H. Daragon (p. 23-44).
III
 
Shatanisme
 

Que de gens font des pactes sans le savoir ! Nul ne commet une mauvaise action qui ne fait un pacte tacite avec le Démon.

Vous concluez un pacte consciemment ou inconsciemment ; le Démon peut vous apparaître, comme apparaissent Dieu et les Anges aux créatures qu’ils aiment et qui les aiment.

Remplacez dans les prières les noms de Dieu et des Saints par ceux de Shatan et des démons, et vous deviendrez un excellent shataniste. Le moyen est d’autant plus dangereux qu’il est facile, à la portée de tous. Bien que cela soit possible, faire apparaître le Démon dans sa cave avec la complicité d’un prêtre nous semble aussi formidable que faire apparaître Jésus en dehors de la messe.

De même, l’évocation des démons n’offre guère de difficultés à qui connaît leurs qualités propres, Un enfant de quatre ans évoque par la prière son ange gardien, les chasseurs s’adressent à saint Hubert, les cavaliers à saint Georges. Les grimoires indiqueront les noms et qualités des mauvais esprits ; voici les principaux : Aloger, qui préside à l’orgueil, dirige la conscience ; Shatan, qui dirige l’imagination ; Nambroth, qui dirige la colère, la volonté, l’action ; Astaroth, qui donne l’intelligence, l’envie, l’habileté commerciale ; Acham, qui préside à la liberté, à la religiosité ; Lilith, qui préside à la luxure, à l’amour, aux arts ; Nabam, qui préside à la réflexion, à la solitude, à l’égoïsme[1].

Seulement, prenez garde : quand le Diable et ses démons vous tiennent, ils ne vous lâchent pas facilement. Quelquefois, quand ils n’ont pas très confiance, ils vous marquent de leurs griffes — généralement sur l’épaule droite, sous l’aisselle ou dans tes parties intimes, une patte de lièvre ou de crapaud, une araignée, — comme Dieu marque certaines de ses créatures des stigmates de la crucifixion.

Quand le Démon ne veut pas lâcher sa proie, il ne faut pas hésiter : il faut avoir recours à l’exorcisme. Le signe de la croix, l’eau bénite, le contact du crucifix ou des reliques, le sel ne suffisent pas toujours.

Jeanne d’Arc fut exorcisée à Vaucouleurs.

On trouvera la manière d’exorciser dans les rituels.

Voici ce que dit l’un d’eux :

« Premièrement, le Prêtre ne doit pas croire facilement que quelqu’un soit obsédé du Démon ; mais il faut qu’il ait une parfaite notion des signes par lesquels on distingue l’obsédé de ceux qui sont seulement attaqués d’une bile noire ou de quelqu’autre maladie, Or, les marques d’une véritable possession du Démon sont de répondre dans une langue inconnue du malade, ou d’entendre celui qui parle de cette langue, de découvrir ou relever les choses éloignées et cachées, de faire voir des forces au-dessus de l’âge et de l’état de la personne et beaucoup d’autres choses dans ce même genre, lesquelles venant à concourir sont les plus forts indices de la possession.

« Mais, afin qu’il connoisse mieux tous ces signes, après un ou deux exorcismes, il doit interroger l’obsédé de ce qu’il sent dans l’esprit ou dans le corps, afin qu’il puisse sçavoir quelles sont les paroles qui font le plus de peine aux Démons, afin de s’en servir pour les écraser.

« Il doit être attentif à connoître quels sont les artifices et les ruses dont les Démons se servent pour tromper l’exorciste ; car la plupart du temps, ils ont coutume de répondre une fausseté, et ne se manifestent que difficilement, afin qu’en lassant long-tems l’exorciste, ils l’obligent à cesser ses fonctions, ou pour qu’il paroisse que le malade n’est point tourmenté par le Démon : ils se cachent quelquefois après s’être manifestés, et ils laissent le corps du malade sans le faire souffrir, afin qu’il paroisse qu’il est entièrement délivré ; mais l’exorciste ne doit point, sur ces apparences, abandonner le malade et cesser ses fonctions jusqu’à ce qu’il ait aperçû les vrais signes de sa délivrance ; quelquefois aussi les Démons font tout ce qui leur est possible pour empêcher que le malade ne se soumette aux exorcismes, ils tâchent même de lui persuader que ses infirmités sont naturelles : ils font quelquefois dormir le malade au milieu de l’exorcisme et lui font voir quelques visions en se retirant afin que le malade paroisse délivré ; d’autres fois, les Démons déclarent que c’est un maléfice qui a été fait, par qui il l’a été, et la manière de le détruire ; mais il doit bien prendre garde de ne point avoir recours aux Magiciens ou aux Sorciers pour se faire guérir, eu à d’autres qu’aux Ministres de l’Église, et de ne se servir pour cela d’aucune superstition ou d’autre moyen illicite, Le Démon quelquefois laisse en paix le malade et lui permet de recevoir la sainte Eucharistie, afin qu’il paroisse qu’il s’est retiré : enfin le Démon pour tromper l’homme se sert d’une infinité de fraudes et d’artifices contre lesquels l’exorciste doit être extrêmement sur ses gardes pour ne pas s’y laisser surprendre.

« Pour cet effet, se souvenant de ces paroles de notre Seigneur, qu’il y a un genre de Démons qui ne se chasse que par la prière et par le jeûne, il doit autant que faire se pourra employer surtout ces deux remèdes, soit par lui-même ou par d’autres personnes pour obtenir le secours divin, et pour chasser les Démons à l’exemple des Saints Pères.

« L’Énergumène ou l’obsédé doit être conduit dans une Église, si l’on le peut commodément, ou dans quelque autre lieu pieux et honnête, éloigné de la multitude pour être exorcisé ; mais s’il est malade, ou d’une condition distinguée, ou qu’il y ait quelque cause raisonnable, on peut l’exorciser dans sa propre maison.

« Si le possédé est sain de corps et d’esprit, on doit l’avertir de prier Dieu pour lui-même, de jeûner et de se confesser et communier souvent, surquoi il suivra les conseils de son Directeur, et dans le tems qu’on l’exorcise, il doit se recueillir totalement en élevant son cœur et son esprit vers Dieu, lui demandant sa délivrance avec une ferme foi et une grande humilité, et lorsqu’il est le plus violemment tourmenté, il doit souffrir avec patience, sans jamais perdre l’espérance au secours divin. Il faut qu’il ait dans les mains ou devant lui un Crucifix : on posera pareillement avec vénération sur la tête ou sur la poitrine du possédé des Reliques des Saints, si l’on peut en avoir, après les avoir décemment liées et couvertes ; mais on doit prendre garde que les choses Saintes ne soient traitées indignement, et qu’elles ne soient point exposées aux irrévérences et aux insultes des Démons. Pour ce qui est de la très-sainte Eucharistie, il ne faut point la mettre sur la tête du possédé ou sur quelqu’autre endroit de son corps pour éviter l’irrévérence qui en pourroit arriver.

« L’exorciste ne doit point s’étendre en grands discours, ni faire des interrogations curieuses ou superflues, principalement pour ce qui regarde les choses futures et cachées, et qui ne regardent pas son ministère ; mais il doit commander à l’esprit impur de garder le silence et de répondre seulement quand il sera interrogé ; on ne doit pas non plus l’écouter ni le croire quand il diroit qu’il est l’âme de quelque Saint, de quelque défunt ou un bon Ange.

« Mais les interrogations nécessaires sont de lui demander le nombre et le nom des esprits qui possèdent la personne, depuis quel tems, quelle est la cause de leur entrée, et d’autres interrogations de cette sorte : à l’égard des bagatelles, des ris et autres badineries du Démon, l’Exorciste les doit empêcher, les mépriser et avertir les assistans, qui doivent être en petit nombre, de ne point s’attacher à ces bagatelles et de ne même point interroger eux-mêmes le possédé ; mais plutôt de prier Dieu pour lui avec ferveur et humilité.

« Il fera les exorcismes et les lira avec force et autorité, beaucoup de foi, d’humilité et de ferveur et lorsqu’il apercevra que l’esprit sera beaucoup tourmenté, pour lors, il le pressera avec plus d’instance et de vigueur ; et toutes les fois qu’il verra que l’obsédé sera agité ou tourmenté dans quelque partie de son corps, ou qu’il y paroîtra quelque tumeur, il y fera le signe de la Croix et y jettera de l’eau bénite qu’il doit avoir toujours en exorcisant.

« Il doit encore faire attention aux paroles qui font le plus trembler les Démons, et les répéter souvent, et lorsqu’il est parvenu à celles de la menace, il doit les proférer souvent en augmentant toujours leurs peines, et s’il aperçoit qu’il fasse du progrès, il doit y persévérer pendant deux, trois ou quatre heures, le plus longtemps qu’il le pourra, jusqu’à ce qu’il ait remporté la victoire.

« Que l’exorciste prenne garde de donner ou conseiller aucun remède au malade ; mais qu’il laisse ce soin aux Médecins.

« Lorsqu’il exorcisera une femme, il aura toujours avec lui des personnes sages pour tenir l’obsédée dans ses agitations, et ces personnes doivent être proches parentes de la malade autant que faire se pourra : l’exorciste doit observer toutes les règles de la bienséance et avoir grand soin de ne rien dire ou faire qui puisse lui occasionner quelques mauvaises pensées, non plus qu’aux autres.

Lorsqu’il exorcise, il doit se servir plutôt des paroles de l’Écriture Sainte que des siennes propres ou d’étrangères, et il doit commander au Démon de lui dire s’il est détenu dans le corps de l’obsédé par quelque œuvre magique ou par quelques marques ou instruments de maléfice, de révéler si le possédé les a pris par la bouche, et de les lui faire vomir ; mais que s’ils font hors du corps, de relever l’endroit où ils font, afin de les brûler après qu’on les aura trouvés, L’obsédé doit aussi être averti de déclarer à l’exorciste toutes les sensations qu’il souffre.

Mais, s’il arrive que le possédé soit délivré, on doit l’avertir de bien prendre garde de retomber dans ses péchez, de peur de donner occasion au Démon de rentrer dans son corps, et que le dernier état ne fût pire que le premier.

Le Prêtre ou tout autre exorciste, après s’être dûment confessé, ou du moins après avoir détesté tous ses péchés dans son cœur et avoir célébré le saint sacrifice de la Messe, s’il l’a pu commodément, et avoir imploré le secours divin par de ferventes prières, étant revêtu de son surplis et d’une Étole violette, dont l’extrémité sera posée autour du col de l’obsédé, il le fera lier devant lui, s’il est nécessaire ; il se muniera du Signe de la Croix, lui et tous les assistans ; il leur jetera de l’Eau-Bénite, et après s’être mis à genoux, il dira les Litanies ordinaires, auxquelles les assistans répondront jusqu’aux prières qui les suivent exclusivement ; et à la fin, l’Antienne, etc.

Voici ce qu’on lit dans Medecinæ Theoreticæ medulla (1671) :

Méthode four connoître si quelqu’un est possédé :

« Il seroit donc ridicule d’attribuer à la nature la cause de tant et de si grandes maladies, vu que les Médecins reconnoissent eux-mêmes qu’il y a bien des maladies qui ne sont pas naturelles, ou qu’ils nomment transnaturelles, et que Fernel rapporte lui-même l’histoire d’un jeune homme que le Démon agitait par de terribles convulsions et que les Médecins essayèrent inutilement de guérir par une infinité de remèdes qui ne servirent qu’à épuiser le malade, et à déshonorer la Médecine, C’est pourquoi les Médecins doivent être jaloux de leur réputation et de l’honneur de leur art, en discernant par une connoissance véritable et certaine les Énergumènes ou les possédés du Démon, puisqu’il est du devoir d’un sage Médecin de distinguer les choses semblables de celles qui leur sont dissemblables et opposées, parce que cette prétendue ressemblance a trompé une infinité de personnes. Car c’est un déshonneur pour la Médecine que de prendre le change dans ces occasions, et un grand malheur pour les pauvres Possédés, qui ne doivent attendre leur délivrance que par les prières de l’Église Catholique, qui a le pouvoir de chasser les Démons et d’anéantir leur puissance par la force de ses armes spirituelles.

« Or, est-il que les opérations du Démon se découvrent par les organes du corps ou par les facultés de l’âme, les marques qui se manifestent par les organes sont ordinairement des aboyemens de chiens, des hurlements de bêtes sauvages, un regard furieux qui fait souvent horreur aux spectateurs, une faim tout à fait dévorante, où canine, un excès ou une gourmandise excessive de manger, une horrible manière de tirer la langue, un grincement de dents, une contorsion de l’épine du dos, une manière de se vautrer très-indécente, une fureur de se briser contre terre, une agitation dans toutes les parties du corps, une élévation ou suspension du corps en l’air sans appui : enfin, une si grande privation de tout sentiment qu’ils ne sentent pas les piqûres des aiguilles et qu’il n’en sort pas une goutte de sang.

« Je vous avoue que ces marques sont d’un grand poids sur les Esprits, et qu’elles paroissent prouver la vexation ; mais comme il y a dans le corps de certaines indispositions, et de certains états qui produisent de pareils Symptômes, telles que font la fureur utérine, une affreuse mélancolie qu’on appelle Lycanthropie, l’Érotique ou suffocation de matrice, de peur de nous tromper par la ressemblance dans une chose si difficile, nous devons examiner soigneusement les marques qui se prennent du côté de l’Esprit du malade, pour affermir notre connoissance, et la rendre certaine par le concours de plusieurs marques. Or, ces marques sont au nombre de trois, sçavoir : la révélation des choses secrètes et cachées, la science des langues étrangères et une véritable habileté, ou l’art d’écrire, de lire, et de chanter sans l’avoir appris par l’étude ni par le travail.

« Si quelqu’un donc révèle des choses cachées qui soient au-dessus de la connoissance des hommes, ou des secrets que la volonté humaine n’ait pas encore manifestés par des actions telles que sont les pensées et les intentions, ou des choses qui sont encore dans les entrailles de la terre, il faut attribuer tout cela au Démon, qui, n’ayant pas perdu par sa chute les dons naturels, mais seulement les grâces gratuites, sçait tout le passé, et prévoit bien des choses futures en tant qu’elles dépendent d’une volonté qui suit la disposition et le penchant du tempérament. La science des langues et des arts inconnus n’est pas une marque moins certaine, parce que l’Esprit humain ne sçauroit avoir d’idée, ni parler d’une chose qu’il n’a pas apprise suivant cet axiome qu’il n’y a rien dans l’entendement que par l’entremise des sens, notre âme n’aïant en elle aucune idée ou connoissance purement naturelle ; car, quoique plusieurs personnes assurent avec Lemnius que l’âme, étant comme ensevelie dans la matière, et accablée sous le poids des humeurs, se développe, et fait paroître ses forces, soit par l’inflammation des Esprits, ou par l’agitation des humeurs, et qu’elle parle pour lors une langue inconnue aux malades, et que cela se fait à peu près comme quand on fait sortir du feu d’une pierre à fusil, ou comme des choses extraordinaires que l’yvresse produit dans les yvrognes, je ne puis certainement admettre cette expérience : car si elle étoit véritable, on seroit plus redevable à la maladie qu’à la santé, et un dérangement ou une inflammation des Esprits seroit préférable à un bon tempérament : ce qui est une absurdité qui répugne aux maximes du Christianisme. Car si notre âme possédoit tous les arts et sçavoit toutes les langues avant l’usage de raisojn, il s’ensuivroit qu’elle seroit plus ancienne que le corps, et qu’avant leur union elle auroit subsisté quelqu’autre part, et par conséquent qu’il n’y auroit plus de science, mais seulement une réminiscence ; or, il est certain que toutes les vertus qui dépendent de l’âme ont leur commencement et leur progrès.

« Mais, outre les marques ci-dessus, nous pouvons du propre fonds de la Médecine tirer deux autres marques très convaincantes pour distinguer sûrement une maladie causée par le Démon d’une maladie purement naturelle. La première est qu’il n’y a point de maladie naturelle un peu considérable qui n’altère évidemment la santé, qui ne diminue les forces, et qui ne laisse quelques vestiges après la violence de ses accès, au lieu que l’Énergumène, au sortir des plus violentes agitations, se trouve tout d’un coup tranquille, et paroît sain comme auparavant sans aucun changement de couleur dans le visage et dans ses actions, ni aucune observation dans son tempérament. La seconde marque est que toutes les maladies naturelles durent un certain temps, qu’elles ont leur commencement, leur progrès, leur force et leur déclin, qui font tous les degrez de chaque indisposition naturelle : mais au contraire les souffrances des Énergumènes les saisissent tout d’un coup d’une manière étrange, et cessent dans le moment ; et si elles reviennent après certains intervalles, on ne sçauroit en fixer le cours ni les moments comme on a coutume d’observer dans les accès des maladies les plus violentes, et les douleurs les plus aiguës.

Au reste, je ne sçaurois approuver le sentiment de ceux qui croyent que dans la Lycanthropie ou le Loup-garou (comme l’appelle Avicenne) et autres semblables maladies, les hommes soient réellement changés en Loups, car, quoiqu’on leur remarque alors une rage ou une fureur de Loup, ils ne perdent pas pour cela leur qualité essentielle d’homme, laquelle ne peut agir dans le corps d’une bête privée des organes convenables à ses opérations, et la métamorphose de certaines personnes citée par ces auteurs ne prouve rien ; car ce changement prétendu de figure doit passer pour une illusion causée par la Magie par l’entremise du Démon qui a coutume de tromper les hommes dans ces occasions, soit en formant un corps d’air, ou en substituant un Loup véritable pour lui faire exercer sa fureur, et jeter des hurlemens effroyables. »

… Aujourd’hui, l’on traite les possédés d’« hystériques », on les envoie dans des asiles, et on ne les guérit pas. Jadis, on traitait les hystériques de « possédés », on les exorcisait, et on les guérissait, Être possédé, n’est-ce pas être en la possession de quelqu’un, du Démon, n’est-ce pas être habité par lui ?

Parlant du Shatanisme, nous ne pouvons passer sous silence le Sabbat.

Qu’est-ce que le Sabbat ? L’on nous permettra de ne pas prendre à la lettre tout ce que la légende raconte. C’est, peut-être, quelque chose comme une foire où se réunissent les shatanistes, les sorciers, les détraqués, les curieux d’aberrations, de miracles, d’enthousiasme et de messe noire, les éthéromanes, morphinomanes et autres, car l’on y célébre la messe noire, et Shatan lui-même officie !

Voici la formule de l’onguent dont se servaient les sorciers pour aller au Sabbat :

« Dans un vase bien couvert mettre :

« Axonge, 100 grammes.

« Haschisch, 5 grammes.

« Fleur de chanvre, fleur de coquelicot, de quoi remplir le vase.

« Racine d’ellébore, une pincée.

« Graine concassée de tournesol, une pincée.

« Laisser le tout, bien couvert, sur le feu, au bain-marie, pendant deux heures, puis, passer au clair en retirant du feu.

« Le soir, avant de se coucher, se frotter avec cet onguent derrière les oreilles, descendre sur le cou, le long des carotides, puis, sous les aisselles et la région du grand sympathique vers la gauche ; graisser, de même, les jarrets, la plante des pieds, les saignées des bras et des poignets. Se coucher. »

 
SABBAT !
 

Il vient de pleuvoir. Une fraîche odeur de terre mouillée s’exhale. Les feuilles luisantes dégouttent. Une grande paix règne maintenant, Les prairies vont pouvoir s’endormir. Pourtant quelques oiseaux, joyeux de la fin de l’orage, se remettent à jeter des petits cris, comme au commencement de la journée. Le soleil, aussi, ne peut se décider à attendre le lendemain pour reparaître : sa boule rouge, aveuglante, dissipe les nuages, éclate parmi le vert-nil, le jaune-cuivre, le rouge-écarlate. Et tout s’assoupit, s’éteint dans une mélancolie infiniment douce.

Une étoile luit, puis une autre, puis beaucoup, Par l’immense silence de la campagne neuf heures sonnent là-bas, au vieux clocher.

Un appel bizarre a retenti, une voix qui n’est pas une voix, un son qui n’est pas un son, un souffle qui n’est pas un souffle, Et d’étranges ombres passent dans la nuit, des loques, des figures, des monstres, des boucs si rapides qu’à peine on les devine. Les arbres tremblent, les feuilles frissonnent, et l’on ne sent le moindre vent, l’eau de la mare bouillonne, et nul poisson ne l’agite, les fleurs se ferment, se dissimulent sous l’herbe, et nulle main ne les touche, les petits oiseaux se resserrent les uns contre les autres, et nul froid ne les glace. Seul, un gros corbeau croasse gaiement, aussi gaiement que le peut un corbeau.

C’est l’heure de Sabbat.

Les paysans attardés aux travaux des champs excitent leurs chevaux, point soucieux de rencontrer l’idiot, la folle, celle qui rampe, le bossu, celle qui bégaye, celle qui a un bec de lièvre, l’aveugle, les monstres du village, ceux qui vont au sabbat, et ils se signent largement en passant devant le calvaire.

… Sabbat ! Sabbat ! La nature entière est à tes invités. Quel remue-ménage ! Que de personnes, que d’animaux conviés à la fête ! Shatan donne, ce soir, une grande réception ! Et quels équipages baroques, quelles montures fantastiques ! Voici les sorciers riches, les princes, les grands ducs, les parvenus, sur d’énormes boucs aux cornes dorées, à la barbe bien peignée ; en voici d’autres, moins magnifiques, sur le cheval de l’Apocalypse ; en voilà qui font des économies, qui sont trois sur le même bidet ; ceux-ci s’accrochent à une grenouille plus grosse qu’un bœuf, ceux-là — les pauvres ! — ont simplement enfourché un manche à balai, un bâton. Il en est, même, qui volent sans aide.

Mais, tous emportent quelque chose pour le Maître. Ce ne sont pas, d’ailleurs, les choses les plus somptueuses qu’il préfère : il méprisera la bourse de deniers et sourira au crâne ou au nombril d’un enfant, à une chandelle noire, à un pot de graisse de pendu, à une fiole de morelle distillée, il ne voudra point entendre les vibrations d’un stradivarius, mais il se délectera au bruit de casseroles frappées l’une contre l’autre.

Cette nuit, rendez-vous dans la clairière où l’herbe pousse épaisse, grasse, où elle ne repoussera jamais. Ah ! elle est luxueusement installée : des grosses pierres — des dolmens — ont été amenées qui serviront de tables. Les chats grimpent dans les arbres pour éclairer de leurs yeux. Déjà, le lieu s’anime, presque tous les invités sont là, on sait que Shatan n’aime pas attendre.

On rectifie la toilette, c’est-à-dire on se déboutonne, on met ses vêtements à l’envers, on les lacère, on se coiffe d’une façon grotesque ; ou bien on fait la leçon aux enfants, on leur explique que dès que le Maître aura paru, dès qu’ils se seront bien repus de sa sublime Majesté, ils devront discrètement s’armer de baguettes, conduire à la mare ces belles grenouilles qu’ils voient habillées de velours vert, avec des collerettes bien tuyautées et des grelots sonnant joyeusement, et ne pas s’efforcer de regarder ce que feront leurs parents. S’ils sont sages, ils auront un morceau de la galette du Sabbat, de la bonne galette de millet noir.

Les derniers invités sont arrivés.

Tout à coup, il se fait un grand silence. Shatan apparaît.

Il apparaît en forme d’un énorme bouc ailé, orné d’une longue queue, à pieds et mains d’homme, avec, entre les cornes, une flamme verte qui sert d’auréole. Il est accompagné d’un nombreux cortège de feux follets et de démons. Gravement, il fait le tour de l’assemblée. Puis, il s’assied sur la plus grosse des pierres, et commande d’amener ceux qui désirent être reconnus pour sorciers.

Tremblants d’émotion, sous les quolibets et les injures de la foule, les postulants avancent. Chacun doit abjurer sa foi et le baptême chrétien, répudier le patronnage de la bienheureuse vierge Marie, renier tous les sacrements de l’Église et fouler aux pieds la Croix et les Saintes Hosties que des sorcières ont apportées dans leur bouche ; s’obliger par serment solennel à être perpétuellement fidèle et soumis à Shatan, obéir à tous ses mandements ; sur les Écritures, c’est-à-dire sur un grand livre à pages noires et obscures, prêter serment de vasselage éternel ; jurer qu’il viendra toujours et sans retard aux assemblées quand il y sera convié, qu’il y fera ce que font les autres sorciers, qu’il tâchera d’amener autrui en la créance de Shatan.

Alors, le Maître le rebaptise, lui donne un autre nom, de nouveaux parrain et marraine, et lui imprime de ses ongles une marque sur l’épaule.

… Le Sabbat va commencer.

Au son de hautbois criards, une longue théorie se développe : borgnes, bossus, boiteux, culs-de-jatte, démons, bêtes, gens, tout cela forme une effroyable sarabande, des rondes où les danseurs se tournent le dos (car, certaines sorcières viennent incognito, des reines, des princesses, Mme de Montespan). La cohue grouille hideusement, les uns sont en l’air quand les autres sont en bas, il n’est permis à personne d’être fatigué, vieux et jeunes doivent sauter, se tortiller, se disloquer, des petits démons secouent rudement ceux qui se laissent tomber, les rejettent dans la bacchanale, les faces dégouttent de sueur, les yeux deviennent hagards, les langues pendent, Shatan ne permet pan encore de s’arrêter, il permet seulement de chanter, et les sorciers crient : Har ! har ! Diable ! Diable ! faulte ici ! faulte-là ! jouë ici ! joue là ! Sabbat ! Sabbat ! Ah ! Ah ! Philippe ![2]

Enfin, le Maître lève un doigt : c’est l’instant du banquet.

Nos gens se précipitent vers les grosses pierres, y prennent place.

Maigre festin en vérité : le vin a le goût d’encre ou de sang gâté, la viande est chair de cheval ou d’enfant. Et, naturellement, point de sel, lequel est symbole d’éternité et de sagesse. Le festin terminé, les sorcières s’accouplent et paillardent abominablement avec leurs démons.

Il s’agit, ensuite, de rendre compte à Shatan de ce que l’on a commis depuis la dernière assemblée. Tous ne sont pas très fiers, ne se confessent pas très hardiment ; ils savent bien que le Maître les punira, que les autres sorciers se gausseront joliment de ceux qui n’ont fait périr que quelques moutons, gâté que quelques champs, de ceux qui n’ont point tué d’enfants, qui n’ont même point amené des maladies aux voisins. Vraiment, c’était bien la peine que Shatan leur donnât des poudres d’où naissent des sauterelles, des limaces et autres bêtes nuisibles, qu’il leur enseignât à faire grêler, pleuvoir et tonner, à confectionner d’épouvantables poisons, à répandre l’incendie, à nouer l’aiguillette, à vanter le charme de la morphine et de la cocaïne, à tricher aux cartes !

Dame, son humeur se ressent du plus ou moins grand nombre de méchancetés commises, et son discours gronde ou félicite en conséquence — dans lequel il exhorte ses accolytes à lui demeurer fidèles, à le bien servir, à exercer le plus de mal qu’ils pourront. Enfin, il se calme, et solennellement, pour les encourager et récompenser, leur tend à embrasser les parties honteuses de derrière.

De nouveau, l’on apporte du vin à goût d’encre, et les danses reprennent : vieux et jeunes doivent sauter, se disloquer, borgnes, bossus, bêtes, gens, tout cela forme une effroyable sarabande, aux cris de : Har ! har ! Diable ! Diable !

… Et, soudain, tous disparaissent : le coq a chanté.

Dans la clairière, plus de traces du Sabbat, plus de pierres. Les bûcherons s’étonnent, seulement, de voir l’herbe roussie.

— Quelquefois, on célèbre la Messe au cours du Sabbat. Tantôt, c’est Shatan qui officie lui-même ! jour de grande fête ! tantôt c’est quelque prêtre venu sur un lutrin, Guibourg, Vintras, Boullan, Maret.



  1. Ces esprits président respectivement aux planètes Soleil, Lune, Mars, Mercure, Jupiter, Vénus et Saturne.
  2. Voir la note page 12.