Le cercle du livre de France (p. 15-38).


CHAPITRE PREMIER

ESQUISSE HISTORIQUE

Une littérature, comme l’Histoire, comme le temps lui-même n’a jamais de point d’arrivée ; elle est, avec la politique et la norme de vie matérielle, l’un des critères de fixation dans l’évolution d’un peuple ou d’une nation. On dit que les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent ; et c’est vrai pour la littérature aussi, car l’un et l’autre en sont les produits, même si l’on doit admettre que ce soit sur des plans différents. Mais la politique et la littérature demeurent des arts : l’un, celui de gouverner les peuples ; l’autre, d’exprimer son âme et d’en refléter les comportements. Le degré de perfection qu’elles atteignent à un moment donné est l’un des plus sûrs indices du niveau intellectuel de la nation.

Si donc la littérature est véritablement l’art d’exprimer l’âme d’un peuple, on ne s’étonnera pas que nos premières manifestations littéraires aient été des pamphlets et se soient surtout limitées à des articles publiés dans des journaux de combat.

Il faut, en effet, se rappeler qu’en 1763 il y eut le Traité de Paris qui fermait brutalement aux Canadiens les fenêtres du monde ; il les laissait livrés entièrement à eux-mêmes, sous la menace d’une disparition à brève échéance comme peuple français à moins d’un refus brutal d’accepter les conséquences, à première vue logiques, de leur nouvelle condition. La seule littérature qui leur était permise était une littérature engagée dans toute la force du terme. Les Canadiens faisaient face à une situation sensiblement analogue à celle où vont se retrouver les Français entre 1940 et 1945 ; leur première littérature en sera donc une de résistance. Qu’ils aient trop longtemps conservé cette attitude défensive, allant jusqu’à refuser les transfusions de sang nouveau qui auraient pu les aider dans leur lutte, là n’est pas pour l’instant la question.

On ne peut donc pas reprocher aux deux ou trois générations des lendemains de la cession à l’Angleterre de s’être presque exclusivement confinées à l’éloquence et au journalisme ; et l’on reconnaîtra que ce ne fut pas sans succès, surtout si l’on tient compte des circonstances difficiles dans lesquelles ils se débattaient. Il faut d’abord se rappeler que la Révolution, qui avait secoué le monde, n’avait eu que peu ou pas de répercussion chez nous : nos tribuns, nos polémistes de la fin du xviiie et des débuts du xixe siècles ne connurent pas cette éloquence à l’emporte-pièce d’un Mirabeau, d’un Saint-Just, d’un Danton, d’un Robespierre ; la littérature d’un Marat de « L’Ami du peuple » et, en général, des pamphlétaires de 1793-94 ne leur parvint pas ; les idées nouvelles étaient tabou et à peine soupçonnée leur forme d’expression parlée ou écrite ; de la prose, celle d’un Chateaubriand fut une des seules à trouver grâce au début du xixe siècle et son style grandiloquent, quelque peu pompeux, exerça une influence qui fut loin d’être toujours bienfaisante, à cause d’une certaine prédisposition à l’emphase qui caractérisait les Canadiens d’alors.

Or, en dépit de tout cela, en dépit d’une coupure avec l’extérieur qui, à toutes fins pratiques, aurait dû condamner notre langue à demeurer figée au français d’Ancien Régime, plusieurs de nos polémistes et pamphlétaires atteignaient, dès 1795, une forme excellente, qui a pu paraître naturelle à leurs contemporains, mais qui étonne aujourd’hui celui qui s’arrête à étudier les conditions de développements de nos lettres à cette époque. La fin du xviiie siècle produit déjà au Canada une éloquence toute française et le journalisme révèle d’authentiques polémistes du meilleur cru.

Si on feuillette les journaux du commencement du siècle dernier, depuis « Le Canadien », fondé en 1806, on est étonné de la forme excellente, nullement empesée des articles qui s’y publiaient, la presse d’alors avait de la couleur et on y défendait des idées ; le Canada français, bien plus qu’aujourd’hui, avait un journalisme digne de ce nom. Les discours des tribuns, des Papineau, d’un de Lorimier et, plus tard, d’un Lafontaine, dénotaient déjà une maturité de pensée traduite dans une langue pleine de saveur. Dans ce genre, les Canadiens se sont immédiatement exprimés dans une forme dégagée, une forme supérieure à celle dont ils se serviront dans les premières manifestations de leur littérature dite gratuite. Est-ce parce que l’art oratoire et le pamphlet offre plus de facilités naturelles ? Peut-on invoquer l’hérédité française ou, encore, ce que Léon Daudet appelait « les universaux » ? Nous dirons, plus simplement, que nous sommes en présence du désir manifeste d’une nationalité à réclamer, face à l’occupant, ses droits à l’existence.

Mais à la longue, par-dessus mers et continents, les idées électrisantes de ’89 ont fini par percer le double rideau clérical et britannique, véritable rideau de fer avant le terme, tombé entre le Canada français et le reste du monde. Sans avoir, cependant, l’ampleur qu’elle connut en Amérique latine, qu’elle libéra du joug espagnol, cette passion de liberté se décèle tout de même à la longue dans nos lettres. Le ton des discours et articles en est imprégné : un Papineau porte certainement la marque des révolutionnaires de 1793 et dans les « Quatre-vingt-douze Résolutions », on perçoit le reflet de la terminologie révolutionnaire. Chacun a encore à la mémoire la réplique d’un Chénier à ceux de ses partisans lui demandant un fusil : « Attendez ; des patriotes vont se faire tuer ; vous prendrez les leurs ». Mot digne de ceux des grands Ancêtres !

De la polémique, la littérature française du Canada passa tout naturellement et normalement à l’histoire. « L’Histoire du Canada » de Garneau en est la première manifestation importante. Avant elle, on avait eu celle de Michel Bibeau et, aussi, une « Histoire générale du Canada » de Jacques Labrie, dont une partie du manuscrit fut brûlée en 1837 avec le village de Saint-Eustache, dans la sanglante et brutale répression de l’incendiaire Colborne contre les Canadiens français. Elle est d’un intérêt plutôt anecdotique ; quant à celle de Bibeau, elle se caractérise par son anglophilie : une anglophilie apparemment sincère, mais étonnante à une époque où toutes les forces vives de la nation étaient en opposition active à l’autocratie coloniale qui ne désarmait pas. Dans son « Histoire de la littérature canadienne-française », Berthelot Brunet dit que « si Bibeau fut, en histoire, un précurseur,… il le fut aussi des nombreux politiques qui, depuis la Confédération, reprennent en refrain la louange aux institutions britanniques… »

Quant à Garneau, il voulut d’abord répondre à ceux qui affirmaient que le peuple canadien-français n’avait pas d’histoire ; d’où sa préoccupation, patente dans sa première édition, de réfuter cette assertion, particulièrement mise en évidence dans le rapport du hautain Durham. Garneau se laisse parfois entraîner à la polémique, ce qui n’enlève rien à l’impartialité de son œuvre même. On lui a aussi reproché bien d’autres choses : des idées libérales, une mentalité voltairienne, la marque de Michelet, influences conjuguées qui l’auraient fait verser dans l’irréligion ; son histoire serait imprégnée d’une inimitié latente contre l’Église, etc., etc. C’est tout simplement chercher à couper les cheveux en quatre ; dès sa première édition, Garneau a écrit une histoire sincère, fortement documentée qui, malgré des défauts réels ou imaginaires, marque un jalon dans notre littérature. Avec le genre historique, réellement créé par Garneau, cette littérature s’affirme dans un genre qui abandonne la lignée unique du pamphlet et de la polémique pure. Il sera suivi de nombreux disciples, mais il faudra attendre Chapais, puis Groulx et Frégault pour trouver des émules dignes de lui.

Mais si une littérature ne peut se confiner au journalisme, à la chronique et à l’histoire, il ne suffit pas de les désirer pour avoir des poètes et des romanciers. Les uns et les autres apparaissent chez nous vers la moitié du siècle dernier : la poésie se manifeste presque soudainement et en abondance, parée même d’une certaine richesse que n’a pas la prose. Nos premiers poètes furent nombreux et beaucoup possédaient une véritable veine poétique, une richesse authentique d’inspiration, agréablement traduite dans une écriture colorée et souvent pleine de feu. Il y eut évidemment les poètes consacrés, ceux que l’on a appelés assez pompeusement « nos classiques » : Crémazie, Sulte, Lemay, Fréchette, notre Victor Hugo, qu’il pasticha jusque dans ses travers, ses travers surtout. Mais, à côté d’eux, moins illustre mais non sans intérêt, la phalange des « petits, des humbles, des sans grade » chez lesquels on trouve d’indéniables qualités dans le fond et la forme ; mais ils manquèrent de souffle. Ce fut notre bohème, sans la lavallière et la butte, sans les peintres pour compagnons, ses adeptes se retrouvant quand même autour d’un vin de bon cru et se lisant leurs vers.

Il n’en est rien resté qui puisse compter. Plusieurs, sous le coup d’une inspiration subite, ont réussi un ou deux petits joyaux, d’une matière dense et riche, d’une ciselure parfaite, qu’ils ont enfouis dans une gazette littéraire quelconque ou dans une gazette tout court. Bibeau, l’historien anglophile, a rimé et je crois qu’il est le premier Canadien dont les vers aient survécu ; Joseph Lenoir, Chauveau, le romancier-premier ministre ; Marsais, inconnu de tous les manuels de littérature, mais dont deux ou trois poèmes sont de la meilleure eau ; Elzéar Labelle qui, entre un acte de vente et un contrat de mariage, trouvait le temps de tourner de bien jolis vers ; Eustache Prud’homme et d’autres encore ont écrit des vers disséminés dans les journaux de l’époque. Certains les ont réunis en volume ; mais la médiocrité de la plupart nuit aux deux ou trois poèmes de quelque valeur. En bref, on peut quand même conclure que la poésie entrait de plain-pied au Canada français, vers le milieu du xixe siècle ; c’est précisément le moment où l’ardeur des luttes politiques pouvait se relâcher sans trop de crainte ni dommage pour le peuple canadien-français.

Le Canada français n’eut ni son Villon, ni son Marot ou son Malherbe, encore moins son Ronsard ; mais il eut sa « pléiade » ; on a, en effet, parle d’une pléiade au sujet des poètes des environs de 1860 qui se groupaient à Québec dans la boutique de Crémazie et qui, tout en rimaillant, discutait philosophie et littérature. On y retrouve Sulte, Lemay, Crémazie, Chapman, Fréchette : ce furent, surtout les derniers, nos romantiques : des romantiques attardés alors qu’en France, le romantisme avait déjà vécu et le Parnasse, sur son déclin, faisait déjà prévoir le symbolisme.

Comment peindre cette première manifestation de la poésie canadienne sans la surestimer ni la sous-estimer ? La plupart de ces poètes furent des chantres de la patrie ; mais encore sous l’influence des luttes politiques, trop souvent leur muse s’égarait au point de leur souffler le ton grandiloquent de la réunion publique ; bon nombre ont peut-être trop cru que, pour s’imposer, le vers devait s’enfler au point de devenir ronflant ; il en est cependant resté quelques beaux morceaux qui ne dépareraient pas une anthologie de la poésie française.

Puis, ce fut le désert, en prose comme en poésie avec quelques rares oasis ici et là. C’est dans le journal, encore une fois, que se réfugie notre littérature ; mais comme le problème de l’existence française ne se posait plus avec l’acuité d’un demi-siècle plus tôt, la polémique avait pris, avec une autre cible, un autre ton. On s’attaquait, maintenant, entre Français ; il y avait envers l’adversaire, une ironie parfois mordante, acerbe, dont on n’avait pas encore eu d’exemple. C’est un régal que de lire les vieilles gazettes des années d’après 1860 : en 1860, avec « La Capricieuse », on avait repris contact avec la France ; un peu plus tard, Rochefort enflammera les polémistes canadiens qui se mettront volontiers à son école. L’esprit pétillait et l’épigramme frisait parfois la méchanceté. On eut, tout à coup, conscience du ridicule : ce fut l’époque heureuse où, sur les bords du Saint-Laurent, ce ridicule pouvait tuer ; Tartuffe n’avait pas encore installé sa royauté. Les matamores et les pisse-vinaigre, qui le savaient, se tenaient cois et évitaient de prêter le flanc aux flèches ; ils ne se rendaient peut-être pas exactement compte que la bêtise trop librement exprimée est un crime dans une société civilisée ; mais ils avaient vaguement conscience que le peuple canadien-français, après un siècle et plus de contrainte, redevenait lui-même, c’est-à-dire un Français d’Amérique qui, comme son cousin de France, plaçait l’esprit au premier rang des valeurs.

Les journaux des vingt-cinq dernières années du siècle eurent une liberté de ton que l’on ne retrouve plus aujourd’hui ; on prenait parti à propos de tout et de rien sur les affaires du Canada et même sur celles de France, discutant des problèmes de ce pays avec une passion qui aurait pu faire croire que l’on avait voix au chapitre. On s’enflammait autour du boulangisme ; on pleurait sur l’Alsace, on chantait Bérenger et déclamait Déroulède ; et comme le Canada n’avait pas de drapeau, on arborait le tricolore sans se demander si ces glorieuses couleurs étaient ou non issues de la Révolution ; la réaction se réfugiait dans les milieux officiels où, sans doute pour faire pardonner au peuple d’être demeuré si français, surtout au moment de Fachoda, on pensait qu’il était plus que jamais de mise d’entonner, comme le dit Brunet, le couplet à la gloire des institutions britanniques.

L’important n’était-il pas de demeurer français, gouailleur, légèrement gaulois dans ses propos et ses chansons ? Cette époque vit la publication de ce roman truculent qu’est « Marie Calumet » de Girard qui, sous une forme un tantinet rabelaisienne et quelque peu irrespectueuse, à la manière des « Trois messes basses » de Daudet, affichait la franche gaieté des ancêtres normands qui savaient si bien, sans méchanceté aucune, se moquer des petits travers de chacun, de ceux du curé et de sa servante compris. Le jansénisme, forme catholique du puritanisme, était encore battu en brèche ; on se rappelait qu’à Cana, le Christ avait changé l’eau en vin et le vin n’était pas devenu une boisson immorale qu’on a vendu si longtemps à l’abri de grillages rappelant ceux des prisons ; les campagnes politiques n’avaient pas encore pris le ton prêcheur des pasteurs baptistes et la politique elle-même offrait encore prétexte à littérature.

Dans son ensemble, cependant, la politique a nui à nos lettres ; il fut sans doute une époque où il était nécessaire que les Canadiens français fissent de la politique, car elle était leur seule arme défensive contre la guerre d’extermination légale qu’on leur livrait ; mais ils en avaient si bien pris l’habitude, qu’elle devint chez eux une seconde nature. Alors qu’en d’autres pays, la jeunesse se risquait dans les essais littéraires ou le roman, la nôtre se lançait à corps perdu dans la politique ; elle en fit jusqu’à saturation, au point d’en porter aujourd’hui le poids accablant ; jadis nécessité de vie, la politique est devenue pour le jeune Canadien français un écran de fumée l’empêchant souvent de voir d’autres valeurs combien plus importantes. Elle est responsable de la pauvreté de notre production littéraire de 1880 à 1930. Si au moins, elle eût donné au Canada cette indépendance, que l’on attend encore, au lieu de ce statut équivoque qui est toujours le sien. On admettra, cependant, que vers 1885, la politique pouvait être attrayante ; on se battait tout de même pour des principes ; la fin du xixe siècle vit les grands combats autour de Riel, le vaste mouvement de Mercier, que la trahison d’un Chapleau n’aurait pu annihiler si Laurier fut demeuré fidèle au libéralisme qu’il définissait à Québec dans un discours mémorable et encore cité de nos jours ; ce libéralisme qui s’affirmait comme le parti de l’émancipation, sinon de l’indépendance et de la République. Contre la réaction, de vrais libéraux dressaient l’étendard de la liberté politique et de la liberté économique ; les cercles de jeunes libéraux, en effet, discutaient librement de l’instauration d’une république démocratique et indépendante, sans passer pour traîtres à leur pays ; Mercier, fils, parlait de faire sauter la colonne Nelson et le futur sénateur Dandurand qui, sous l’étiquette libérale deviendra l’incarnation type du conservatisme, criait sur le passage du prétendant au trône de France : « Vive la République, monsieur ! » Un véritable vent de fronde soufflait sur la ville et la jeunesse tout entière, gagnée par le renouveau démocratique, faisait augurer au Canada le règne d’une véritable liberté d’expression. Mais il fallut que Laurier prît le pouvoir pour s’affirmer plus conservateur que ses adversaires et, dans la guerre des Boers, afficher une servilité et un colonialisme rendant des points à ceux du vieux routier impérialiste Macdonald qui, étant premier ministre, refusait d’impliquer d’avance le Canada dans toutes les aventures anglaises. Grâce au vaniteux Laurier, des Canadiens eurent l’immense honneur et l’immense privilège de se battre avec la faible Albion contre les redoutables peuples du Transvaal… Un monument à Québec rappelle ce fait glorieux à quiconque pourrait être tenté de l’oublier. Heureusement que, cette fois, rien dans nos lettres n’a signalé l’événement !

La tournure terre à terre que prit la politique après l’installation au pouvoir de Laurier, devenu l’idole de tout un peuple qu’il sacrifiait à sa soif de gloriole et d’adulation — « les Canadiens français n’ont pas d’opinions politiques, ils n’ont que des sentiments » dira-t-il — finit quand même par provoquer une heureuse réaction dans les lettres : la naissance d’un mouvement qui, même sans prolongements, mérite d’être signalé. Pour la première fois en terre française d’Amérique surgissait un groupe qui, dans ses débuts du moins, allait se battre pour l’art. C’était plus que la pléiade de 1860 ; ils étaient des jeunes, poètes en grande majorité, qui s’imposaient la tâche de régénérer notre français en passe de devenir une langue incompréhensible dans la bouche de certains politiciens et dans les colonnes de certains journaux. Ils se défendaient de subir des influences françaises ; mais on y sentait l’ascendant des parnassiens, des symbolistes, voire des naturalistes. Il était clair qu’ils avaient lu et relu Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, peut-être aussi Moréas et Mallarmé. Jean Charbonneau, l’un des fondateurs de cette « École littéraire de Montréal », lui a consacré un livre. Il y raconte ses origines, sa croissance, ses ambitions, ses moyens d’action ; il décrit une des soirées du groupe — tenue pendant un certain temps au Château de Ramezay, rue Notre-Dame — au cours de laquelle ils pourfendaient les vieilles barbes, se moquaient de Fréchette en même temps que d’Hugo et proclamaient leur foi en la théorie de l’art pour l’art. Et tout cela avec enthousiasme et ardeur, sans peur de fouler aux pieds les faux dieux en train d’établir leur férule sur nos lettres.

Nelligan est sorti de l’École littéraire de Montréal. C’est là que notre premier grand poète se révéla tout d’un coup ; lorsqu’il lut ses premiers vers à ses amis, dans une atmosphère qui, elle du moins, devait être imprégnée de romantisme, ce fut une révélation. On a dit bien des choses d’Émile Nelligan ; on en a vu un émule de Rimbaud ; il en a atteint parfois la grandeur et la puissance : inquiet, tourmenté, déchiré, il traduit dans sa poésie une âme en conflit avec le monde tel qu’il lui apparaît. En cela, il se présente déjà comme un précurseur ; il est certainement l’un des grands poètes de langue française de son époque, même si ce fut dans une veine toute personnelle ; ses vers lui étaient soufflés par un indéniable génie qui le plaça d’emblée dans la grande famille poétique française. Il présente au moins avec Rimbaud, l’analogie d’avoir assez peu produit et de s’être tu très jeune. Mais quel souffle, quel élan, quelle ampleur, quelle puissance d’évocation et quelle perfection dans l’expression ! Il faudra attendre au moins un tiers de siècle avant de retrouver une inspiration de cette grandeur : « Nelligan ouvrait les fenêtres à ce point que la poésie qui se voulait plus canadienne, la poésie dite régionaliste en fut toute changée », dira Berthelot Brunet. Après Nelligan, on ne se crut plus obligé de faire servir la poésie à la seule exaltation nationale ; on commença à comprendre confusément qu’un beau poème français, écrit par un Canadien, quelque pût être sa source d’inspiration, rendait davantage service à la culture française d’Amérique que les couplets patriotards dont on avait été affligé jusque là.

On eut encore quelques poètes dignes de mention entre Nelligan et Saint-Denys Garneau, Alain Grandbois et Anne Hébert. Charles Gill avait de l’étoffe et c’est avec plaisir qu’on lit son « Cap Éternité » ; Albert Lozeau cisela de beaux vers et sut varier sa formule ; René Chopin, Doucet, Venne, Dreux, Édouard et Jean Chauvin, Jean Nolin ont tous taquiné la muse et quelques-uns avec un certain talent ; Robert Choquette, qui vient de rompre son grand silence poétique avec la parution de cette « Suite Marine », depuis si longtemps annoncée ; Roger Brien, poète touffu, trop prolifique peut-être, sut prendre lui aussi de belles envolées ; Alfred Desrochers a révélé dans « À l’ombre d’Orford » un métier sûr au service d’un talent soutenu ; Jean-Aubert Loranger, confrère de salle de rédaction, qui publia peu et dont l’enthousiasme pour Claudel se doublait, si surprenant que cela soit, d’admiration pour Valéry, composa de très belles pièces qu’il lisait aux intimes. Et on en oublie ! Plusieurs femmes se sont également laissées séduire par la muse et se sont révélées d’exquises et parfois de bonnes poétesses : Blanche Lamontagne, Jovette Bernier, Simone Routhier, la sensible et délicate Cécile Chabot, la plus sérieuse Rina Lasnier, Medjé Vézina, etc.

On peut dire, en somme, que la poésie a pris corps chez nous plus vite que le roman ; elle s’y est, cependant, installée sans discipline, sans école, sans cénacle ; ce qui vaut peut-être mieux ! Poésie patriotique, légèrement pleurnicharde, poésie sentimentale et lyrique, poésie romantique, dramatique, voire hermétique : il y a de tout cela dans notre poésie contemporaine où se dessine la nette influence des poètes de France, jusqu’à Mallarmé et Valéry que l’on retrouve tout particulièrement chez Pierre Baillargeon, écrivain intelligent et rationnel, qui publia de très belles pièces dans sa revue « Amérique française », dont il rêvait de faire une revue consacrée à la littérature pure. Nous avions eu, avant lui, Paul Morin, qui évoque Jean Moréas et un peu Anna de Noailles. Nous avons, maintenant, Anne Hébert, à qui « Songes en équilibre », dignes des plus beaux morceaux de Marie Noël, et les merveilleux poèmes en prose que sont ses derniers contes, réunis dans « Le Torrent », titre symbolique du génie ardent et impétueux de cette frêle jeune fille, assurent une place de premier plan dans la littérature canadienne ; et Saint-Denys Garneau qui, je ne sais trop pourquoi, me fait penser à Patrice de la Tour du Pin, et dont la poésie, avec celle des « Îles de la Nuit » et de « Rivages de l’homme » d’Alain Grandbois, dépasse tout ce que l’on a produit jusqu’ici au Canada français. Grandbois, Saint-Denys Garneau, Anne Hébert et aussi Marcel Dugas, François Hertel sont de ceux qui ont contribué le plus à sortir la poésie canadienne du conformisme pour la lancer dans les grands espaces universels. Ils constituent réellement la phalange qui a doté le Canada français de cette poésie nouvelle de laquelle je ne voudrais pas, cependant, dissocier ni Éloi de Grandmont ni Karl Dubuc et quelques plus jeunes encore, qui esquissent déjà une génération prête à prendre la relève, ni Sylvain Garneau, malheureusement disparu au moment où sa sève productrice annonçait les plus grands espoirs.

Si la poésie a toujours occupé au Canada une place plus importante, plus essentiellement littéraire que celle du roman, cela vient peut-être de ce que l’effort y fut plus soutenu ; et aujourd’hui, encore, même si le roman s’affirme plus substantiel, plus puissant, se dégageant lentement de sa puberté qui le maintenait gauche, timide, sans élan véritable, les poètes promettent d’aussi beaux lendemains à la poésie canadienne. En général, d’ailleurs, notre littérature française, plus exposée que jadis aux vents des influences étrangères, paraît décidée à abandonner ses allures de collégien endimanché ; c’est déjà un jeune homme du monde, à l’air encore quelque peu empesé, mais tendant de toutes ses forces à se libérer du carcan qui, trop longtemps, l’empêcha de se mouvoir librement.

C’est dans le journalisme que sont maintenant réfugiés la plupart de nos écrivains : le journalisme et la radio qui leur fournit leur principal gagnepain. Le journalisme a même produit toute une phalange d’écrivains dont l’activité s’est limitée là : Jules Fournier, Olivar Asselin, Louis Francœur, Henri Bourassa et Georges Pelletier ; on a sans doute recueilli quelques articles de Fournier et d’Asselin ; mais ces « morceaux choisis » ne donnent qu’une faible idée de leur œuvre magistrale. Tous furent des journalistes de combat, des journalistes-nés, dont toute la carrière s’est développée à l’intérieur des feuilles qu’ils dirigeaient ou auxquelles ils collaboraient. Ils n’ont que peu donné à l’extérieur et c’est dommage ! Celui qui entreprendrait de réunir les meilleurs articles de ces géants de notre presse rendrait un très grand service aux lettres françaises du Canada. Ils furent des écrivains dans le meilleur sens du terme.

Si aujourd’hui le journaliste écrit hors de son journal, c’est peut-être parce qu’il n’y trouve plus l’entière liberté d’expression qui a fait les grands âges du journal dans la province de Québec. Le journal de ce côté-ci de la frontière a suivi l’exemple des journaux des États-Unis ; il est devenu avant tout une affaire commerciale où le grand reportage a remplacé la lutte d’idée ou d’opinion ; la littérature elle-même y trouve sa place lorsque la publicité en paye l’espace. C’est une situation de fait et l’on n’y peut rien changer, même s’il nous est permis de regretter l’époque des journaux d’idées, ces voltigeurs et francs-tireurs comme « Le Pays » de Langlois, « L’Action » de Fournier, « L’Ordre » d’Asselin, « Le Jour » d’Harvey. Il reste au journaliste, pour ne pas tomber au simple rang de rond de cuir de sa profession, de doubler son activité au journal d’une activité littéraire. Il pourra, à l’encontre de ses aînés, pris tout entier par le combat qui les tenait constamment sur la brèche — et c’est l’envers intéressant de la médaille — s’adonner au roman, à l’essai, à la critique, à l’histoire. Ses aspirations refrénées pourront trouver là la voie pour transmettre le message dont il se croit le dépositaire. C’est pour lui un travail supplémentaire, mais ce travail aidera à l’édification d’une œuvre personnelle qui pourra concourir à l’enrichissement du patrimoine national du Canada français. Il faut savoir gré aux propriétaires et directeurs de la plupart de nos journaux de laisser cette liberté à leurs jeunes confrères.

On pourrait citer une foule de noms de journalistes consacrant leurs loisirs au travail littéraire, à la critique, à l’essai, à la poésie, au roman, à l’histoire, au théâtre, etc. Ce sont eux qui sont en train de placer la littérature française du Canada sur la carte du monde et de l’intégrer peu à peu au grand tout français universel.