— Et vous avez trouvé ?… interrompit le juge, profondément intéressé.

Il répugnait à M. de la Vérendrie de dire un mensonge, mais il ne voulait pas non plus livrer son secret.

L’interruption du juge vint fort à propos pour lui permettre de chercher un biais, une réponse équivoque, laquelle ne blessant pas sa conscience, lui fournirait un moyen de se tirer d’affaire heureusement.

Mais il n’eut pas ce trouble.

De Noyelles n’avait pas le même scrupule que Joseph.

À la question ; « Et vous avez trouvé ? » il s’empressa de répondre :

Rien ! Évidemment, monsieur le subdélégué, le pauvre cuivré divaguait, car nous en sommes quittes pour nos frais.

Le fonctionnaire eut l’air désappointé. Tout en croyant à la parfaite innocence des deux hommes sur la question du meurtre, il n’était pas sans ajouter foi à la lettre anonyme pour ce qui touchait à l’amulette.

D’abord, au commencement de son témoignage, M. de la Vérendrie avait passé sous silence le secret du Bison ; venait ensuite la lettre mystérieuse, et tout se déclarait, hors l’existence du secret.

M. de la Vérendrie avait donc intérêt à se taire.

Et une mine d’or !… d’une richesse fabuleuse !… comme le disait le billet.

— Bigre ! pensait le magistrat ; si je pouvais mettre la main sur ce secret !… mais à présent, il n’y a rien à faire !… je vais les congédier, et puis, je les ferai espionner !… Plus tard, nous verrons.

— Messieurs, reprit-il, à haute voix ; je vous remercie beaucoup des renseignements que vous avez donnés à la justice. Je vais m’occuper avec zèle de votre affaire, — il était sincère, — et je ne désespère pas de découvrir le coupable.

Voyant que le juge n’avait plus besoin d’eux, les jeunes gens prirent congé de lui, mais Joseph, se ravisant soudain se tourna vers le magistrat.

— Monsieur Varin, dit-il ; je pense que si vous pouviez mettre la main sur l’auteur de l’écrit anonyme vous auriez trouvé l’assassin de l’ancien chef des Mandanes.

Frappé par ces mots, le juge murmura :

— En effet !… cela se pourrait… je vais y réfléchir !…

C’est Lanouiller qui n’était pas de bonne humeur.

— Diable ! se disait-il ; nous ne sommes guère plus avancé ! Brossard a fait de la besogne inutile, laquelle lui attirera peut-être plus d’ennui que de bien !… Mais, tout de même, son idée était ingénieuse pour forcer le secret des deux gentilshommes.

— Lanouiller !

— Monsieur le juge ?

— Crois-tu qu’il n’y avait rien dans l’amulette de l’Aigle-Noir ?

— Je crois tout le contraire.

— Mais alors ?

— On a dépouillé l’amulette de son contenu, que l’on cache avec soin.

— Une mine d’or !… d’une richesse fabuleuse !… murmura Varin. Je pourrais retourner en France et relever mon castel en ruines… et y couler d’heureux jours !… Haussant la voix, il dit : — Je serais curieux de savoir ce qu’il y a de vrai dans cette histoire.

C’était énoncé avec intention, on le comprend.

— Il y aurait peut-être moyen de satisfaire le désir de monsieur, dit Lanouiller.

— Dis-tu vrai ?… Tu sais, c’est simplement par curiosité et je ne veux être mêlé à rien…

— Ne craignez pas, je vais essayer de vous faire ce léger plaisir sans nuire à personne.

— Bon ! tu es un brave garçon, Lanouiller !

Le juge était dans les bonnes grâces de Bigot, cet être aux sentiments si pernicieux pour le bien de la colonie, et qui semble avoir inculqué ses vices à ses subordonnés, dès son arrivée au Canada. Il ne faut donc pas s’étonner outre mesure si nous voyons Varin si avide de gain.

— Tout de même, se disait son clerc ; c’est une curiosité singulière qu’a monsieur le juge : mais si je mets la main sur le secret de l’amulette, la curiosité du juge ne sera pas de longtemps satisfaite !… Ah ! que ne ferait-on pas pour ce vil métal ! Allons trouver Brossard, qui doit sécher d’impatience de connaître ce qui s’est passé.