Éditions Édouard Garand (p. 13-15).

IV

LE SECRET DE L’AMULETTE

Naturellement, la première pensée des deux gentilshommes fut pour le talisman du Bison dans lequel était enfermé le secret devant les rendre possesseurs de grandes richesses.

L’amulette représentait un aigle les ailes ouvertes et n’était pas sans mérite au point de vue artistique. Le rude enfant des bois qui l’avait façonnée avait dû y consacrer beaucoup de temps, en sus d’un certain talent, pour couper ou sculpter d’un morceau de corne, l’objet qui selon la croyance de son auteur, devait servir de préservatif contre beaucoup de choses plus ou moins redoutables.

Le talisman avait été peint en noir, d’un noir permanent, aussi égal, aussi pur en 1749 qu’à l’époque de sa fabrication.

À l’endroit où se trouvaient les yeux, la tête de l’aigle était percée de part en part, et par ce trou on pouvait introduire un cordon pour suspendre l’amulette au cou.

Joseph la retourna en tous sens mais il ne put découvrir quel en était le secret.

Pierre regardait faire avec impatience ; il avait des fourmis dans les doigts, il lui semblait, lui, qu’il pourrait trouver en moins de temps le mot de l’énigme. Aussi voyant l’insuccès de son cousin, ne put-il s’empêcher de dire :

— Donne-moi donc, Joseph, que j’essaie à mon tour ; peut-être serai-je plus heureux que toi ?

Joseph lui présenta l’objet Pierre l’examina d’abord minutieusement sur toutes ses faces. Avec la pointe d’un petit couteau qu’il pressait dans chaque ligne ou pli gravé sur l’os, il cherchait le moyen de l’ouvrir. Mais ses efforts furent vains.

Il tira sur les ailes, la tête, la queue ; la pièce, tout solide, ne se séparait pas.

Enfin, gagné par le dépit, Pierre dit, en jetant l’amulette rudement sur la table :

— J’en jette ma langue aux chiens !… Peste soit du vieux Mandane et de son talisman !…

Mais quelle ne fut pas sa surprise en voyant un petit morceau d’os s’échapper de la base de l’amulette, ronde à cet endroit. Il la reprit vivement et aperçut par l’orifice ainsi révélé, un petit rouleau serré lequel, déroulé à la lumière, donna trois morceaux ténus d’écorce de bouleau, d’environ trois pouces carrés.

Qu’étaient ces feuilles minces, si bien cachées par le Bison et qu’un coup de hasard venait de faire découvrir ?

Les deux amis en prirent une, qu’ils étudièrent ensemble.

Ce morceau offrait une petite carte du dessin ci-dessous.[1] Une particularité qu’ils remarquèrent, au premier coup d’œil, fut la couleur de l’encre ou du liquide qui servit à la confection de la carte. On eut dit du sang !

Joseph, le premier, rompit le silence, et dit :

— Voici une rivière qui doit être importante. Quelle singulière configuration du pays. Une fois vu, il n’y a pas à craindre de l’oublier.

— Tu m’as dit, je crois, que ton père se proposait de remonter la grande rivière, au nord du lac des Prairies, dans sa prochaine expédition à la découverte de la mer de l’ouest, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Joseph ; la route n’est pas aussi belle que celle du sud, que nous connaissons ; il a l’intention de s’aventurer plus au nord.

— Eh bien ! cela fera justement notre affaire. Nous irons par le nord, et si nous ne sommes pas sur la bonne voie, nous descendrons au sud. En ouvrant bien les yeux nous trouverons peut-être ce coin de terre, en suivant les Montagnes Rocheuses du nord au sud.

— Je vois sur la carte « La pipe » ; c’est assez ressemblant avec une pipe, n’est-ce pas ?

— C’est une montagne, sans doute.

— Probablement. Mais pour la confection de cette carte, l’auteur a dû grimper dans un arbre de haute taille et, esquisser de là l’aspect de la contrée.

— Vois donc cette marque et ce « G », dit Pierre. Quelle interprétation donner à ces signes ?… Penses-tu que ce soit l’endroit du trésor que nous avons à chercher ?

— Cela se peut. Cette lettre a une signification certainement importante, mais je ne puis que conjecturer…

— Peut-être sa cachette ? un trou, une grotte ?… Tiens ! ça doit être ça, une grotte !

— Puis, il y a les jumelles. Ce sont deux buttes, peut-être… Ensuite, nous venons à la montagne Ronde, et après, aux Crocs !…

— Brrr !… des Crocs ! dit Pierre, en interrompant son ami ; ne trouves-tu pas que cela donne un peu sur les nerfs ?…

— Voyons l’un des autres papiers de bouleau, dit Joseph. Il prit un carré de dimension semblable au premier.

— Tiens ! c’est la « Pipe » en détail, remarqua Pierre.

— Sans doute, et c’est probablement la solution du mystère qu’elle comporte. L’autre dessin donne une description générale du pays, afin de pouvoir se reconnaître et retrouver le trésor. Celui-ci est plus détaillé, c’est, qu’il a plus d’importance.

Les deux hommes étudièrent en silence la seconde esquisse.

Puis, ils examinèrent le troisième ; celui-ci ne contenait que quelques mots.

— Il était sage et prudent, dit Pierre, et si nous profitons de sa découverte, je lui promets de ne pas l’oublier. Nous ne pouvons qu’une chose pour lui : faire un don à quelque institution religieuse et obtenir, à titre de bienfaiteur, des prières spéciales pour le repos de son âme.

— Tu as bien pensé, dit Joseph, en tapant amicalement de sa main sur l’épaule de son ami : je t’en félicite ! J’y songeais aussi, moi, et je me disais que je n’aurais pu jouir de ces biens, de cet or — si nous en trouvons — sans penser au pauvre garçon qui meurt si tristement, alors qu’il croyait voir la fortune lui sourire.

— Nous savons maintenant à quoi nous en tenir au sujet du secret du Bison… Nous sommes décidés à aller chercher cet or qui nous attend là-bas, à l’extrême ouest, et la Providence semble nous favoriser. Ton père, M. de la Vérendrie reçoit mission de procéder à la découverte de la mer de l’Ouest et il va se remettre en route bientôt ?

— À l’ouverture de la navigation, dès le printemps prochain, répondit Joseph.

— Toi, c’est décidé : tu feras partie de la nouvelle organisation, mais moi ?… je n’en suis pas encore, et j’aimerais beaucoup à en être.

— Ne crains rien à cet égard, mon cher, je me fais fort de te caser dans notre troupe ; et je serai bien content de t’initier aux charmes de la vie aventureuse, qui sera la nôtre dans quelques mois.

— Combien serons-nous de temps absents de Ville-Marie ? Le sais-tu ?

Joseph se recueillit et calcula mentalement la durée de leur absence :

— Probablement trois ans !… pas moins, peut-être davantage.

— Eh bien ! Je dis que je ne vais pas perdre une seule occasion de m’amuser, d’ici au moment du départ… me créer, en quelque sorte, une foule de tendres souvenirs pour occuper mon esprit, quand le soir, aux haltes que nous ferons, je fumerai, silencieux et rêveur, près du feu du camp.

— Tu vas donc essayer de revoir l’aimable brunette du bal de M. de Longueuil ?… Prends garde ! Si tu succombes devant le dieu de l’amour, tu n’auras plus la force de venir avec nous.

— Sois en repos là-dessus, mon cher chevalier… mon cœur ne s’embrase pas aussi facilement… ni pour Mlle Boucher de la Périère, ni pour Mlle de Montigny, si charmeuses qu’elles soient.

Et il donna à cette dernière phrase une intonation taquine, à l’adresse de M. de la Vérendrie.

— Y a-t-il longtemps que tu connais Mlle de Montigny ? demanda Joseph à son compagnon.

— Oh ! oui ; depuis plusieurs années…

— Autant que cela ?

— Ce n’est pas si long. Pourquoi t’exclamer ainsi ?

— C’est que je suis très étonné que tu n’aies pas brûlé de l’encens à son autel !… que l’on ne te compte pas au nombre de ses adorateurs !…

— Eh bien ! pour être franc avec toi, je vais t’avouer que j’ai essayé de brûler de l’encens comme tu dis si joliment, aux pieds de cette petite divinité blonde, mais j’en ai été pour mes peines…

Joseph eut un moment de gaieté, mais Pierre continua imperturbablement :

— Je me suis vite consolé… pas même versé une larme… Je me disais qu’il y en avait beaucoup de plus belles qu’elle, et…

— Arrête ! s’écria Joseph, en riant ; arrête ! tu blasphèmes !…

Mais en souriant, Pierre acheva ce qu’il voulait dire :

— …Et puis d’ailleurs ! tu sais, moi, je n’ai jamais été bien fol pour les yeux bleus !…

— Faisons la paix, dit de la Vérendrie, et tu y gagneras, car j’attaquerais ton idole aux yeux noirs.

En riant, ils se donnèrent la main et conclurent un armistice de quelques heures, car l’incorrigible de Noyelles ne pouvant réprimer son humeur gouailleuse bien longtemps, était sûr de revenir à la charge bientôt.

Joseph ramassa les petits papiers, cartes et textes, qu’il roula et glissa dans la cavité de l’amulette, puis, après l’avoir bien fermée, la mit dans la poche de son habit.

— Si tu veux, Pierre, nous dirigerons nos pas vers l’auberge où repose la dépouille mortelle du chef sauvage.

— J’allais te le proposer, dit Pierre.

Au même instant, un grattement se fit entendre à la porte de la chambre de Joseph et, sur la réponse de ce dernier, un domestique entra, portant une missive à son adresse.

Joseph la prit et la lut.

Elle était du sieur Varin, sub-délégué de l’intendant, ou, si on trouve cela plus clair, du juge de Ville-Marie, le priant de passer à son bureau pour déposer ce qu’il savait du meurtre commis la nuit précédente sur la personne du Mandane, le Bison.

Les deux amis s’y rendirent à l’instant.


  1. Note de Wikisource : La carte mentionnée est absente du fac-similé du présent ouvrage. Toutefois, elle est présente dans la version d’origine de cette œuvre : Le cadet de la Vérendrye, du même auteur, parue en 1897. Cette carte est reproduite ci-après.