H. Daragon (p. 74-113).
VI
 
La Messe shatanique
 

La messe noire est une messe ordinaire, célébrée à la gloire de Shatan. Le sacrifice de la messe est un acte magique par lequel l’officiant force Dieu à descendre sur la terre ; ce qui différencie uniquement la messe noire de la messe ordinaire, c’est que dans celle-ci le Concile de Nicée décida de se contenter du simulacre de la Présence, tandis que dans celle-là la présence du Dieu — Principe de vie — doit être réelle, ce qui fait que le ciboire y est remplacé par la croupe, le ventre ou les organes génitaux d’une femme nue, et que l’on arrose de sang cet autel.

J’ajouterai, et vous l’admettrez aisément, que l’on n’y use pas du signe de la croix dont l’unique objet est de chasser les démons !

… De mon livre Chez Shatan — aujourd’hui épuisé — j’extrais, ces lignes :

La scène se passe dans l’intérieur d’un chanoine shataniste ; une jeune femme, légèrement écervelée, lui a donné cent francs pour qu’il célèbre une messe noire sur son ventre. Elle est accompagnée de son amant, Nicolas, et d’une marchande à la toilette.

En attendant la messe on cause :

— Célébrez-vous souvent des messes noires, avez-vous beaucoup de clients ?

— Pas mal, Madame. Nous ne sommes plus, hélas ! au temps où la Païva faisait célébrer une messe noire sur son ventre chaque semaine, où le Chef de l’État, Napoléon III, mandait un chanoine aux Tuileries pour dire, également, des messes noires, ni au temps où Barbey d’Aurevilly et le très catholique Verlaine, et Maupassant, et Rops, et Baudelaire, et Villiers de l’Isle-Adam assistaient à cette cérémonie ! Aujourd’hui, à peine prononce-t-on le nom d’Anatole France… Néanmoins, il y a encore des amateurs : j’ai dit des messes noires pour feue Mademoiselle Wanda de Boncza, entre autres.

« J’ai souvent, aussi, comme clients, de riches étrangers auxquels des policiers font les honneurs de « la tournée des Grands Ducs », c’est-à-dire auxquels ils montrent toutes les curiosités de Paris.

« En somme, les affaires ne vont pas mal, je n’ai pas à me plaindre.

— Il y aura toujours des amateurs l C’est si difficile à une vulgaire personne de faire le bien ou le mal !

— C’est plus facile au prêtre qui, pour damner ses paroissiens, n’a qu’à ne pas consacrer l’hostie lorsqu’il célèbre la messe !

« Je prépare moi-même les hosties dont je me sers. Un des collègues de Madame, j’entends une femme experte ès-avortement, me fournit les fœtus qui remplacent les enfants que je ne puis, à notre époque trop civilisée, égorger vivants. De ces fœtus je fais une pâte que j’humecte de sang menstruel fourni par la même personne, et de sperme ; puis, je mêle cette pâte à des cendres provenant du four crématoire du Père Lachaise et avec cette mixture je confectionne mes hosties.

« Vous voyez que vous pouvez avoir confiance, je ne vous vole pas 1 Mes hosties sont propres à recevoir la Vie !

« Passons.

« Tenez, prenez ces deux chaises, mettez-les au milieu de la pièce. Bon. Maintenant, pénétrez dans la salle voisine, et aidez-moi à apporter ici le matelas qui s’y trouve.

Ils apportèrent un mauvais matelas, le posèrent sur les deux chaises ; puis, le chanoine le recouvrit d’une étoffe noire prétentieusement frangée d’argent, et, à une extrémité, plaça un oreiller également noir.

Cela fait, il débarrassa le fourneau des fioles et cornues qui l’encombraient, donna un léger coup de plumeau, étendit un linge noir…

… Passons. La jeune femme, toute nue, se couche sur le matelas. Et le prêtre, nu aussi, seulement vêtu d’une chasuble, commence le Sacrifice. Bientôt, il murmure, sincère en ce moment parce que l’on a moins peur de blasphémer sincèrement que de blasphémer hypocritement, parce qu’il est des choses dont la seule excuse est la conviction :

— Shatan, bon Shatan, tu ne nous trompes pas, toi ! tu tiens tes promesses, tu fais honneur à ta signature, à tes marques, à ta griffe ! tu ne promets pas le ciel pour ne pas le donner, tu promets les enfers et tu les donnes, tu payes comptant, tu n’attends pas les au-delà de la mort, tu payes pendant la vie ! Shatan, bon Shatan, juste Shatan ! Tu incendies l’Opéra-Comique, le Bazar de la Charité, le Métropolitain, tu lances les Japonais sur les Russes, tu diriges les grèves, tu jettes les ouvriers en pâture aux patrons, tu engraisses les Rothschild, les Camondo, les Cahen, les Oppenheim, les Dreyfus, les Vieil-Picard, les Ephrussi, tu manigances le Banama, tu assassines le doux Président Carnot et tu laisses vivre le tzar rouge Nicolas II, tu armes les fusils de son armée pour qu’elle tire sur son peuple, bon Shatan, mauvais Shatan, tu engloutis la Martinique, tu télescopes un train du dimanche à Vincennes, Shatan, tu coules le Titanic !

« Tu es le vainqueur, tu triomphes, Shatan, mais, tu triomphes modestement, sans pompe, sans lumière, sans musique, tu n’es point orgueilleux, tu détestes le luxe, Shatan des humbles ! Tu es plus fort que Dieu, ton règne est arrivé, le sien n’arrivera jamais, et ton règne durera toujours ! Toi es l’Absolu. Il ne saurait y avoir deux Absolu : donc, toi es le Seigneur. Et l’autre c’est l’esclave, le faible Dieu obligé de se venger, le Dieu inclément qui, par peur, menace sans cesse de sa colère et de ses foudres, le Dieu qui incendia Gomorrhe, qui brûla sa fidèle Jeanne d’Arc, le Dieu intolérant qui imposa le péché originel, le Dieu des Jésuites et des intrigues du Vatican, le Dieu des petites sœurs gardes-chiourmes à St-Lazare et au très prisons, le Dieu de l’Inquisition, le Dieu bateleur, faiseur de miracles, marchand de bénédictine, d’indulgences, de titres de noblesse et de décorations, le Dieu qu’on saoulé d’encens, d’or, de lumières et de chants, le Dieu de Lourdes ! Tu aimes trop l’argent, Dieu de Saint Antoine de Padoue qui fais retrouver les clés perdues !

« Et toi, Jésus, toi qu’en ma qualité de prêtre je force à descendre dans cette hostie et à y demeurer emprisonné, toi, fils de Joseph, fils du Boubouroche de Bethléem, Jésus, l’ami de Marthe et de Madeleine, Jésus qui disais : « Aimez-vous les uns les autres » et ne voulais pas voir ta propre famille, je t’ordonne de nous servir, de nous aider de ta faible puissance, de mettre tes maigres forces à la disposition de notre Maître Shatan !

Il y eut un silence.

Le prêtre reprit, en s’inclinant profondément :

— Shatan, le sang menstruel contenu dans ce calice est vraiment le sang, la cendre d’enfant dont cette hostie est faite est vraiment le Corps.

« Per ornnia sæcula sæcnlorum. Pater noster qui non es in cælis, advenit regnum tuum. Non libera nos a malo. Amen. Je romps l’hostie.

Et, tenant précieusement entre le pouce et l’index de sa main droite l’hostie rompue, il la porta successivement aux lèvres de Marcelle, aux aisselles, aux pointes des seins, la posa sur le bas du ventre, l’y abandonna…

La jeune femme tressaillait, le manège avait dû la chatouiller, de longs frissons montaient et descendaient sa nudité, ses bras tremblaient, son visage pâlissait.

Le Mystère allait s’accomplir…

Le Chanoine rougissait. Ses affreuses jambes flageolaient.

Alors, il saisit le calice plein de l’immonde liqueur, et, goutte à goutte, de très haut, la laissa tomber sur l’hostie. Les gouttes s’aplatissaient, rejaillissaient, maculaient la peau blanche, leur contact piquait la femme-autel, lui arrachait de petits cris.

Le Mystère s’accomplissait…

— Shatan, murmurait l’homme, Shatan, ne pardonne pas, demeure sans pitié, n’apporte pas la paix. Je suis digne de toi, je suis digne de toi, je suis digne de toi !

À ce moment, se releva le devant de sa chasuble tourné vers Marcelle, et, presque aussitôt, l’hostie fut à nouveau mouillée.

Le Mystère s’était accompli…

… Nous garantissons la fidélité de cette description. Rien d’exagéré, rien de changé : ce sont de véritables photographies.

Les documents suivants sont encore parfaitement authentiques : ils nous sont fournis par les Archives de la Bastille. Ce sont des procès-verbaux, des pièces de procédure, interrogatoires, jugements, etc.

 
Interrogatoire de Leroyer
 

Du 13 juin 1680, à Vincennes…[1]

— Il est vrai que la Simon lui a dit que lorsque la Filastre était sur le point d’accoucher, elle avait signé un écrit avec Laboissière, par lequel ils donnaient l’un et l’autre au diable l’enfant dont elle devait accoucher ; qu’après l’accouchement, on avait pris de l’arrière-faix sur lequel il avait été fait quelques impiétés.

— S’il n’est pas vrai que Simon lui dit aussi qu’un prêtre de Saint-Denis avait dit la messe sur l’arrière-faix ?

— Oui, mais elle ne lui nomma pas le prêtre, qu’elle lui dit être de Saint-Denis, et s’il eût été homme à faire telles impiétés l’on n’aurait pas été chercher un prêtre à Saint-Denis pour cela…

— S’il n’est pas vrai qu’elle lui a aussi parlé d’une messe qui avait été dite dans la chambre de maître Jean, portier des Quinze-Vingts.

— Il le connaît et l’a vu plusieurs fois chez la Filastre, et Simon lui a bien dit qu’il avait été fait quelque chose chez lui, sans dire quoi, et même qu’il avait fallu payer ce qui était dû à un cabaretier pour du vin pour lequel il avait répondu, et pour l’empêcher d’en parler, mais ne lui a pas dit autre chose, sinon que Lepreux avait même donné 20 écus pour cela… Il s’est souvenu que la Simon lui apporta une fois chez Filastre, et dans ses Heures, sans la toucher, une hostie qu’il prit et qu’ilt bénit comme il aurait bénit du pain ; sur ce, elle lui dit qu’il fallait la donner à la femme de Lacoudraye, de crainte que son mari et Filastre lui fissent du mal ; et il lui demanda avant cela si l’hostie était consacrée, sur quoi, elle lui dit qu’elle ne l’était pas ; mais, quand par malheur, elle l’aurait été, il-sait bien qu’il n’y fit rien qu’il n’eût pu faire sur le corps de Notre-Seigneur. Et fut l’hostie laissée dans les Heures de Simon, et ne sait point ce qu’elle en fit après. Ne se souvient point si ce fut dans la chambre de la Gautier ou de la Filastre que cela fut fait, ni quelles autres personnes étaient présentes.

— Ce que Simon lui a dit de Lepreux ?

— Il ne s’en souvient pas ; et depuis a dit qu’elle lui a dit que Lepreux avait un génie, et qu’il promettait de le lui donner, mais qu’il fallait pour cela qu’elle donnât au diable la créature dont elle était alors enceinte ; et sur la proposition que Lepreux lui en avait faite, elle vint lui en parler et lui demander s’il y voulait consentir, sur quoi, il lui dit qu’elle n’était point enceinte de ses œuvres, et que, quand cela serait, il ne pouvait pas entendre à une telle proposition. Il peut y avoir trois ou quatre ans ; il s’en alla en province et ne sait pas autre chose.

— S’il connaît Lalande ?

— Oui, et il venait voir la Chevallière et la Simon, et Simon lui a dit qu’il avait le même dessein que Filastre d’avoir un génie, et qu’elle Simon lui avait promis qu’elle en parlerait à Lepreux.

— De qui elle lui a dit qu’elle avait appris toutes les impiétés qu’elle savait ?

— Elle lui a dit que Lepreux les lui avait apprises, et lui avait montré au commencement à regarder dans le verre, et depuis lui avait mis toutes ces autres choses dans l’esprit, et qu’elle s’y était engagée par les sollicitations de la Filastre…

 
Interrogatoire de Cotton
 

15 juin 1680.

Jacques-Joseph Cotton, natif de Paris, prêtre habitué à Saint-Paul, âgé de quarante-quatre ans ou environ, demeurant dans le cloître de Saint-Paul, maître des petites écoles de la charité de la paroisse…

— S’il n’est pas vrai que, lorsqu’il fut du côté de Melun avec Laboissière, elle, un autre homme et une femme, il fit des conjurations dans une cave, en leur présence ?

— Oui, et Laboissière et Lacoudraye l’ayant pressé pendant quinze jours d’y venir, ils y furent ensemble et avec une autre femme dont il ne sait point le nom, et c’était pour faire paraître le diable et faire pacte avec lut. Laboissière et lui firent un cercle au milieu de la cave où elle disait qu’il y avait un trésor, et elle alluma des bougies qu’elle mit dans la cave, au coin du cercle, et il se mit dans le cercle et récita les paroles d’une conjuration qu’elle lui avait donnée pour cela. Il n’avait que son surplis lors, et une étole à son cou. Lacoudraye et la femme étaient à la porte de la cave, et ne sait pas ce qu’ils faisaient.

— Si c’était la même conjuration que celle qu’il eut de Laboissière pour la dire pendant la messe dont est parlé ?

— Non. et elle en avait tous les jours de nouvelles.

— Quelle était la conjuration qu’il fut faite dans la rue de Jouy, chez un médecin ?

— C’est une conjuration pour faire paraître le diable, et c’était un médecin ou un chirurgien qui avait désiré cela de lui, et il n’y fut point fait d’autres cérémonies pour cela que ta seule conjuration qu’il récita ayant son étole à son cou, et il fut fait quelques aspersions, et ne sait par qui, et ce fut cet homme qui lui mit entre les mains la conjuration, et Babet de Vaux était aussi présente. Il a écrit des conjurations pour Lalande et quelques traités avec le diable, pour lui, pour Laboissière et pour d’autres personnes, qu’elle lui a fait écrire. Sait bien aussi que Lalande lui a mis quelque chose entre les mains, mais ne peut dire quoi ; il est vrai qu’ils lui firent dire un jour une messe dans l’église des Quinze-Vingts, à cinq heures du matin, sur deux figures de cire qu’ils lui donnèrent pour cet effet, et ils étaient tous deux ensemble en l’église des Quinze-Vingts, et l’heure de cinq heures fut prise de concert, afin que personne autre qu’eux ne vît ce qui serait fait à la messe, et s’étaient assurés de maître Jean, portier des Quinze-Vingts, qui leur donna la chapelle et les ornements pour être dite la messe par lui. Les figures qui étaient pour faire mourir furent mises sur l’autel pendant la messe, et ne peut dire quelles étaient les personnes que l’on voulait faire mourir ; ils disaient aussi qu’il y avait des figures pour faire aimer ; et maître Jean fut aussi présent à la messe ; ne sait s’il y resta pendant toute la messe, parce qu’il allait à la sacristie. Il est vrai que Lalande lui a donné d’autres fois des poudres pour dire la messe dessus…

— S’il n’est pas vrai que Lalande lui a demandé des hosties consacrées, et ce qu’il lui disait qu’il en voulait faire ?

— Lalande lui en a demandé, mais il ne lui en a point donné, et il lui disait que c’était pour faire des conjurations, et afin qu’elles fussent plus fortes.

— S’il ne sait pas qu’il a été fait quelque impiété pour Filastre, et quelque temps après qu’elle fut accouchée ?

— Madame Arnoul, qui est la mère des Debosse, lui a dit qu’après l’accouchement de Làboissière, on avait dit la messe sur un arrière-faix, qui avait été consacré par un prêtre en disant la messe dans l’église de l’Ave-Maria. Ne sait point s’il ne se confond point du lieu où fut consacré l’arrière-faix ; mais ayant oui parler d’un arrière-faix consacré, et aussi de quelque chose qui avait été fait dans l’église de l’Ave-Maria, il ne peut dire précisément si Arnoul lui dit que c-était dans l’Ave-Mana que l’arrière-faix avait été consacré, ou dans quelque autre église…

— S’il ne sait pas que Laboissière a voulu se défaire de Dufayet et le faire assassiner ?

— Sa mère lui a dit que Cotton, son frère, avait été recherché pour cela, mais qu’il n’avait pas voulu y entendre, ni retourner chez Laboissière, où la proposition lui avait été faite, et ne sait point par qui elle a été faite à son frère.

 
Interrogatoire de Lalande
 

15 juin 1680.

François de Lalande, âgé de quarante ans, natif de Verguet, au Maine, demeurant rue des Ciseaux.

— S’il n’a pas assisté à une messe qui a été dite chez maître Jean la nuit du jeudi au vendredi saint par Cotton, prêtre ; pour quel dessein ?

Oui, c’était pour obliger l’esprit à signer un papier pour lever des trésors. Quand il entra dans la chambre, les ornements y étaient, et une table pour servir d’autel avait déjà été préparée, et ne sait par qui ; et la Durenant y était aussi bien que Cotton, avant qu’il y arrivât, et ne peut dire si Lecourt n’y était pas.

— Qui répondit à la messe de Cotton ?

— Ce fut lui et Durenant, tenant chacun un cierge allumé pendant la messe ; les cierges étaient de cire blanche, et ne sait point s’il avait été fait quelque chose à la cire.

— Ce que Cotton lui dit qui devait s’ensuivre de la messe ?

— Il ne lui dit autre chose, sinon que l’on croyait que l’esprit viendrait.

— S’il ne fut pas fait quelque invocation de démons pendant la messe ?

— La messe se disait bien à cette intention, mais il n’a point entendu faire d’invocation.

— Si la messe fut dite à l’ordinaire ?

— Oui, et après l’élévation de l’hostie et le temps ordinaire, il croit que Cotton consomma l’hostie.

— S’il n’a pas fait dire quelques autres messes par Cotton, entre autres une à cinq heures du matin, dans les Quinze-Vingts ?

— Ce ne fut pas lui qui la fit due, mais il est bien vrai qu’il y assista ; la Durenant y était aussi, et ne sait point s’il y avait d’autres gens…

— Pourquoi étaient faire deux figures de cire qui furent mises sur l’autel, à cette messe ?

— Il n’y fut point mis de figures de cire, mais bien deux pains de cire dont furent faits les cierges qui servirent depuis à la messe qui fut dite chez maître Jean par Cotton.

— Si les figures de cire ne furent pas mises sous le corporalier et sur l’autel pendant que Cotton dit la messe ?

— Il ne sait point qu’elles furent mises sous le corporalier, mais bien sur l’autel.

— S’il ne lui a pas fait écrire aussi quelque traité avec le diable ?

— C’était cela même qu’il a fait écrire à Cotton, et ne lui a point fait écrire d’autres conjurations.

— Quelles étaient les paroles du pacte ?

— C’étaient des paroles pour faire obéir l’esprit.

— Si ce n’était pas par le ministère du prêtre que l’esprit devait obéir, et si le prêtre ne disait pas la messe sur le traité et sur la conjuration ?

— Il croit bien que c’était pour dire la messe dessus, et l’on mettait le traité sur l’autel ; et depuis a dit qu’il ne sait pas seulement si le traité était sur l’autel…

— S’il n’a pas eu connaissance de quelque traité qui devait être fait pour donner au diable l’enfant dont la Durenant était lors enceinte ?

— Oui, et c’est la Simon qui le lui dit, et à laquelle il dit aussi qu’il fallait faire brûler Durenant. La Simon lui a fait dire une conjuration chez maître Jean pour invoquer un esprit ; mais elle n’y était pas. Il y avait une bougie de poix noire et trois autres bougies blanches autour d’un cercle de tonneau en triangle, et lui assis au dehors du cercle.

 
Interrogatoire de la Filastre[2]
 

Du 21 juin 1680, à Vincennes.

— Si elle, outre la messe qui fut dite chez maître Jean, n’a pas fait dire une messe dans l’église des Quinze-Vingt s, à cinq heures du matin, par Cotton, prêtre ?

— Elle ne se souvient point que la messe ait été dite dans les Quinze-Vingts, croit que c’est dans Saint-Paul ; mais il est vrai que quand la messe fut dite dans la chambre de maître Jean, elle en a fait dire une autre à cinq heures du matin à Saint-Paul, ou dans l’église des Quinze-Vingts…

— Si elle n’a pas fait écrire des conjurations et des traités par Cotton, lesquels traités étaient faits avec le diable ? S’il n’est pas vrai qu’elle en a fait dire, entre autres, une sur des figures de cire pour faire mourir la femme de Lacoudraye ?

— Elle n’a jamais fait qu’une seule figure de cire qui fut faite chez Cotton, et elle est restée pendant neuf jours chez lui, où elle allait tous les jours, et la figure était pour l’amour… Elle lui a donné des poudres pour dire la messe, et n’a point assisté aux messes, sinon une fois qu’elle entendit sa messe comme il la dirait pour les enfants de la paroisse, et les poudres étaient poudres de Gallet.

— Si elle n’a pas aussi porté des poudres à Cotton, pour le même sujet, de la part de madame Chappelain ?

— Oui, et c’était par son ordre.

— Si elle lui a rendu les poudres après les avoir retirées de Cotton, et si elle ne lui a pas dit qu’il avait dit la messe dessus ?

— Tout cela est véritable…

— S’il n’est pas vrai que la nuit du jeudi au vendredi saint, qu’elle fit dire la messe chez maître Jean, elle, Lalande, maître Jean et Lecourt soupèrent tous ensemble chez maître Jean ? Ce qu’ils firent après avoir soupé ?

— Ils attendirent l’heure pour la messe, et ils dressèrent l’autel, et Cotton se jeta sur un lit en attendant l’heure.

— S’il n’apporta pas le calice qui servit à la messe ? — Oui, et le surplis fut pris dans les Quinze-Vingts.

— S’il n’est pas vrai qu’elle donna à Cotton une autre fois des saintes huiles, pour baptiser une figure de cire qu’elle lui porta ?[3]

— Il est bien vrai qu’il en fut parlé par elle à Cotton.

 
Déclaration de labbé Guibourg
 

Du 8 juillet 1680, à Vincennes.

Ayant commencé à nous reconnaître la vérité et voulant continuer de l’éclaircir autant qu’il dépendra de lui, il croit devoir, pour la décharge de sa conscience et pour arrêter le cours d’un grand désordre qui est en pratique depuis longtemps, déclarer, comme il fait, que Debray, garde-du-corps et gendre d’un chirurgien, demeurant rue du Temple, vint le trouver à Montlhéry, il y a douze ou treize ans, le mena dîner avec lui, et lui donna un louis d’or pour avoir de lui une copie d’un petit livre manuscrit où étaient plusieurs conjurations ; après, il l’obligea de venir à Paris, et le mena dans une maison de la rue de la Pelleterie, chez un tailleur appelé La Coudraye, archer du guet, où Debret et Degennes, qui demeure dans l’île de Notre-Dame, sous l’arcade, et homme d’épée, lui portèrent les ornements nécessaires et ce qu’il fallait pour dire la messe, qu’ils lui firent dire dans une chambre pendant neuf jours, sur un livre qu’il mit sous le calice, disant la messe. Et après cela, il leur donna le livre. La Coudraye répondit à ces messes ; ils lui donnèrent, pour ce qu’il avait fait, une soutane et une soutanelle, et le nourrirent pendant tout le temps. Les messes furent toutes dites pendant les neuf jours, à sept heures du matin. Entre les deux élévations, il récita la conjuration qui est dans le manuscrit, pour en faire la consécration.

Il n’a point vu depuis ce temps-là Debray ; mais il n’y a pas deux mois qu’il parla à Degennes ; et pour savoir tout le cours de ce malheureux comme ce, il faut s’adresser à Deschault, qui en est le courtier et l’entremetteur, et qui va chez les uns et chez les autres pour faire les allées et venues qui sont nécessaires pour ces sortes d’affaires. Deschault loge présentement chez Lottinet, et c’est lui qui lui a donné la connaissance de la David.

Un jour, la David, Odot, appelé le grand Odot, et un autre homme qui a été depuis pendu pour fausse-monnaie, vinrent le trouver chez lui, à Saint-Denis, et le menèrent au cabaret, où il fut fait un grand cercle[4] dans une chambre, dans lequel il porta une aube à la prière d’Odot, et de laquelle Odot se revêtit et lut lui-même la conjuration par trois fois, parce qu’il dit que lui Guibourg, ne lisant pas bien son écriture, pourrait faire des fautes, La David et l’homme qui était un fripier, étaient présents, et lui, Guibourg, a donné à David des poudres pour l’amour, lesquelles il avait mises sur l’autel, en disant la messe ; et outre cela, lui a donné des caractères pour le jeu.

Lalande le vint trouver è Paris, où il lui proposa de le venir voir à Versailles, où lui Guibourg était habitué, et de vouloir dire trois messes à l’heure de minuit, dans la chapelle de Saint Antoine-du-Buisson, qui est proche de Versailles, et dont il était seul maître. Sur quoi, il lui dit qu’il verrait à cela, et qu’il eût à l’y venir trouver. Mais Lalande, à qui l’on avait donné de l’argent pour cela, mangea l’argent et ne vint point le trouver. Il lui avait dit que l’intention des personnes qui faisaient faire l’affaire était pour se faire aimer des grands, et de cela il peut y avoir trois ou quatre ans. Depuis, Lalande ne lui a plus parlé de cette affaire, quoiqu’il lui ait parlé de plusieurs autres, et même qu’il lui ferait voir quelque chose de beau ; et il composait lui-même des conjurations.

De Joignes, sergent au Châtelet, et gendre de Pasquier, marbrier, vint le trouver, il y a treize ou quatorze ans, à Monthléry, où il lui apporta un livre de conjurations pour dire la messe dessus, laquelle messe il dit dans la chambre en plein jour, et à laquelle de Joignes répondit ; il dit à l’ordinaire la conjuration entre les deux élévations ; et il y a environ deux ans que de Joignes lui apporta aussi une petite figure, qu’il croit être de cire, enveloppée dans du papier où il y avait de récriture faite avec du sang de Joignes, à ce qu’il lui a dit, et sur laquelle figure il dit pareillement la messe dans les Convalescents, rue du Bac, au faubourg de Saint-Germain ; de Joignes répondit, et était lors la figure sur l’autel, à côté des corporaux, et sur laquelle fut dite aussi la conjuration par lui, entre les deux élévations, et il eut 15 sous de Joignes pour la messe, et à déjeuner, quoique dans ce temps-là il eût un décret de prise de corps contre de Joignes qui lui avait volé son cheval à Montlhéry ; déclare de plus que Lalande lui a dit qu’il avait un miroir[5] par le moyen duquel et d’une conjuration il connaissait si un malade devait mourir, et si une personne en voyage devait bientôt revenir.

 
Interrogatoire de la fille Voisin
 

Du 22 août 1860.

— … Elle n’a vu faire aucune cérémonie, sinon une fois ; elle demeurait en ce temps-là chez Lefort, fruitière, vis-à-vis Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, à un quatrième étage ; elle trouva un autel préparé, une croix et des chandeliers avec des cierges allumés, et qui avaient servi à une messe dite qui venait d’y être dite par Guibourg, qu’elle y trouva aussi ; et la messe avait été dite sur le ventre de sa mère, à ce qu’elle lui dit.

— S’il y a longtemps qu’elle n’a vu Papillon ?

— Peu de temps avant la prise de sa mère, elle lui a entendu dire qu’il était mort, ne peut dire comment ; mais sa mère et Delaporte étaient d’ordinaire avec lui, et allaient bien souvent chez lui, dès les quatre heures du matin, soit en hiver, soit en été, et c’était lui qui faisait des cierges qui servaient à dire des messes sur le ventre ; ils étaient faits de cire jaune neuve, avec de la graisse de pendu ; et outre cela, il y avait un billet tortillé dans la mèche ; et elle a vu faire de ces sortes de cierges chez elle, par Papillon, et Margot leur servante l’a vu aussi.

… Elle a assisté à deux messes par l’ordre de sa mère, et elle a vu le Prieur deux autres fois sortir de la petite chambre, à côté de celle de sa mère, revêtu de sa chasuble et entrer dans la chambre pour y dire deux autres messes en différents jours, auxquelles elle n’assista point, mais avait aidé à préparer l’autel et choses nécessaires pour la messe.

L’autel se faisait sur des sièges, sur lesquels on mettait un matelas ; la femme sur le ventre de laquelle la messe devait être dite était mise toute nue, les jambes pendantes en bas, et ayant la tête renversée sur un oreiller qui était posé pour cela sur une chaise renversée, et après qu’il avait été mis un linge ou une serviette sur le ventre de la femme, l’on y mettait la croix sur l’estomac et le calice sur le ventre ; y avait aussi à côté des cierges allumés, qui étaient posés sur des sièges ; et a vu dire de cette sorte de messes deux fois au Prieur, lesquelles il disait à l’ordinaire et comme on a accoutumé de les dire, à la réserve qu’au temps de l’élévation du corps de Notre-Seigneur, Guibourg disait les noms des personnes pour qui cela était fait, et avait aussi un livre écrit à la main, qui lui servait à la messe. Delaporte et Pelletier ont assisté et répondu à de ces sortes de messes chez elle.

 
Déclaration de la Joly
 

1er mai 1681, à Vincennes.

Peu de temps après que Méline l’eut connue, et qu’elle fut venue avec elle, Méline la mena chez Deschault, dans la rue du Temple, où il demeurait lors à une troisième chambre, chez un savetier, et où ils trouvèrent sa femme, et un grand prêtre de fort méchante mine, appelé Meignan, et après avoir parié ensemble de trésors et de livres, et que Meignan eut dit qu’il en avait un admirable, et que même ils avaient travaillé au trésor de Saint-Laurent, il lui dit que si elle voulait se liguer avec lui, ils feraient ensemble de bonnes affaires, et sur ce que la femme de Deschault fui avait parlé de quelque sacrifice, en ayant touché quelques mots à Meignan, il fut à l’instant lever une méchante pièce de tapisserie, et lui fit voir un bassin d’étain qui était derrière la tapisserie, et dans le bassin les corps de deux enfants qui pouvaient être de sept mois ou environ, et qui étaient deux garçons qui avaient été coupés en plusieurs pièces, qu’on avait rapprochées les unes des autres dans le bassin dans lequel était du sang fort vermeil et qui paraissait être tout frais, et sur ce qu’ayant touché aux corps de ces deux enfants qui étaient encore chauds[6], elle lui demanda si les deux enfants étaient en vie lorsqu’ils avaient été sacrifiés ; il lui dit qu’il n’avait rien à lui dire, mais, que si elle voulait, ils feraient quelque chose de mieux ; ayant sur cela demandé ce qu’il avait fait de l’hostie qu’il avait portée, il lui demanda qui lui avait parlé de cela, et quoique ce fût la femme de Deschault qui lui eût dit, elle ne lui dit néanmoins autre chose, sinon qu’elle le savait bien, après quoi il lui avoua et dit qu’il était vrai qu’il avait porté, la veille de la Saint-Jean, une hostie consacrée dans une chambre où il avait été fait plusieurs choses.

 
Projet de lettre de M, de la Reynie à Louvois
 

Décembre 1680

Il ne convient pas d’interroger plus avant le grand auteur[7] jusqu’à ce qu’il y ait un arrêt de récolement et de confrontation, parce que, les interrogatoires étant lus dans la chambre, il serait difficile que le secret sur les faits particuliers pût être gardé autant que le Roi le désire.

C’est Dieu qui a permis que, pendant la guerre, et précisément le dernier jour que le Roi veut que son autorité soit reconnue dans la ville de Liège, la dame de Brinvilliers, cette misérable qui fuyait de royaume en royaume, ait eu soin d’écrire et de porter avec elle les preuves qui étaient nécessaires pour sa condamnation. C’est elle qui a dit, devant M. de Fleury, à la confrontation des témoins, qu’il y avait beaucoup de personnes engagées dans ce misérable commerce de poison, et des personnes de condition.

Par une conduite toute opposée, mais qui tend peut-être à même fin, la demoiselle de la Grange, artiste expérimentée sur le fait du poison, interrogée, jugée, condamnée pour d’autres crimes, appliquée à la question, morte sans avouer la moindre chose sur le fait du poison, après son exécution, et dans la recherche qui s’est faite après elle, quelle foule de preuves s’est trouvée contre cette misérable ! À combien d’empoisonnements n’a-t-elle pas participé !

Cependant, cette misérable femme, qui a soutenu jusqu’au bout la résolution de ne rien déclarer, n’a pas laissé de dire, sous prétexte de connaissances extraordinaires, et en se couvrant elle-même de nuages et d’obscurités, qu’en travaillant elle avait vu M. le Dauphin avec une grande pâleur, et qu’il était menacé de poison.

Elle a fait entendre que ceux qui pouvaient avoir ce malheureux dessein étaient capables d’aller plus loin, et, triomphant pour ainsi dire par son silence, elle a dit, assez près du temps de son exécution, que ces malheureux étaient encore en état d’accomplir leur pernicieux dessein, que son innocente mort et sa couronne de martyre les mettait à couvert et leur facilitait les moyens de réussir. Elle a dit, sur le commerce du poison et sur toutes ces pratiques, qu’il y avait quelque chose de divin que les juges ne découvriraient jamais ; elle a fait entendre qu’il y avait un plus grand nombre de personnes qu’on ne pensait qui étaient engagées dans ces mêmes pratiques, et qu’il y en avait de qualifiées.

Peut-être est-il nécessaire que tout cela ait précédé pour donner quelque attention à ce qui a été depuis découvert, précisément dans le temps que le Roi finit glorieusement une grande et très pénible guerre, afin, ce semble, que S. M. eût le moyen de délivrer son royaume d’un fléau peut-être aussi grand qu’aucun autre ; car il ne fallait pas seulement toute l’autorité et la fermeté du Roi pour en venir où l’on en est, il fallait encore l’application de S. M., ses ordres, des soins particuliers, de la dépense, et sans cela, il était impossible de parvenir à la découverte de tant d’empoisonnements et de tant de crimes, ni de connaître non plus la qualité et l’étendue de ce mal.

Ça été sur les premières découvertes que, par cet esprit de sagesses, cet esprit principal que Dieu a donné à S. M., par l’esprit de justice, et pour le bien public seulement, car il ne s’agissait et il n’y avait aucune connaissance des faits particuliers, lorsqu’il y a près de deux ans S. M. ordonna aux juges de rendre justice, sans distinction et sans acception de personnes, et qu’il leur marqua ses intentions et leur devoir en des termes si justes et si précis qu’ils ne s’effaceront jamais de la mémoire de ceux qui les ont en tendus, qui comprirent bien dès ce temps-là que S. M., instruite de la loi de Dieu, savait mieux que personne que c’est de cette sorte de crimes que les rois sont particulièrement chargés de faire faire justice.

Quant aux faits particuliers dont j’ai rendu compte selon l’état des procédures, ce sont de véritables charges, ce sont des accusations de crimes de lèse-majesté divine et humaine ; il n’y a rien de plus grand, il n’est rien de plus important que l’éclaircissement entier et parfait de ces accusations, et que la punition de cette sorte de crimes.

Cependant, et voici sans doute la plus grande de toutes les difficultés : est-il ou non de la gloire de Dieu, de l’intérêt du Roi et de celui de l’État par conséquent, et du bien de la justice, d’apprendre au public des faits de cette qualité et des crimes si énormes ? Dans quels excès l’opinion publique ne peut-elle point passer, que par de semblables pratiques on peut réussir, quel moyen de l’en empêcher ? Les conséquences en sont grandes et méritent sans doute beaucoup de réflexion.

D’un autre côté, si ces crimes sont dissimulés, en quel autre étrange inconnu ne tombera-t-ou point, si l’on n’ose punir les crimes à cause de leur énormité. C’est précisément ce qu’ont pensé ceux qui peuvent les avoir faits ; ils se sont premièrement confiés au nombre où ils se sont reconnus, et ensuite aux personnes considérables avec lesquelles ils se sont engagés. Plus l’attentat sera qualifié et moins il sera dangereux ; et dès qu’il sera entrepris par une personne considérable, s’il réussit, la récompense sera assurée, et s’il est découvert, la faveur et la considération des complices produira l’impunité.

À ces considérations générales, il y en a une particulière qui paraît importante.

Il y a quelques-uns de ces faits particuliers sur lesquels il n’y a pas seulement des conjectures et des présomptions, ils sont prouvés dans les règles ordinaires de la justice, et peut-être avec cela ne sont-ils pas véritables. Cependant, s’ils sont supposés, les personnes qui sont accusées ont un grand intérêt qu’ils soient éclaircis, et tant que les actes particuliers subsisteront, tant que les procédures subsistent en l’état où elles sont, s’agissant de crimes de lèse-majesté divine et humaine, il n’y aura jamais de sûreté pour les accusés, quelque chose qu’on puisse faire.

Sur cette supposition que ces faits, au moins les principaux, ne fussent véritables, faudra-t-il que ces scélérats, que ces monstres échappent à la justice, parce qu’ils se seront avisés de dire des choses si étranges, d’accuser des personnes qualifiées, de parler du Roi, et d’inventer toutes ces abominations ? Ce n’est pas le seul inconvénient ; le cours de la justice est considérablement interrompu.

Il y a cent quarante-sept prisonniers à la Bastille et a Vincennes ; de ce nombre, il n’y en a pas un seul contre lequel il n’y ait des charges considérables pour empoisonnements ou pour commerce de poison, et des charges avec cela contre eux pour sacrilèges et impiétés. Cependant, si le cours de la justice est arrêté, la plus grande partie de ces scélérats tombe dans le cas de l’impunité ; la seule cause de la grandeur du mal et de l’excès où il est parvenu est le défaut de justice, que l’on a flatté, dissimulé, négligé cette sorte de crimes…

La vie de l’homme est publiquement en commerce ; c’est presque l’unique remède dont on se sert dans tous les embarras des familles ; les impiétés, les sacrilèges, les abominations sont pratiqués, communs à Paris, à la campagne, et dans les provinces.

La Trianon, une femme abominable par la qualité de ses crimes, par son commerce sur le fait du poison, ne peut être jugée, et le public, en perdant la satisfaction de l’exemple, perd sans doute encore le fruit de quelque nouvelle découverte et de la conviction entière de ses complices.

À l’égard de Romani et de Bertrand, on ne peut faire aucune instruction contre eux sur le dessein où l’on prétend qu’ils sont entrés pour empoisonner madame de Fontanges par des étoffes et des gants.

On ne saurait juger non plus la dame Chappelain, à cause que la Filastre lui a été confrontée sur la déclaration à la question touchant le dessein prétendu d’empoisonner madame de Fontanges ; il semblerait cependant important de la pouvoir juger : — femme d’un grand commerce, — appliquée depuis longtemps à la recherche des poisons, ayant travaillé, fait travailler pour cela, fait et fait faire des voyages, suspecte de plusieurs empoisonnements, dans une pratique continuelle d’impiétés, de sacrilèges et de maléfices ; accusée par la Filastre, rune de ses agentes, de lui avoir enseigné la pratique de ses abominations avec des prêtres, impliquée considérablement dans l’affaire de Vanens ; c’est chez elle qu’il a fait ses distillations suspectes ; peut dire quelque chose sur le fait de feu M. le premier président.

Par les mêmes considérations, Galet ne peut être jugé. — Quoique paysan, homme dangereux, — tenant bureau ouvert, suivant ses propres déclarations, pour des empoisonnements et pour toute sorte de maléfices ; il est convenu d’avoir donné des poudres pour le Roi ; il y a apparence qu’il dit vrai, parce qu’il convient que le crime est toujours le même à son égard, soit qu’on les lui ait ou non demandées ; il convient d’en avoir donné et pour l’amour et pour le poison ; homme que la Chappelain voulait attirer et faire travailler chez elle à Paris.

Lepreux. — Autre prêtre de Notre-Dame, engagé dans les mêmes avec la Chappelain, accusé d’avoir sacrifié au diable l’enfant de la Filastre, consacré des couleuvres, et autres impiétés.

Trabot. — Du même commerce que Galet, autre agent de la Chappelain : — peut-être dans la même pratique d’impiétés et de sacrilèges ne peut être jugé, la Chappelain ne l’étant pas.

Guibourg. — Cet homme, qui ne peut être comparé à aucun autre sur le nombre des empoisonnements, sur le commerce du poison et des maléfices, sur les sacrilèges et les impiétés, connaissant et étant connu de tout ce qu’il y a de scélérats, convaincu d’un grand nombre de crimes horribles et soupçonné d’avoir eu part à beaucoup d’autres, cet homme qui a égorgé et sacrifié plusieurs enfants, qui, outre les sacrilèges dont il est convaincu, confesse des abominations qu’on ne peut concevoir, qui dit avoir, par des moyens diaboliques, travaillé contre la vie du Roi, duquel on apprend tous les jours des choses nouvelles et exécrables, chargé d’accusations et de crimes de lèse-majesté divine et humaine, procurera encore l’impunité à d’autres scélérats.

Sa concubine, la nommée Chanfrain, coupable avec lui du meurtre de quelques-uns de ses enfants, qui a eu part à plusieurs des sacrilèges de Guibourg, et qui, selon les apparences et l’air du procès, était l’infâme autel sur lequel il faisait ses abominations ordinaires, demeurera aussi impunie.

Les nommées Delaporte et la Pelletier, les fidèles confidentes de la Voisin, de Guibourg, dé la Trianon, et qui ont eu part à tant de crimes, qui en ont eu le secret, et qu’il est si important de juger, ne le peuvent être ; les mêmes considérations empêcheront que madame Brissart ne puisse être jugée, la Pelletier étant celle qui a été employée, et qui a su ou servi au projet ou à l’empoisonnement prétendu de la sœur de madame Brissart.

Il y a encore une grande suite d’autres accusés considérables qui trouvent l’impunité de leurs crimes dans le salut de Delaporte et de la Pelletier. La fille de la Voisin ne peut être jugée, non plus que Mariette, quelque chose qui survienne à son égard. Latour, Vautier, sa femme, chargés par la Voisin et par d’autres d’être artistes et dangereux sur le fait du poison, et poison dangereux par les parfums, accusés sur le tout du crime de lèse-majesté au premier chef, ils resteront non seulement impunis ; mais, par les considérations qui feront tenir leurs crimes secrets, leur procès ne pourra être achevé d’instruire.

Sur quoi observer que peut-être ce qui semble si secret et si caché l’est beaucoup moins qu’on ne pense.

Lorsque la Voisin a été entendue sur la sellette, il a été parlé de madame de Montespan et de la demoiselle Des Œillets ; à la vérité, il en est revenu quelque chose dans le public ; mais je suis obligé de dire, à l’honneur des juges, qu’ayant entendu, par les interrogatoires faits à la Filastre sur la sellette par M. Boucherat, qu’il devait y avoir quelque ordre du Roi de ne pas entrer dans le fait du dessein que cette femme avait eu d’entrer chez madame de Fontanges, quoique cette misérable en ait parlé précisément devant tous, et qu’elle ait donné des ombrages à cet égard, quoiqu’elle ait dit clairement que la messe dont Guibourg lui avait parlé, il l’avait dite dans une cave, et pour le pacte de madame de Montespan, néanmoins, le respect que les juges ont eu pour un ordre seulement présumé a fait que sur cela il n’en est rien revenu au dehors.

Ces mêmes faits on été depuis déclarés et bien plus marqués à la question, plusieurs fois répétés, en présence de dix personnes. De ces dix personnes il y en a quelques-unes qui ne peuvent être présumées avoir gardé le secret par aucune raison d’honneur qui les ait obligées à le garder ; il faut présumer, au contraire, que plusieurs d’entre eux ne l’ont pas gardé, et qu’ils avaient, au contraire, été chargés d’observer ce qui serait dit à la question.

Cependant, il n’en est rien revenu au public.

Il y a eu une grande fidélité au greffier ; mais encore, dans son greffe, il y a eu deux personnes qui ont travaillé à transcrire les actes, et enfin il y a un assez grand nombre de personnes qui ont part à ce secret, pour présumer difficile qu’il ait été gardé. Il ne se dit cependant rien sur ce sujet.

Ce silence me surprend, il me paraît même suspect ; je finis par cette considération.

Si les personnes intéressées ont quelque connaissance de ce qui a été dit contre elles, et si elles sont innocentes, peut-on présumer qu’elles demeurent sur cela dans une espèce d’indolence et qu’elles ne se mettent point en peine et ne veulent prendre aucun soin sur des accusations de cette qualité ?

D’un autre côté, si ces mêmes personnes se sentent coupables, si elles avaient connaissance qu’il y eût déjà quelque chose de découvert à leur égard, dans quelles inquiétudes et dans quelles agitations d’esprit ne devraient-elles pas être au milieu de la liberté dont elles jouissent ? Aucun parti leur semblerait-il plus à craindre que celui d’attendre un entier éclaircissement de ces crimes abominables ? et dans ces cas de crainte et de désespoir, que ne peut-il point tomber dans l’esprit des personnes qui auraient été déjà capables de se porter à d’autres pensées si étranges et si criminelles, et pendant qu’on les examine, peut-être est-ce le temps du danger ?

Mon devoir, sur une matière si grave et si importante, me presse, sur la supposition même que les faits soient douteux, de représenter au Roi, parlant comme juge et sur les actes, que sur cette matière le péril ne doit pas être vu de plus près sans user de quelque précaution, et ce même devoir m’oblige de demander à Dieu qu’en continuant de protéger S. M., il lui fasse connaître ce qui doit être fait dans cette conjoncture pour sa gloire, pour la conservation de S. M. et pour le bien de la justice.

 
Interrogatoire de Guibourg
 

Du 10 octobre 1680, à Vincennes.

Leroy, gouverneur des pages de la petite écurie, lui parla le premier de travailler pour Madame de Montespan)[8] et lui promit 50 pistoles et un bénéfice de 2.000 livres. La première messe qu’il dit à cette intention fut au Ménil, proche Montlhéry, sur le ventre d’une femme qui y était venue avec une autre grande créature ; à la consécration, il récita la conjuration :

« Astaroth, Asmodée, princes de l’amitié, je vous conjure d’accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour les choses que je vous demande, qui sont que l’amitié du Roi, de Mgr le Dauphin me soit continuée et être honorée des princes et princesses de la cour» que rien ne me soit dénié de tout ce que je demanderai au Roi, tant pour mes parents que serviteurs.

Et nomma les noms du Roi et ceux de Madame de Montespan, qui étaient dans la conjuration.

Il avait acheté un écu l’enfant qui fut sacrifié à cette messe qui lui fut présenté par une grande Me et ayant tiré du sang de l’enfant qu’il piqua à la gorge avec un canif« il en versa dans le calice, après quoi l’enfant fut retiré et emporté dans un autre lieu, dont ensuite on lui rapporta le cœur et les entrailles pour en faire une deuxième, et qui devaient servir, à ce que lui dirent Leroy et le gentilhomme, pour faire des poudres pour le (Roi) et pour madame de (Montespan), la dame pour qui il dit la messe eut toujours des coiffes baissées qui lui couvraient le visage et la moitié du sein. Il dit la deuxième messe dans une masure sur les remparts de Saint-Denis, sur la même femme, avec les mêmes cérémonies, et la Pelletier s’y trouva. Dit la troisième à Paris chez la Voisin sur la même femme, il peut y avoir de cela huit ou neuf ans, et depuis a dit treize à quatorze ans. Déclare encore qu’il y a cinq ans qu’il a dit pareille messe chez la Voisin sur la même personne, qu’on lui a toujours dit être (Madame de Montespan), aux mêmes intentions, et la Laporte était présente ; et après que tout fut fini voulant reprendre son manteau sur une chaise, if trouva sur cette chaise un écrit qui devait être la copie d’un pacte, attendu qu’il n’était qu’en papier, au lieu que les pactes doivent être écrits sur du parchemin vierge, où il lut ces termes :

« Je… fille de… je demande l’amitié du Roi et celle de Mgr le Dauphin, et qu’elle me soit continuée, que la Reine soit stérile, que le Roi quitte son lit et sa table pour moi, que j’obtienne de lui tout ce que je lui demanderai pour moi et mes parents, que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables, chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée aux conseils du Roi, et savoir ce qui s’y passe, et que cette amitié redoublant plus que par le passé, le Roi quitte et ne regarde la Vallière, et que la Reine étant répudiée, je puisse épouser le Roi. »

Leroy, gouverneur des pages de la petite écurie, a été le premier qui lui a proposé de travailler pour madame de Montespan ; croit qu’il y avait déjà des gens qui travaillaient pour le même dessein ; le sollicita pendant plus d’un an à dire la première messe. Il y avait un gentilhomme qui le sollicitait conjointement pour la même affaire ; ne put savoir son nom ; son laquais lui dit qu’il s’appelait Saint-Morisse : croit qu’il était à Mgr l’archevêque de Sens ; lui promettait 50 pistoles et un bénéfice de 2.000 livres. La première messe qu’il dit fut chez Leroy, au Mesnil, près Montlhéry.

« … Il a fait chez la Voisin, revêtu d’aube, d’étole et de manipule, une conjuration en présence de la Des Œillets qui prétendait faire un charme pour le (Roi) et qui était accompagnée d’un homme qui lui donna la conjuration, et comme il était nécessaire d’avoir du sperme des deux sexes, la Des Œillets ayant ses mois n’en put donner mais versa dans le calice de ses menstrues et l’homme qui l’accompagnait, ayant passé dans la ruelle du lit avec lui Guibourg, versa de son sperme dans le calice. Sur le tout, la Des Œillets et l’homme mirent chacun d’une poudre de sang de chauve-souris et de la farine pour donner un corps plus ferme à toute la composition et après qu’il eut récité la conjuration, il tira le tout du calice qui fut mis dans un petit vaisseau que la Des Œillets ou l’homme emporta. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aujourd’hui l’on ne tue plus d’enfants. Mais, si l’on voulait bien regarder ce qui se passe chez les cartomanciennes qui encombrent de leurs réclames les dernières pages des journaux, l’on verrait que les mœurs des spirites n’ont guère changé…


  1. Dans la prison de Vincennes.
  2. Sage-femme, sorcière, etc.
  3. Il était nécessaire pour que L’envoûtement ré issît que la figurine de cire sur laquelle on opérait reçût les sacrements dont était munie la personne à envoûter.
  4. Le cercle magique.
  5. Le miroir magique, vulgaire instrument d’autohypnotisme.
  6. Je me suis toujours demandé comment, à une époque où, en somme, la police était aussi bien organisée que la nôtre, tant de sorciers et sorcières ont pu massacrer, sans être inquiétés, des milliers et des milliers d’enfants.
  7. Lesage, autre empoisonneur.
  8. Les rapporteurs laissèrent en blanc certains noms.