Le roman canadien-français/02
CHAPITRE DEUXIÈME
NOS
PREMIERS ROMANS
Tout aurait dû préparer les premiers romanciers canadiens à recréer le climat de résistance des lendemains du Traité de Paris. À cette époque d’avenir incertain pour lui, le peuple canadien-français, dans un sentiment sans doute irréfléchi de défense, avait réussi, en se fixant au sol et en s’y arc-boutant, à tenir l’occupant en haleine, à le laisser s’user les dents, pour, finalement, l’amener à baisser pavillon. Mais quand, plus tard, on évoquera notre paysannerie, à laquelle le Canada français devait son existence, on nous offrira d’abord des romans sans consistance, pieusards et faussement patriotiques. Il aurait mieux valu continuer à exploiter la veine d’aventure qui inspira nos tout premiers romanciers dont les œuvres, sans être de premier plan, présentaient quand même un aspect moins étriqué que celles qui suivront ; on y retrouvait, au moins, la nostalgie des grands espaces qu’avaient sillonné les ancêtres de la grande époque française.
Ces premiers romans furent surtout des récits pleins d’imprévu, le développement pittoresque de légendes, de relations historiques mêlées d’études sur les mœurs indiennes, romans, en un mot, quelque peu disparates d’où n’étaient exclus, cependant, ni qualités littéraires ni bon goût. On pourrait citer plusieurs dizaines de titres de cette première époque : « La fille du brigand » d’Eugène L’Écuyer, roman d’aventures un peu fantasque, auquel Lareau, dans son « Histoire de la littérature canadienne » fait grief de « n’avoir de canadien que le nom de son auteur et l’endroit où les événements se développent ». Lareau traduit là, soit dit en passant, la mentalité malheureuse des pontifes littéraires du xixe siècle et du commencement du xxe, qui voyait un défaut dans ce qui est une qualité essentielle de l’œuvre d’art ; leur refus de regarder à l’extérieur et leur persistance à s’élever contre toute tentative d’aération littéraire empêchera le Canada français d’inscrire plus tôt sa littérature sur le plan universel. On signalera encore, parmi les romans de cette première époque : « Caroline » d’Amédée Papineau ; « Emma » ou « L’amour malheureux » de Tessier ; « La fiancée de 1812 » de Joseph Doutre ; « Françoise Brunon » de Dupont ; « Jean Rivard » de Gérin-Lajoie, roman touffu mais qu’on lit encore aujourd’hui ; il possède d’assez bonnes qualités et mérite certainement plus de considération que bien d’autres œuvres sur lesquelles on s’extasie et qui, pourtant, ne le valent pas. Il y eut encore : « Une de perdue, deux de retrouvées » de deBoucherville, dans la même veine que le précédent ; « Jacques et Marie » de Napoléon Bourassa ; « La terre paternelle » de Patrice Lacombe ; « Le Manoir mystérieux » de Frédéric Houde : « Jeanne, la fileuse » d’Henri Beaugrand ; « L’Affaire Soergraine » de Pamphile Lemay ; les romans d’aventures de Marmette et d’Eugène Dick et, surtout, « Charles Guérin » de Chauveau.
Cette disparité, il faudra attendre la fin de la première moitié du xxe siècle pour la retrouver. Et pourtant, de combien de ces titres ou noms se souvient-on encore ? Il nous semble que tous ne méritent pas l’oubli presque complet où on les a relégués ; même s’ils sont entachés de tous les défauts de l’art primitif, ou si les modes d’expression, le style et la langue n’ont pas encore acquis la maîtrise d’œuvres d’envergure, plus d’une renferment une conception du roman qu’il est regrettable de ne pas avoir exploitée davantage et surtout d’avoir écartée a priori. On a pris l’habitude d’attribuer à Philippe Aubert de Gaspé, avec « Les Anciens Canadiens » (1865), signature de l’acte de naissance du roman français au Canada ; cette œuvre inégale, remplie de longueurs, de dissertations et de hors d’œuvres, au style trop souvent pompeux, sinon artificiel sous un aspect de bonhomie qui se voudrait naturelle, on a, dans une certaine mesure, réussi à en faire une sorte de roman classique. On n’a pas paru comprendre le mauvais service qu’on rendait à nos lettres et, plus particulièrement, à notre roman. Je n’ai nulle envie d’exalter les quelques titres précédents ; je voudrais, tout simplement, rétablir les proportions. Ces derniers, dans l’ensemble, ne renferment ni plus ni moins de défauts que « Les Anciens Canadiens » ; mais ils contiennent sûrement autant de qualités. C’est pourquoi on s’explique mal l’espèce de mise sur piédestal de l’un et l’ostracisme quasi global des autres. De bonnes choses, ils en renferment tous, même si c’est sous la forme d’influences mal assimilées de Balzac — il semble bien qu’on lisait Balzac au Canada français vers 1850 — ou de Stendhal ; parfois un souci de ciselage et de perfection, malheureusement peu persévérant à la Flaubert ; mais on serait plus près de la vérité en évoquant Eugène Sue et, parfois, Dumas père.
On a aussi parlé de roman social ! « Charles Guérin » de Chauveau en serait un, à l’échelle bien entendu, du Canada français à cette époque.
Que l’on n’aille pas croire cependant que nos romans dit sociaux aient pu mettre en jeu des problèmes analogues à ceux que traitaient les romanciers contemporains de France ou des États-Unis ; on peut rappeler, si simpliste soit-il de le faire, que les problèmes dans l’orthodoxe province de Québec n’avaient aucun rapport avec le romantisme social en faveur sous la monarchie de Juillet, la Deuxième République ou le Second Empire ni avec les préoccupations de nos voisins du sud, aux prises avec la question esclavagiste. Nos écrivains étaient d’ailleurs mal préparés à s’intéresser à ces problèmes qui les touchaient à peine ; tout au plus, auraient-ils pu les évoquer dans leurs œuvres. Mais ils en étaient si mal informés ! Et puis on les aurait accusés de complaisance envers les influences étrangères, ce qui eut été mortel pour leur réputation. Il semble bien que personne n’ait voulu en courir le risque.
Mais, toutes proportions gardées, il y a dans « Charles Guérin », à travers une étude de mœurs, une allusion sociale. Chauveau nous fait assister à l’ébranlement du régime seigneurial ; son roman dégage une atmosphère aérée et l’on sent déjà chez lui des influences qui ne sont plus les seules influences étroitement nationales. Les chefs spirituels de la nation, endormis dans une douce quiétude qu’ils pensaient éternelle, paraissent s’être refusés à envisager tout changement au régime social. C’est peut-être pour cela qu’ils n’ont pas vu venir l’exil en masse vers les États-Unis, exil qu’ils se sont montrés incapables d’enrayer, tout comme ils ont vu trop tard la révolution industrielle du xixe siècle. En littérature, on n’obtenait crédit et l’on n’était consacré grand homme que si on s’acharnait à retourner le seul, l’unique thème de l’attachement à la terre, le seul qui trouvât grâce devant les professeurs et les clercs. Les autres problèmes, l’orthodoxie les résolvait en les supprimant.
C’est là l’aspect dramatique de notre littérature, et peut-être aussi de notre Histoire tout entière, au xixe siècle. Nos grands maîtres, nos académiciens avant le terme, les critiques eux-mêmes, tous ceux en un mot qui ont pu avoir quelque influence sur la formation de la jeunesse enseignèrent et écrivirent, en noir sur blanc, que la qualité première du roman était d’être national, c’est-à-dire qu’il ne devait s’inspirer que de la terre canadienne, de l’histoire, des mœurs et des coutumes alors en honneur chez nous ; on n’admettait que les regards sur le passé ; toute vision d’avenir était interdite. Cette mise à l’index de toute autre conception (voir Lareau reprochant à L’Écuyer d’écrire un roman qui n’avait de canadien que le nom) et le filtrage soigné des influences étrangères permettent d’expliquer, sans le justifier, l’engouement pour le roman paysan qui allait devenir, pendant si longtemps, la seule manifestation française du roman au Canada et son retard à s’imposer à l’étranger où, en 1954, on commence à peine à le connaître.
Le succès, hors de proportion, à l’extérieur du Canada, de « Maria Chapdelaine » qui confirmait, en France, la légende des arpents de neige de M. de Voltaire, allait à son tour aider à consacrer ici le règne d’un type unique que l’on exploitera jusqu’à la corde : « Au pays de Québec, rien ne doit changer » : ce mot d’ordre fut pris à la lettre et, pendant trente autres années, « Maria Chapdelaine » fit que rien ne changea ; ce roman éclipsa tout ; il donnait le ton et nos auteurs paraissaient vouloir montrer qu’ils pouvaient, sur ce thème, faire aussi bien que ce Français qui avait réussi un si beau roman « national », selon les principes immuables de notre monde littéraire. Comme des collégiens à qui l’on soumettait une composition type, nos romanciers ne pensaient plus qu’à égaler, sinon dépasser ce modèle. Ce fut la floraison de plaidoyers larmoyants où la thèse, le plus souvent trop évidente aux dépens de l’intégrité du roman, se doublait de préoccupations familiales, bêtement patriotiques ou pseudo-sociales. Nos romanciers se disputèrent ensuite, Bourget, Bordeaux, Bazin ; leur littérature qui en faisait, surtout les deux derniers, des romanciers de second ou troisième rayon dans leur propre pays, vint à son tour imprégner la nôtre au point de la sursaturer et d’envoûter nos écrivains. « Ils n’en mouraient pas tous… mais tous étaient frappés ».
Il n’y a évidemment aucun mal en soi à écrire des romans terriens, des romans exaltant le sol, la race, prise, ici, non dans son sens étroit mais dans celui d’un groupe d’hommes partageant les mêmes labeurs, menant les mêmes luttes, possédant les mêmes affinités culturelles et spirituelles ; il n’y a aucun mal à remuer la terre dans une œuvre, d’en soupeser la richesse et de dresser l’inventaire de tous les espoirs qu’elle offre. Bien au contraire ! Le mal réside dans l’excès, dans l’exclusivité, dirions-nous aujourd’hui ; on peut aimer le foie gras truffé ; mais un repas où tous les services répéteraient le même plat risquerait de donner la nausée. Barrès et son amour du sol, Giono avec ses romans agrestes n’auraient pas suffi à faire une littérature si, à côté de Barrès et de Giono et même au sein de leur œuvre, on n’avait trouvé des thèmes différents. Or, pendant plus d’un siècle, le roman français du Canada s’est confiné à la terre ou encore à l’exploitation de thèses qui se voulaient patriotiques et où la littérature et souvent le roman lui-même s’effaçaient devant l’idée à défendre.
Je pense que Tardivel est l’exemple typique de ce dernier genre avec « Pour la Patrie », roman échevelé où l’auteur prenait peut-être pour de la vision son imagination laissée à elle-même, abandonnée la bride sur le cou, lancée à folle épouvante ; quelque chose comme un Drumont devenu subitement romancier. On dira que le polémiste verse toujours dans l’excès, qu’il plie mal son feu et son enthousiasme aux règles du roman qui, pour être lâches, n’en existent pas moins ; mais alors, qu’il ne touche pas au roman. Le roman est une chose, la polémique en est une autre ! Quant à Alonié de Lestres, dont le pseudonyme ne fut jamais un secret pour personne, ce ne sont pas ses romans à thèse, même s’ils sont nettement supérieurs à « Pour la Patrie », qui auront imposé son nom à toute une génération.
On a dit que le roman est à l’image du peuple dont il est censé traduire la vie dans son expression la plus fidèle. Il était naturel qu’à un moment donné, les maîtres ès littérature exaltassent ce que Péguy appelait la patrie charnelle ; ils obéissaient au même réflexe de défense qui fut celui de la génération de 1763. Mais leur erreur vient de ne pas avoir vu l’instant où il aurait fallu faire la part des choses. Ils ont douté de la vigueur de pensée du peuple canadien-français, de sa valeur intellectuelle. Ils ont cru — ou feint de croire pour mieux le tenir en laisse — qu’il ne pourrait éternellement s’accommoder que de concepts étroitement nationaux et ils lui ont fait l’injure de nier sa capacité de s’assimiler les influences étrangères. Ils ont voulu — et tentent trop souvent encore de le faire — persister à le traiter en mineur. Alors que le xixe siècle finissant et les premières années du xxe voyaient déferler sur le monde un souffle nouveau qui allait régénérer la littérature de tous les pays, rajeunir ses formes d’expression, nos maîtres nous faisaient courber la tête, pour que ce souffle vivifiant ne nous atteigne pas ; ils demeuraient cramponnés au traditionalisme et au régionalisme le plus étroit, au localisme, si je puis dire, typique de chez nous. La Grande Guerre, celle de 1914, à laquelle le Canada avait pourtant participé, laissa nos auteurs insensibles et personne ne parut y trouver l’inspiration qu’un tel sujet devait pourtant renfermer.
La jeunesse de 1920-1930, formée à cette école étroite, ne sut pas prendre l’élan suffisant pour exprimer ce qui bouillonnait en elle. Michèle LeNormand sacrifia, tout comme Alonié de Lestre, au roman à thèse avec « Le Nom dans le bronze » ; Harry Bernard, première manière, laissa tomber, d’une plume distraite, deux ou trois « retours à la terre » en même temps que quelques romans d’amour anodins que Rex Desmarchais qualifie de « série espagnole » ; Bernard attendra 1950 pour se manifester comme romancier digne de mention avec « Les Jours sont longs ». Damase Potvin dans « La Rivière à mars », Adolphe Nantel avec « À la hache » et « La terre du huitième » ; Blanche Lamontagne, Grignon et son « Déserteur » en un mot, la plupart de ceux qui voulaient se tailler un nom dans nos lettres éprouvèrent le besoin de verser dans le genre agraire sans chercher à y faire leur marque en le renouvelant : jusqu’à Desrosiers, Ringuet et surtout Germaine Guèvremont qui réconcilieront définitivement notre littérature avec un genre qui avait beaucoup à se faire pardonner pour avoir été trop envahissant, sans avoir réussi à briller.