Le roman canadien-français/03
CHAPITRE TROISIÈME
LIBÉRATION DU
ROMAN PAYSAN
Les romanciers qui ont réussi à libérer le roman paysan et à le débarrasser de ses scories sont contemporains. Les uns comme Desrosiers, Ringuet et Guèvremont ont surtout exalté l’homme de la terre, l’homme qui tire d’elle sa subsistance : ce sont les traditionalistes, des traditionalistes dans le meilleur sens du terme cependant, qui se sont efforcés de faire neuf, de rajeunir des thèmes qui méritaient mieux que le parti qu’on en avait tiré jusque là. D’autres, comme Harry Bernard et Bertrand Vac, ont mis en scène les aventuriers de la forêt, campant avec quelque succès un type nouveau dans nos lettres. Enfin, Thériault, qui meut lui aussi ses personnages dans un cadre champêtre, nous les projette cependant dans une lumière légèrement diffuse, avec le résultat (surtout dans ses premiers romans) qu’en dépit de son talent, certains critiques ont été jusqu’à mettre en doute la réalité de ces personnages.
LÉO-PAUL DESROSIERS
Les premiers romans de Desrosiers arrivent après une période plutôt creuse. Malgré de bonnes qualités de conteur, il porte encore un peu trop la marque du traditionalisme dans ce qu’il a de figé ; il ne se décide pas à rompre les dernières amarres qui lui auraient permis de prendre l’élan nécessaire pour arriver au premier rang de nos romanciers ; il faut cependant souligner le caractère exceptionnel et les dispositions nouvelles qu’il affiche dans sa dernière œuvre « L’ampoule d’or ».
C’est avec « Les Engagés du grand portage », publié à Paris, en 1932, qu’il s’était le mieux affirmé avant « L’ampoule d’or ». Dans « Les Engagés », il s’est davantage dépouillé des influences qui empêchèrent ses premiers romans, malgré leur bonne facture et leur parfaite écriture, de briller de l’éclat qu’auraient pu lui assurer ses bonnes qualités d’écrivain. « Les Opiniâtres » demeurent, par contre, une belle fresque patriotique, sans plus, un genre d’épopée à la gloire des défricheurs de la terre canadienne, un roman, enfin, où les problèmes demeurent toujours à l’échelle nationale ; ce n’est pas que l’humain y soit absent, mais ses hommes et ses femmes ne parviennent pas à l’ampleur qu’on espère toujours leur voir atteindre. On trouve les mêmes faiblesses dans « Sources » ; il n’y renouvelle pas sa manière, mais il y dégage mieux les horizons et ses personnages sont mieux charpentés ; on y sent un souffle nouveau qui rafraîchit le roman ; la thèse, surtout, se fait plus discrète. Le romancier voit encore dans la terre canadienne l’héritage par excellence que l’on ne peut laisser en friche sans trahir ; mais c’est sous un angle moins régional ; on saisit une certaine anxiété d’élever les problèmes locaux au plan universel, doublée d’une part de réalisme qui donne plus de consistance à l’œuvre. Desrosiers marque la période transitoire entre la mièvrerie, la grande misère des romans paysans qui l’ont précédé et le sommet qu’atteindra Germaine Guèvremont. Il a, lui aussi, abordé un aspect du problème social quand dans « Nord-Sud », il relate la triste odyssée des nôtres aux États-Unis. Mais son principal mérite demeure celui d’avoir amélioré la forme de notre roman, même si on peut reprocher à ses premières œuvres une froideur réellement excessive ; cela est peut-être le résultat de son souci de correction et de perfection de la langue ; cette langue ne manque pas de richesse non plus ; mais on a parfois l’impression d’une richesse de nouveau riche : il abuse des mots purement livresques, justes sans aucun doute, mais qui donnent parfois l’impression d’un usage immodéré du dictionnaire : d’où cette forme un peu guindée à laquelle il faut imputer sa froideur de style. Ces défauts ne sont pas assez grands, cependant, pour cacher les ressources innombrables qu’il possède et dont il a su se servir à point pour donner à l’ensemble de son œuvre une allure qui ne manque ni d’élégance ni de beauté. Il a su exploiter à fond ses qualités de peintre qui ne se démentent jamais et le placent au premier rang de nos romanciers descriptifs.
Mais « L’Ampoule d’or » révèle un Desrosiers qui risque de confondre la critique qui se contenterait de le juger sans retour sur ses premiers romans. Il faut situer à part « L’Ampoule d’or », rempli d’un mysticisme ardent, de poésie et de chaleur aussi. Il affiche ici de nouvelles qualités de peintre, aux couleurs vives, des rives et de la mer gaspésiennes tout en se révélant aussi un peintre d’âmes. « L’Ampoule d’or » est avant tout l’histoire d’une âme d’élite comme il en existe, mais à côté de laquelle passe, sans la voir, notre monde surtout soucieux de terre à terre. Cette petite Gaspésienne, passionnée, toute d’une pièce, est humaine dans sa faiblesse en face de l’amour qu’elle voue à un marin de passage, dont elle ne sait rien mais à qui elle s’est pourtant offerte dans le sens le plus complet et le plus charnel du mot. Il partira sans la posséder, sans avoir assouvi cet amour qui l’aura, elle, durement frappée. Elle est, cependant, atteinte dans son âme plus que dans son corps, profondément atteinte, jusqu’au désespoir que vient accroître la mise au ban dans laquelle, après sa famille, l’a reléguée le village tout entier. Une vieille originale, souffre-douleur des gamins du pays, l’arrachera à la mort où elle tente de se réfugier. Elle essaiera de revivre ; un autre marin, de chez elle celui-là, parviendra à l’émouvoir à nouveau ; elle aurait peut-être réussi à le retenir si elle avait consenti à la lutte ; mais déjà l’homme ne peut plus la satisfaire. Un hasard lui fait découvrir des livres saints dans une carcasse de navire échouée ; elle y trouvera la voie qui la conduira à Dieu : elle se consacrera désormais à l’ingrat métier d’institutrice de village, dans une soif ardente de dévouement expiatoire.
Ce dernier Desrosiers nous ouvre des perspectives nouvelles et annonce un auteur qui ne peut pas avoir dit son dernier mot.
« Trente Arpents » restera, semble-t-il, le maître roman de ce médecin-homme de lettres. Il a écrit là une sorte de chef-d’œuvre d’un genre qu’il n’est pas parvenu à dépasser, malgré tous ses efforts. Il nous a également donné des contes, réunis sous le titre de « L’Héritage », qui sont parmi les meilleurs de chez nous avec « Contes pour un homme seul » de Thériault, et les très beaux contes de Pierre Dagenais. Il a également écrit une délicieuse fantaisie « Fausse Monnaie » que la critique a accueillie avec une injuste sévérité pour ne pas dire avec dédain, alors qu’elle a porté aux nues son « Poids du Jour » qui, malgré de sérieuses et solides qualités, n’en méritait pas tant.
Dans « Trente Arpents », la technique du roman demeure la même que chez Desrosiers : la forme narrative sans plus ; cette technique persiste d’ailleurs chez tous nos romanciers jusqu’au lendemain de la dernière guerre où nous verrons surgir les premiers essais d’un timide affranchissement des modes consacrés. Mais l’exploitation du thème paysan par Ringuet se traduit, dans ce roman, par une première et véritable rupture avec l’étroit régionalisme dont nous avions été affectés jusque là. Son père Moisan aime la terre pour elle-même et non parce qu’elle est canadienne : Euchariste Moisan est le type du paysan de tous les pays qui sait ce qu’il doit à la terre et qui, pour cela d’abord, s’en sent solidaire. Il est Canadien, sans doute, le descendant de plusieurs générations de Canadiens dont il a hérité les coutumes, le mode de vie, le comportement extérieur : mais tout cela, c’est le décor : Moisan, paysan français, hollandais, allemand ou chinois, aurait eu devant la terre les mêmes réflexes qu’éprouve Moisan, paysan canadien du Québec. Et c’est pourquoi la manière dont Ringuet développe son thème régionaliste inscrit son roman sur le plan universel, un peu comme Ramuz chantant sa petite patrie suisse sans cesser d’être humain, profondément humain. Son roman n’est plus national ; c’est tout simplement un roman écrit en français par un Canadien ; et c’est ce qui en fit une œuvre originale dans notre littérature au moment où il parut (1937). Ringuet, peut-être le tout premier, a prouvé, à l’inverse de ce que l’on avait toujours pensé et enseigné, que la qualité essentielle du roman est de n’être pas national, qu’un roman ne doit pas avoir de nationalité, que seul enfin son auteur peut en avoir une. Il a traité un problème qui se posait au Canadien non en fonction du Canada, mais en fonction de l’homme. Ce n’est que compris de cette manière que notre roman paysan ou régionaliste pouvait se réhabiliter et obtenir son droit de cité.
GERMAINE GUÈVREMONT
« Le Survenant » et « Marie-Didace » sont de cette veine-là. Déjà « En pleine terre » annonce « Le Survenant » : la noce d’Alphonsine et d’Amable, dans son récit simple mais combien coloré, sobre et à la fois vivant, révèle un écrivain de métier ; un écrivain dont on entrevoit aussi les ressources d’une langue riche et chaude, déjà maître de son style et de ses moyens. Germaine Guèvremont a saisi toute la beauté de la terre, compris cet amour que lui voue, partout, la race paysanne : race équilibrée, toujours égale à elle-même, sans artifice aucun, qui sait être grande sans cesser d’être simple et connaître la joie sans exubérance comme la peine sans ostentation. Dans le paysan canadien, Germaine Guèvremont a peint elle aussi tous les paysans du monde.
Elle se contente aussi d’être romancière, sans plus, sans se laisser distraire par les contingences extérieures qui en alourdissent plutôt la technique et la trame : pas de détours, pas de circonvolutions dans la description des passions animant ses personnages qui, le Survenant excepté errant de nulle part et de partout, sont de chez nous ; tous sont d’abord des hommes et des femmes, avec leurs soucis et la part de joies et de souffrances que leur prodigue la vie. Le Survenant d’abord, robuste, solide et fort en chair, est particulièrement mis en relief : ivrogne et trousseur de jupons mais généreux aussi et qui, malgré son égocentrisme, son égoïsme même et sa détermination de ne faire que ce qu’il lui plaît, quand il lui plaît, accepte à l’occasion d’être le besogneux de toutes les besognes. Les drames qu’il soulève autour de lui sont des drames intérieurs que Germaine Guèvremont suggère, plutôt qu’elle ne décrit, avec une puissance qui transperce tout le roman : drame de la jalousie d’Alphonsine et d’Amable, drame du sentiment complexe d’Angélina pour le Survenant, centré sur un amour aux contours imprécis, un amour qui ne veut pas se reconnaître, né sans doute de l’attirance créée par le mystère auréolant cet errant, et que la romancière a su fixer et rendre dans tout ce qu’il peut représenter chez une âme campagnarde, sincère, mais timide et gauche ; drame encore de l’aboulie d’Amable, toujours plein de bonnes dispositions mais incapable de passer à l’action et dont le comportement hésitant est à l’origine de la faveur dont le Survenant jouira de plus en plus auprès du père Didace ; drame du père Didace lui-même qui rejoint celui de tous les hommes de la terre, inquiets de l’avenir de leur bien, de ce bien qui est leur vie même, plus que leur vie puisqu’ils veulent en voir la perpétuation bien au delà de leur génération.
Ces êtres sont naturels, sans fard aucun. Le père Didace n’aime pas l’« Acayenne », mais ses soixante ans sont attirés par la forte sensualité qui se dégage d’elle et que la romancière ne cherche pas à mettre en veilleuse. Dans quelle mesure aussi, cette femme est-elle liée au Survenant ? Il n’est pas nécessaire que l’auteur nous le dise, pas plus qu’il n’a besoin de nous révéler ce qu’elle fut pour lui : une maîtresse qu’il veut caser avant de reprendre sa marche de Juif errant ou bien, tout simplement, la femme qui, pense-t-il, tout en satisfaisant les sens du vieillard, pourra le remplacer à la ferme où Amable et Alphonsine ne sont décidément pas à la hauteur.
Madame Guèvremont meut ses personnages sur l’écran de la vie avec ses lumières et ses ombres ; elle ne les juge pas et n’y mêle aucun thème moralisateur ou prédicant pour les excuser ou les justifier. Ils sont ainsi et il faut les prendre tels qu’ils sont. Si l’on veut à tout prix découvrir, selon la formule conventionnelle, le message d’écrivain de Germaine Guèvremont, on le trouvera à travers toute son œuvre. Sans être éclatant, il est là ; il se trouve tout entier dans son récit simple, équilibré, solide, fidèle dans la description et les tableaux qui font la terre attirante et vivante, vrai dans les personnages qu’elle ne veut parer d’aucun artifice. Elle est surtout parvenue à se libérer des influences par trop envahissantes : « Maria Chapdelaine » ne l’a nullement marquée. Tout au contraire, on dirait qu’elle a voulu réagir contre cette espèce de torpeur que dégage le climat du livre de Louis Hémon, ce faux sentimentalisme qui s’acharne à grouper tout un peuple autour des tombeaux, autour d’une idée de fixation dans le temps et l’espace ; autour même d’une idée de régression, axée sur le prétexte d’un avenir pour lui semé d’embûches qu’on invoque pour lui faire obstinément fixer les yeux sur le passé.
Si écrire un roman c’est avant tout faire œuvre humaine, Madame Guèvremont est une grande romancière. Ses romans se rapprochent autant sinon plus du genre psychologique que du genre paysan, même si la psychologie ne s’y étale pas à pleines pages ; ce ne sont pas des œuvres où les personnages se torturent et se posent des problèmes qu’ils sont les seuls à voir sous l’aspect où ils les envisagent ; c’est une analyse de la vie non dans ses exceptions, mais dans sa réalité de tous les jours. On ne peut donc se contenter de les rattacher au genre terrien ou paysan, pas plus d’ailleurs que ceux de Bertrand Vac, Harry Bernard ou Thériault.
BERTRAND VAC ET HARRY BERNARD
Au fur et à mesure que l’on avance dans le temps, le roman terrien se dégage de ses formules rigides et poussiéreuses. On a fait un pas énorme depuis les premiers romans de Desrosiers et Desrosiers lui-même, nous l’avons vu, en est à renouveller sa manière. Je pense bien, cependant, que l’on ne pourra pas dépasser le véritable sommet atteint par Germaine Guèvremont.
Deux livres récents, « Louise Genest » de Bertrand Vac et « Les Jours sont longs » d’Harry Bernard, nous présentent d’autres thèmes ; du décor naturel, on est passé à un certain naturalisme non dépourvu de réalisme. Il est difficile de juger un romancier sur un ou deux livres ; mais nous devons nous y résigner dans bien des cas au Canada français où la plupart des romans qui comptent dans notre littérature contemporaine signalent les débuts d’un auteur. Il n’y a pas chez nous de vieilles générations de romanciers, encore moins une tradition du roman ; mais, en général, on peut déjà déceler dans un premier livre la manière de l’écrivain ; ainsi chez Lemelin, « Les Plouffe » ne contredit pas « Au pied de la pente douce » et « Pierre le Magnifique » demeure dans la jeune tradition de l’auteur.
« Louise Genest » est notre « Goncourt » 1950, un « Goncourt » évidemment à notre échelle.[1] Ce jeune médecin manifeste déjà d’assez belles qualités de peintre et d’analyste ; son deuxième roman cependant, lui aussi couronné, en 1952, par le « Cercle du Livre de France », a déçu quelques-uns des critiques qui lui avaient accordé une première fois leur vote. « Deux portes… une adresse », qui a la guerre et l’immédiate après-guerre pour cadre, n’est qu’un pâle reflet du puissant roman de Jean-Jules Richard « Neuf jours de haine ». L’intrigue de « Louise Genest » est en elle-même banale. Louise Genest est l’épouse d’un marchand de village des Laurentides, quelque chose comme une Madame Bovary qui s’ignorerait ; sans cependant atteindre la forte personnalité de l’héroïne de Flaubert, cette femme devient assez vite attachante. La seconde vie qu’elle a choisie en suivant dans la forêt un trappeur qui l’observe depuis six à sept ans, elle paraît l’avoir abordée sans remords ; que déjà au village, on la désigne sous le terme méprisant de « la Genest », peu lui chaut. Son amour est plus fort que son amour-propre et rien paraît n’avoir de prise sur elle… jusqu’au jour où elle apprendra que c’est dans son fils, qu’il a retiré du collège pour l’installer avec lui au magasin, que son mari veut la frapper. Le remords que la femme et l’amoureuse n’ont pas connu, la mère commence à l’éprouver. Il la ramènera au village, malgré tout l’amer souvenir qu’elle en a gardé ; son mari la rejettera pour s’acharner davantage sur ce fils à travers lequel il sait le plus terriblement et le plus profondément l’atteindre.
Dans ce roman de la forêt, Bertrand Vac a évité l’écueil régionaliste ; il a réussi, avec assez de bonheur, à pénétrer au cœur du drame qu’il développe avec ampleur sans tomber dans l’affectation ou l’artificiel. Il atteint même un certain degré de grandeur dans son analyse du désespoir : le lecteur se retrouve dans une atmosphère sombre et lourde comme un ciel d’orage ; il vit les transes d’une mère à la recherche de son fils perdu dans la forêt et dont elle se rend, au premier chef, responsable du malheur ; on partage ses angoisses dans cette lutte téméraire et folle contre les éléments, lutte sans espoir, mais logique quand même dans son illogisme apparent, pour cette femme maintenant prise tout entière par son amour maternel.
Harry Bernard égale Vac dans son exaltation de la forêt, même s’il décrit plus qu’il n’analyse et que certains de ses paysages semblent du déjà vu. Il ne faut pas oublier que Chateaubriand et Bernardin de Saint-Pierre ont excellé dans la description de la nature et que le mérite n’est pas de les imiter, mais bien de rénover le genre. Mais si, dans l’ensemble, « Les Jours sont longs » est un assez bon roman, il n’est pas exempt de défauts assez surprenants chez un romancier qui n’en est pas à ses premières armes. Vac et Bernard se rencontrent cependant pour camper ce nouveau personnage de nos lettres qu’est le guide de la forêt. Si l’un et l’autre ont assez bien réussi leur portrait, celui de Bernard paraît pourtant mieux ciselé. Vac se rachète avec son personnage féminin et dame ici le pion de Bernard dont l’Adèle n’est pas assez mis en relief. Il y a même dans « Les Jours sont longs » une interpolation d’intrigues ; il nous semble que Bernard aurait dû ou exploiter davantage l’histoire de Rolande ou la réduire à la simple évocation de son nom ; elle habite le roman pendant quelques pages, puis elle disparaît sans laisser de traces. Mais le portrait de Cardinal, les effets que l’auteur en tire suffisent à faire oublier bien des défauts mineurs : aucun de nos romanciers n’a réussi avec plus de bonheur la peinture de l’un de ces coureurs de bois modernes, tantôt garde-chasse, tantôt trappeur, que sont les guides dans les grands espaces forestiers du nord québécois. « Louise Genest » comme « Les Jours sont longs » éclairent un aspect de notre nature que l’on avait ignoré jusqu’ici ; ils dégagent tous deux une atmosphère, un climat proprement québécois, sans pour cela tomber dans l’outrance. Le cadre seul est canadien ; dans les deux cas, nous avons affaire à un roman humain, tout simplement.
YVES THÉRIAULT
La Bernadette de « La fille laide » de Thériault peut, dans une certaine mesure, évoquer l’Acayenne de Madame Guèvremont, par la sensualité qui se dégage de l’une et de l’autre ; car c’est bien la sensualité de l’Acayenne qui attire, à soixante ans, le père Didace ; mais l’analogie s’arrête là. Thériault ne ressemble à aucun de nos écrivains du terroir. Les personnages de Germaine Guèvremont, nous l’avons déjà souligné, sont d’ici ; et son mérite est précisément d’avoir su les élever à l’échelle universelle sans les sortir de leur cadre. Je ne reproche pas cependant à Thériault, que l’on me comprenne bien, de n’avoir pas écrit des romans nationaux dans le sens étroit du mot ; seulement, n’ayant pas placé ses personnages dans un décor particulier, il lui fut plus facile de les modeler à sa convenance ; ce dernier procédé présente moins d’embûches, car il devient plus difficile au lecteur de vérifier la véracité physique et mentale des hommes et des femmes mis en scène, la réalité de leur comportement, la justesse de leurs réactions, en un mot, leur parfaite vraisemblance.
Dans ses deux premiers romans, « La Fille laide » et « Le dompteur d’ours », Thériault monte en épingle la rivalité entre le peuple de la montagne et celui de la plaine, thème cher à Ramuz ; ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il en ait forcément copié la formule, comme certains l’ont prétendu. Qu’il y ait certaine analogie entre Thériault et le grand écrivain suisse et aussi avec Giono, on peut le soutenir ; mais cette analogie n’est que superficielle : par les personnages choisis, les livres de Thériault évoquent ceux de Ramuz et de Giono comme « Trente Arpents » de Ringuet peut évoquer les romans du terroir français. Les personnages de Thériault sont surtout des primitifs ; la violence de leurs sentiments ne pourrait s’expliquer autrement ; c’est ce qui nous autorise à dire que, pour admettre ces personnages, il nous faut presque faire un effort il faut les accepter d’emblée, tout de suite, sans discuter ; sinon, on peut se cabrer devant leur comportement et les sentiments qu’ils manifestent ; leurs problèmes, aussi, nous sont posés brutalement et aussi brutalement résolus. Il y a peut-être dans le monde des êtres comme ceux qu’il nous présente ; peut-être même y en a-t-il chez nous. Mais nous ne les connaissons pas, nous ne les rencontrons certainement pas tous les jours. C’est pourquoi il nous reste à les qualifier de primitifs ; on s’explique ainsi leurs réactions trop souvent animales, tout près de la nature. Ce qui à certains peut paraître artificiel n’est peut-être, au fond, que la manifestation spontanée d’une nature que la civilisation nous aurait habitués à refréner. C’est peut-être aussi cette atmosphère sensuelle et lourde à la fois dans laquelle ils baignent qui fait l’âpreté de ses romans, cette atmosphère prenante et irritante qui capte l’intérêt et fascine le lecteur. Le style contribue lui aussi à développer cette atmosphère : style primitif, d’un primitivisme étudié selon certains critiques, mais primitif quand même et nouveau dans nos lettres ; un style en quelque sorte incorporé à l’action en lui communiquant quelque chose de sa substance, un style à l’état brut qui réussit à faire passer bien des incorrections de langue.
Car la langue de Thériault est loin d’être ciselée ; certains lui en ont fait un grief majeur, allant jusqu’à mettre ce défaut de l’avant pour refuser son œuvre tout entière. On peut dire, en résumé, que Thériault a dérouté la critique, notre critique trop conservatrice et, encore à bien des points de vue, réactionnaire. Dès ses « Contes pour un homme seul », parus à un moment où Giono et Ramuz étaient à peine connus chez nous, Thériault avait déjà sa manière bien à lui. Il l’a conservée dans ses deux premiers romans en en améliorant les détails. « La Fille laide » plaira ou ne plaira pas : il n’y a pas de milieu, tout comme « Le dompteur d’ours » où il a réussi, par un habile tour de passe-passe, à réaliser l’unité d’une œuvre, à première vue disparate.
Thériault brave effrontément la critique et cette attitude fut pour quelque chose dans l’accueil initial qu’il en a reçu. On dira que les attitudes d’un écrivain n’ont rien à voir avec son œuvre ; on peut le dire… mais qu’est-ce que cela peut bien signifier dans la pratique des gens et des choses, dans notre pays où l’on est tellement subjectif ? Thériault, on peut l’affirmer sans grande crainte de se tromper, réussira à s’imposer à ceux-là même qui lui furent le plus hostiles ; il s’imposera tout comme Jean-Jules Richard, auquel il s’apparente, ne fut-ce que par le renouvellement que l’un et l’autre apportent à la technique de notre roman. Thériault est un romancier avec lequel il faut compter, un romancier naturaliste dans toute l’acception du terme ; un romancier naturaliste, mais aussi réaliste, c’est-à-dire, chez nous, un romancier d’avant-garde, car jusqu’à lui, le réalisme était à créer au Canada français. Et plus récemment, il présentait avec « Les Vendeurs du temple » un Thériault nouveau genre : le Thériault du roman de mœurs où, malgré une certaine transformation du style, il demeure semblable à lui-même, avec ses défauts et ses qualités.
FÉLIX-ANTOINE SAVARD ET QUELQUES AUTRES
Savard est surtout un poète, même si « Menaud, maître-draveur » (1937) peut s’inscrire dans le catalogue des romans. Le grand reproche qu’on puisse lui faire, c’est d’avoir ressuscité la sentimentalité de « Maria Chapdelaine ». Il reprend Hémon aux dernières pages de son roman pour broder à nouveau sur ce thème en nous remettant en scène des hommes encore et toujours sur la défensive. Il me semble qu’il y a assez longtemps que nous survivons pour bien affirmer enfin notre droit à la vie ; et vivre, c’est plus que se cantonner dans une attitude de refus d’avancer, une attitude toujours et sans cesse négative. Ces réserves n’enlèvent rien, cependant, à la grande beauté de ce livre qui, comme toutes les œuvres de Mgr Savard, est avant tout un magnifique poème à la gloire de la terre laurentienne ; il s’est imposé, dès ce volume, comme le peintre par excellence de nos vastes espaces et de nos horizons illimités. Avec « Menaud » il pénétrait dans un monde nouveau, celui des « draveurs », métier bien canadien, puisqu’il en a fallu inventer le mot, et qui se rattache, comme les guides de Vac et Bernard, à l’immortelle tradition de nos aventuriers de jadis.
Il est regrettable que si peu d’écrivains se soient laissés séduire par cette veine d’inspiration. Jacques Sauriol, en un style bien personnel et dans une langue unique, a donné, avec « Le Désert des lacs », un roman que l’on peut rattacher à ce genre ; mais l’extravagance de sa langue déroute complètement le lecteur ; elle pose, en somme, le principe du droit à l’existence, au Canada, d’une langue qui, en fin de compte, ne pourrait être qu’un dialecte local, farci d’anglicisme ou plus exactement de termes anglais passés dans notre langue parlée, mais écrits et prononcés à la française.
Hervé Biron, dans des romans de la même veine, s’affirme cependant comme un écrivain français plein de nuances. Rompant, lui aussi, de façon définitive avec le régionalisme stagnant, il use d’une langue précise et riche à la fois pour raconter, dans « Poudre d’Or », la folle équipée d’hommes, qui, fixés au sol depuis des générations, sont repris par le démon de l’aventure de leurs lointains ancêtres. Son livre, plein d’atmosphère, a recréé admirablement ce climat de fièvre dans lequel ont vécu les chercheurs d’or de la fin du xixe siècle ; il a eu en France une édition qui fut rapidement épuisée. Dans un deuxième roman, « Nuages sur les brûlés », il a réussi un beau tableau de la colonisation des immenses régions du nord et de l’ouest québécois. Biron est un écrivain consciencieux, qui ne laisse rien au hasard et a le souci de la correction à laquelle il ira jusqu’à sacrifier sa fantaisie.
Notre régionalisme historique n’a pas inspiré d’œuvres vraiment remarquables, même si on y inclut « Les Habits rouges » de Robert de Roquebrune, bon roman sur la révolte des patriotes de 1837, mais auquel manque le souffle de grandeur dont devaient être animés des hommes luttant pour la patrie dans l’acception la plus complète et la plus charnelle du terme. Il y a trop de conventionnalisme dans ses personnages, que ce soit Papineau, Nelson, Henriette de Thavenet et aussi Gosford, Lilian Colborne ou le lieutenant Fenwick ; on dirait que l’auteur veut recomposer l’histoire pour la faire servir à une thèse ; de Roquebrune est bien plus lui-même dans ce délicieux volume que sont « Souvenirs de mon enfance » que l’on ne peut, cependant, inscrire avec les romans. Il y eut aussi parmi les romans historiques « Le Moulin du Crochet » de Louis-Georges Lapointe, œuvre assez savamment construite où l’auteur, dont c’est le premier volume, montre déjà un solide métier ; mais ses mérites se limitent là ; on signalera aussi « Martine Juillet » de Pierre Benoît qui n’arrive pas davantage à s’imposer avec ce récit romancé de l’époque héroïque de la colonisation de Montréal.
La liste de ceux qui ont réellement dégage le roman du terroir des liens qui le retenaient au sol, se résume donc encore à quelques noms : mais ces romanciers ont réussi à en transformer définitivement la formule et nous n’avons plus à craindre un retour à la grande monotonie antérieure. De la description des mœurs et coutumes rurales, de l’œuvre purement descriptive, nos romanciers sont passés à l’analyse. On a fini par découvrir que l’homme de la terre pouvait avoir d’autres préoccupations que la survivance du peuple canadien-français. Tout en y pensant, tout en se solidarisant à ce problème de masse, tout en demeurant pénétré de son importance, de la nécessité de lutter pour une langue, des traditions dont il ne peut ni ne veut se laisser dépouiller et pour lesquelles, s’il le faut, il serait prêt à donner sa vie ; tout en demeurant lui-même, enfin, dans un peuple qui, lui aussi, entend le demeurer, le Canadien français n’a jamais cessé d’avoir des problèmes qui dépassaient le cadre de son village, de son pays, des problèmes humains. Et c’est ce que nos romanciers paraissent avoir enfin découvert en même temps qu’ils aperçoivent maintenant le problème des villes, les grands problèmes de l’homme contemporain, les problèmes de l’homme de toujours !
- ↑ On persiste à désigner sous le nom de « Goncourt canadien » le prix annuel du « Cercle du Livre de France » fondé en 1949 par son directeur, M. Pierre Tisseyre, et décerné chaque année par un jury littéraire composé surtout de critiques, la plupart des journalistes. En 1949, le prix ne fut pas attribué, bien que « Mathieu » de Françoise Loranger eût décroché cinq voix, alors qu’il en fallait six pour obtenir le prix. En 1951, c’est André Langevin avec « Évadé de la nuit » qui en fut le lauréat. À l’instar de Bertrand Vac, Langevin décrocha lui aussi une seconde fois le prix l’an dernier avec « Poussière sur la ville ».