Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen/02

Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 779-817).
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FREDERIC-GUILLAUME IV
ET LE
BARON DE BUNSEN

II.
LA FONDATION DU NOUVEL EMPIRE D'ALLEMAGNE

Aus dem Briefwehsel Friedrich. Wilhelms IV mit Bunsen, von Leopold von Ranke, 1 vol. in-8o ; Leipzig. 1873.


La crise de la Suisse en 1847, on l’a vu par notre première étude[1], avait été l’occasion des dissentimens les plus vifs entre Frédéric-Guillaume IV et M. de Bunsen. On a vu aussi quelles révélations inattendues cette correspondance des deux amis apportait à l’histoire. Sans les lettres de Frédéric-Guillaume, que M. de Ranke lui-même appelle des invectives, sans les réponses embarrassées ou irritées de M. de Bunsen, nous ne saurions pas. avec quelle passion le roi de Prusse défendait sa principauté de Neufchatel, avec quels efforts il s’attachait à ce dernier reste du moyen âge, enfin quel fut son désespoir, un désespoir de mort, lorsqu’il dut abandonner lui-même l’antique fief de la maison d’Orange et délier de leur serment ses sujets, devenus républicains. C’est là un épisode vraiment pathétique désormais restitué aux annales du XIXe siècle, Cependant, si l’on cherche dans ces lettres non pas ce qui concerne tel ou tel personnage, mais ce qui nous intéresse. directement nous-mêmes, ce qui se rapporte à nos préoccupations d’aujourd’hui, on est obligé de se rappeler les paroles par lesquelles M. Guizot terminait son récit des affaires suisses : « Plus de vingt ans se sont écoulés ; qui se souvient et se soucie de M. Ochsenbein et du Sonderbund ? L’histoire a des intermèdes pendant lesquels les événemens et les personnages qui viennent d’occuper la scène en sortent et disparaissent pour un temps, pour le temps des générations voisines de celle qui a vu et fait elle-même ces événemens. L’histoire d’avant-hier est la moins connue, on peut dire la plus oubliée du public d’aujourd’hui ; ce n’est plus là pour les petits-fils des acteurs, le champ de l’activité personnelle, et le jour de la curiosité désintéressée n’est pas encore venu. Il faut beaucoup d’années, des siècles peut-être, pour que l’histoire d’une époque récente s’empare de nouveau de la pensée et de l’intérêt des hommes. C’est en vue de ce retour que les acteurs et les spectateurs de la veille peuvent et doivent parler de leur propre temps ; ils déposent des noms et des faits dans des tombeaux qu’on se plaira un jour à rouvrir. C’est pour cet avenir que le retrace avec détail les négociations assez vaines dont le Sonderbund fut l’objet ; le tiens à ce que les curieux, quand ils viendront, trouvent ce qu’ils cherchent et soient en mesure de bien connaître pour bien juger[2]. »

Le sujet auquel va être consacrée cette seconde étude est d’un ordre tout différent. Il s’agit de l’empire d’Allemagne. Les intérêts qui s’agitent dans cette partie de la correspondance des deux amis, bien loin de se présenter à nous comme un souvenir, préoccupent aujourd’hui plus que jamais les esprits attentifs ; c’est la première des questions européennes. Lorsque, lisant tout à notre aise, grâce à M. Léopold de Ranke, les lettres passionnées de Frédéric-Guillaume IV et de M. de Bunsen sur la question de l’unité allemande, nous nous demandons en fin de compte qui avait tort, qui avait raison, ce n’est pas un problème de politique rétrospective que nous essayons de résoudre ; le présent et l’avenir sont engagés dans le débat. Voici des renseignemens nouveaux qui viennent confirmer nos indications d’autrefois ; nous les livrons aux hommes qui ont charge d’âmes. Toute politique sérieuse suppose et exige la connaissance des grands courans d’opinion qui se forment au sein des peuples. Si nos hommes d’état et nos diplomates, dans ces vingt-cinq dernières années, ont trop négligé cette étude, ce n’est pas une raison pour que les observateurs désintéressés renoncent à leur tâche. De terribles leçons nous ont appris qu’il ne sert de rien de vouloir se faire illusion. Nous ne supprimerons pas les choses qui nous gênent en nous obstinant à les ignorer. Accoutumons-nous donc à les regarder en face. Le roi de Prusse et son ambassadeur à Londres dissertant sur cette couronne de l’empire d’Allemagne que la nation allemande en 1849 offrait à l’héritier de Frédéric le Grand, n’est-ce pas là un sujet à l’ordre du jour ? Et n’avons-nous pas le droit de répéter ces mots que Lope de Vega, dans le prologue de l’un de ses drames, adressait à des spectateurs frivoles : « Attention ! il s’agit de nous-mêmes. »


I

M. de Bunsen était à Londres quand la journée du 18 mars 1848 à Berlin imprima une si violente secousse au gouvernement de Frédéric-Guillaume IV. L’ambassadeur du roi de Prusse fut vivement ému, on le comprend, des dangers qu’avait courus son royal ami ; au fond, il se réjouissait de voir les ministres renversés et le roi réveillé enfin de ce long rêve, où il s’enfonçait de plus en plus malgré les avertissemens de ses plus fidèles serviteurs. Cette joie d’ailleurs, il faut se hâter de le dire, n’avait rien qui ressemblât à une trahison ; même avant de recevoir des nouvelles précises sur l’issue de la journée, M. de Bunsen était persuadé qu’un mouvement populaire à Berlin ne pouvait détrôner un Hohenzollern. Un roi peut être détrôné à Paris en juillet 1830, en février 1848 ; à Berlin, c’est autre chose. Cette foi eut occasion de se manifester de la façon la plus expressive. Le 21 mars, sur une lettre arrivée de Paris, le bruit se répandit à Londres que le roi de Prusse avait abdiqué, était en fuite, allait chercher un refuge en Angleterre. Le jour même, des lettres nombreuses arrivaient à l’ambassade prussienne ; les plus illustres représentans de l’aristocratie anglaise informaient M. de Bunsen qu’ils mettaient leurs châteaux à la disposition du roi de Prusse. Il leur fut répondu à tous que certainement le roi n’avait pas quitté son poste, et que certainement aussi il ne se cacherait pas. Le lendemain, on sut tout ; M. de Bunsen ne s’était pas trompé. Nous empruntons ces détails à une lettre que Mme de Bunsen écrivit de Londres le 23 mars à une personne de sa famille, et qui a été publiée dans les Mémoires. La lettre se termine par ces mots, où est vivement exprimée la foi de Bunsen dans l’attitude du roi et la loyauté du peuple ; c’est bien lui qui parle ici, puisque c’est lui, on n’en saurait douter, qui a inspiré ces sentimens à sa femme : « Je ne puis écarter de ma pensée cet horrible spectacle, ce cortège solennel traînant les cadavres des morts sous les fenêtres du palais et jusque dans la cour intérieure, les porteurs chantant un chant funèbre et appelant le roi, le roi qui paraît à la fenêtre, qui descend dans la cour, qui se découvre à la vue des morts ; — puis il parle au peuple, le peuple le salue d’applaudissemens, et, quelques instans après, le roi ayant fait des promesses, ils entonnent tous ensemble un chant d’actions de grâces, celui que tu as entendu chanter à mes enfans. Peuple et roi à Berlin sont faits d’une autre étoffe qu’à Paris[3]. »

Il faut se représenter cette foi de Bunsen dans l’autorité royale et cette confiance dans le caractère du peuple pour comprendre qu’il ait pu se réjouir intérieurement des premiers résultats du 18 mars 1848. Certes il ne croyait pas trahir le roi son ami en se félicitant d’une révolution qui allait l’obliger à devenir le roi non de la Prusse seulement, mais de l’Allemagne, de l’Allemagne entière à jamais unie. M. de Bunsen, comme tous les Allemands, voulait l’unité de l’Allemagne, et, comme les trois quarts d’entre eux, il la voulait par la Prusse. Le parlement de Francfort, qui s’était constitué pour établir cette unité, excitait en lui des transports d’admiration. Qui donc avait réuni ce parlement ? Parmi ceux qui firent appel aux électeurs, Bunsen le savait bien, personne n’avait qualité pour cela. Quelques hommes de l’Allemagne du midi, au nom des nécessités publiques, avaient pris l’initiative du mouvement ; toute la nation allemande les suivit. L’empereur d’Autriche, le roi de Prusse, les rois de Bavière, de Wurtemberg, de Hanovre, les grands-ducs, les ducs, les princes, ne furent ni consultés ni bravés ; on se passa d’eux pour proclamer le suffrage universel, tout en mettant leur autorité hors de cause. Une modération inattendue s’alliait aux plus étranges hardiesses. C’est tout cela qui enchantait M. de Bunsen. Il croyait voir se réaliser enfin tous les rêves de sa jeunesse. Veut-on savoir jusqu’où allait son enthousiasme, lisons ce qu’il écrit à un membre du parlement anglais, M. Henri Reeve, le 6 mai 1848, et faisons attention à la date. La convocation de l’assemblée nationale à Francfort est fixée au 18 mai 1848 ; encore une douzaine de jours, et cette grande convention, librement élue par tous les peuples d’Allemagne, va décider sous quelle forme l’unité de l’Allemagne doit s’accomplir. Pendant les travaux préliminaires de cette réunion de notables qui a préparé les voies au parlement, des résolutions graves ont été prises ; les notables par exemple ont refusé de s’entendre avec la diète, l’ancienne diète, qui réclamait pour les gouvernemens le droit de se faire représenter dans ces grands débats. La diète demandait que l’assemblée de Francfort ne fût pas chargée toute seule de faire la constitution de l’empire, et qu’il y eût, soit au sein du parlement, soit au dehors, un organe quelconque du droit des souverains. Les notables ont décidé que la nation allemande, par les votes de ses représentans, réglerait seule les conditions du futur empire. Bunsen sait tout cela ; qu’importe ? il n’a aucun doute, aucune crainte ? l’assemblée qui va se réunir à Francfort le 18 mai procédera aussi sagement que hardiment, il en est sûr, à la constitution de l’unité germanique. La grande œuvre est commencée, rien ne l’arrêtera plus ; mais c’est lui-même qu’il faut entendre. Il a communiqué à M. Henri Reeve un plan de constitution rédigé par un comité de la réunion des notables, et qui va être soumis au parlement de Francfort. M. Reeve a fait des objections. Voici la réponse de M. de Bunsen :


« Samedi matin, 6 mai 1848.

« Vous avez examiné avec votre esprit, avec votre cœur, ce plan de constitution et le grand sujet auquel il se rapporte. Vous les avez appréciés l’un et l’autre dans leur importance historique. A l’un et à l’autre vous rendez justice, — mais vous n’avez pas changé de sentiment quant au fond, vous n’avez pas foi dans notre avenir !

« Ce qui vous arrête, ce sont avant tout vos principes sévèrement conservateurs, lesquels ne vous permettent pas d’accepter l’origine de ce mouvement général vers l’unité. Vous le dites en très beaux termes : « tout ce qui produit la vie vient d’en haut ; il n’y a que les fantômes d’Endor qui viennent d’en bas. »

« Permettez-moi de m’emparer de cette pensée afin de vous convaincre que notre liberté est née en bon lieu ; elle vient de l’esprit, descendit cœlo. — N’est-ce pas dans les hauteurs qu’elle a commencé de vivre, chez les grands penseurs qui, de Lessing, de Kant à Schelling et Hegel, combattant le matérialisme du dernier siècle et le méchanisme du nôtre, ont démontré la réalité, la vitalité propre de la raison ainsi que la vitalité propre de la conscience morale, et par là ont enthousiasmé la nation pour la liberté vraie ? Est-ce que la poésie et l’art ont suivi un autre chemin ? D’où vient l’importance de Goethe dans l’histoire du monde, sinon de ce qu’il a clairement vu ces vérités et leur a donné une forme avec les ressources de l’art ? D’où vient le charme indestructible des poésies de Schiller, sinon de ce qu’il a chanté des hymnes à cette philosophie ? J’arrive maintenant aux jours de notre profond abaissement et de notre relèvement sublime, de 1807 à 1813. Ce qui veut vivre aujourd’hui, ce qui est destiné à vivre, ce qui doit nécessairement vivre, a été enfanté alors dans les larmes, dans le désespoir, dans le sang, dans la prière, — mais aussi dans la foi à cet idéal, car c’est en le saluant et en le pratiquant que s’est constituée la conscience de la patrie, la conscience d’une nation libre. Elles sont vraiment prophétiques, ces deux poésies de Schenkendorf, l’une de 1813 : « La liberté dont j’ai l’idée… ; » l’autre de 1814 : « O peuple ! ta joie est un signe ! .. » Et Arndt, avec ses strophes grandioses à la patrie ? Et Koerner avec son chant de mort ? Et Rückert, avec ses sonnets cuirassés ? Les étrangers peuvent ne voir là que de la poésie ; pour nous qui nous sommes liés alors par le serment des âmes jeunes, c’était chose sérieuse et sainte sans nulle exagération, c’était l’expression précise de notre cœur et de notre esprit. Nous y restâmes fidèles. Nous fîmes prononcer le même serment à nos fils ; puis, pendant vingt-cinq ans, courbés sous de lourdes chaînes, voyant toute voix étouffée, même celle des poètes, nous avons cherché un refuge dans le sanctuaire de la science, — non pas pour monter dans l’empyrée comme nos pères, pour y vivre de contemplations et nous bercer dans le libre éther des cieux, mais pour en rapporter au profit de la vie humaine les biens d’en haut que les voyans ont contemplés, ceux que Scharnhorst, et Stein, et Niebuhr, et Humboldt, ont poursuivis. Alors des hommes de foi, en dépit des persécutions, enseignaient à la jeunesse que la liberté seule est ancienne, tandis que le despotisme est nouveau, et qu’à elle seule appartient ce terrain du droit que des hommes d’état insensés et hypocrites voudraient exploiter contre elle. Alors l’empirisme anglais, l’abstraction française, l’imitation affaiblie de l’un et de l’autre dans nos constitutions de l’Allemagne du midi, tous ces systèmes furent confrontés avec la théorie comme avec l’histoire, et un point de vue plus élevé fut atteint au profit de tous. C’est ainsi que nous trouva l’année 1840. Les espérances qu’elle fit concevoir ne se réalisèrent point. Le roi et le peuple (selon la belle expression de M. de Beckerath en 1844) ne parlaient pas la même langue, ne vivaient pas dans le même siècle. La route s’assombrit, il y eut des éclairs, des coups de tonnerre, un orage ; l’ancien régime avait disparu. Il y a de cela soixante-dix jours, nous vivons cependant, et le projet de constitution était prêt bien avant que ces soixante-dix jours fussent écoulés.

« Descendit cœlo. Si jamais mouvement populaire mentionné par l’histoire a mérité qu’on lui applique ces paroles, assurément c’est le nôtre. Comme tout ce qui est divin sur la terre, il a dû subir des humiliations : des vauriens l’ont traîné dans la boue, des fous l’ont affublé des grelots de la folie, des enfans l’ont conduit à l’école. Il a échappé aux vauriens, aux fous et aux enfans. En véritable fils du ciel, il s’est frayé sa route à travers les vagues écumantes ; soutenu par la force de l’esprit, il a dégagé ses pieds du limon, et il a conquis, il s’est assuré le solide terrain du droit, — juste prix de ses quarante années de marches errantes dans le désert, — et cela au milieu des hésitations des princes, des clameurs des peuples, de l’ironie de la France, de l’incrédulité de l’Angleterre, pendant que l’émeute était dans nos rues et l’anarchie à nos portes. Descendit cœlo ! « Notre projet. de constitution, le premier fruit de l’effort politique de l’Allemagne, n’est pas une Déclaration des droits de l’homme. Ce n’est pas une de ces nombreuses copies où la magna charta tracée sur le parchemin de l’Angleterre est reproduite sur le papier brouillard du continent. Ce n’est pas davantage une contrefaçon de la constitution américaine ou de la constitution belge ; c’est une œuvre originale comme la nation qui l’a créée. Un seul peuple et cependant des peuples, — point de peuples et cependant un peuple, même, si Dieu le veut, un grand peuple libre, non pas un peuple né d’hier, mais un peuple éprouvé déjà par mille années de gloire et de souffrances. Je ne puis vous demander de ressentir le même enthousiasme que moi pour l’œuvre qui est le but sublime de notre projet, mais je vous demande d’y croire par la même raison que vous, vrai disciple de Burke, vous demandez que l’on croie à vos idées. Je vous abandonne le comité des cinquante, le comité des dix-sept, et toute la diète par-dessus le marché ; mais les cinquante, et les dix-sept et la diète s’évanouiront comme se sont évanouis les corps-francs d’Herwegh et d’Hecker, tandis que le roc sur lequel ils ont essayé de bâtir demeurera. Quel est ce roc ? L’Allemagne, la nation allemande profondément humiliée, divisée pendant mille ans, objet de raillerie pour un grand nombre, énigme pour tous, — mais appelée peut-être dans les grandes circonstances où nous sommes, à briser cette forme unitaire de l’état germanique mise en circulation par les Anglais, afin d’y substituer la forme bien autrement belle de l’état fédératif, tandis qu’aux yeux de bien des gens elle fait précisément le contraire ou même ne fait rien du tout[4]. L’état de l’avenir, c’est l’état fédératif monarchique, malgré les objections tirées des exemples de l’Irlande et de l’Amérique. On verra la despotique unité de la France elle-même fondre comme cire à ce soleil, on verra l’Espagne elle-même se rajeunir à ces rayons… »


Quand nous disions autrefois que la passion dominante en Allemagne depuis 1806 était la passion de l’unité, quand nous disions que ses revanches de 1814 et de 1815, loin d’apaiser les colères, de modérer les impatiences, en avaient augmenté l’ardeur, quand nous ne cessions de répéter que tous les peuples allemands, au risque de sacrifier leur indépendance, étaient résolus à reconstituer l’empire, on nous répondait : Politique de rêveurs ! politique d’université ! N’attachons pas trop d’importance à des enthousiasmes d’érudits ! Ces lettrés qui s’exaltent ne connaissent pas les choses présentes. Ils possèdent à fond les trésors de leurs bibliothèques ; ont-ils jamais mis le pied dans une chancellerie ? Le moindre attache de légation en sait plus qu’eux sur les obstacles qui s’opposent à la transformation de l’Allemagne. — Voilà comme on écartait nos avertissemens ; avouera-t-on aujourd’hui que le mouvement était sérieux ? L’homme qui a signé ces pages enflammées n’est pas un Sybel, un Dubois-Reymond, un de ces esprits faux qui se montent la tête dans je ne sais quelles débauches de science malsaine et s’enivrent de sophismes ; c’est un homme d’état qui s’est formé aux grandes affaires dans le foyer même de la diplomatie, qui a passé vingt ans à Rome auprès de la chancellerie du saint-siège, qui a contracté dans ce pays des habitudes de circonspection et de prudence. Bien plus, dans quelles conditions se trouve-t-il au moment où il écrit la lettre que nous venons de traduire ? Il est ambassadeur à Londres, il vit au milieu de l’aristocratie anglaise, non pas seulement aristocratie de tories et de conservateurs, mais aristocratie de whigs, de libéraux à outrance, qui ne voient dans la tentative du parlement de Francfort que des illusions et des folies. Les lettres de Bunsen, insérées dans les mémoires publiés par sa veuve, donnent là-dessus les renseignemens les plus curieux. On voit par le dépit de l’ambassadeur prussien quel était le dédain des hommes d’état anglais pour les ouvriers de l’unité allemande. Chaque fois qu’il essaie d’introduire ce sujet dans une conversation, il rencontre dès le premier mot des regards surpris qui devraient le déconcerter. « Quoi ! vraiment ? un homme tel que vous croit à ces choses-là ! » Voilà ce que ces regards lui disent ; mais Bunsen, soutenu par sa foi, ne se laisse pas troubler. Il devine les sentimens qui animent ses interlocuteurs ; chez les uns c’est jalousie, chez les autres ignorance. Il le dit expressément dans une lettre écrite à sa mère le 1er juillet 1848 : « La chose qui me tient tant à cœur a dans ce pays-ci deux puissans ennemis à combattre, premièrement la jalousie que provoque l’idée de l’unité allemande, ensuite l’indifférence, fille de l’égoïsme et mère de l’ignorance. » Il faut que ses griefs soient vifs pour qu’il ajoute : « Bien que toutes mes illusions sur la politique anglaise soient aujourd’hui détruites, je resterai attaché à ce pays, n’oubliant jamais la bonté avec laquelle tant de personnes m’ont reçu et me reçoivent encore, me rappelant aussi avec reconnaissance ce sentiment pratique de la vie que je dois à mon séjour en Angleterre. » Quelques jours après, il écrivait à un de ses collègues de la diplomatie prussienne, M. le baron de Stockmar : « Ici, le ministère est faible, mais tout autre ministère est impossible à l’heure qu’il est. Peel se conduit noblement. Ils ne comprennent rien ni les uns ni les autres au mouvement social qui agite aujourd’hui l’Europe. Ils s’imaginent tous qu’ils sont dans l’arche, et du haut du mont Ararat ils contemplent le déluge, les uns avec une satisfaction pharisaïque : « Je te remercie, mon Dieu, de ce que je ne ressemble pas à ces gens-là ; » les autres avec le sentiment de l’insulaire à courte vue qui se félicite d’être hors du péril (with the shorisighied self-gratulation of the islander). » Ainsi Bunsen est seul à Londres au milieu d’un monde hostile à sa pensée ; il n’en persiste pas moins à soutenir que l’empire d’Allemagne doit se faire et qu’il se fera, quelles que puissent être les fautes du parlement de Francfort.

Tandis que les idées de Bunsen sur l’entreprise de Francfort se dessinent et s’affermissent avec une énergie croissante, quelles sont au sujet de ce grave problème les vues de Frédéric-Guillaume IV ? Il est impossible qu’il ne se soit pas tracé un plan de campagne. Ne disait-il pas le 18 mars 1848 à l’émeute assiégeant son palais : Je serai le roi allemand ? et n’est-ce pas en faisant, cette promesse qu’il arrêtait la marée montante ? Il y avait là un engagement un peu équivoque peut-être, du moins compris différemment par les deux parties contractantes, mais qui ne permettait pas le statu quo. Le roi était obligé de faire quelque chose en faveur de cette unité dont l’Allemagne entière était comme affolée ; on verrait alors si ces mots, je serai le roi allemand, signifiaient la même chose pour la nation et pour le prince. Les méditations du roi de Prusse l’avaient conduit à un système fort singulier : religieusement dévoué à la tradition, Frédéric-Guillaume se préoccupait surtout du rôle de l’Autriche au moment où des millions de voix, du nord au sud et de l’est à l’ouest des contrées germaniques, le pressaient de songer d’abord au rôle de la Prusse, c’est-à-dire de prendre résolument en main la direction de l’Allemagne. Il voulait bien accepter cette direction, car il était passionné, lui aussi, pour l’unité des peuples allemands ; il n’admettait pas cependant que ce fût au détriment de l’Autriche. C’est pour l’Autriche que l’empire devait être reconstitué, non pas un empire moderne et révolutionnaire, l’empire des vieux âges, le saint-empire romain, ayant à sa droite la royauté allemande. L’Autriche, avec ses populations diverses qui s’étendaient du Tessin au Danube, de l’Italie à l’Europe orientale, était admirablement placée pour faire revivre l’antique majesté du saint-empire ; la Prusse, avec son peuple compacte, son esprit militaire, ses institutions robustes, sa discipline inflexible, était naturellement désignée pour les fonctions de la royauté allemande. Auprès d’un Habsbourg, chef du saint-empire, il y aurait un Hohenzollern, roi d’Allemagne. L’Autriche représenterait les traditions séculaires de la couronne impériale, et, satisfaite d’une part si glorieuse, elle renoncerait à se mêler des affaires germaniques ; la Prusse représenterait l’Allemagne nouvelle, et, par ses liens fraternels avec l’Autriche, dont elle reconnaîtrait le droit d’aînesse, elle se rattacherait à l’Allemagne des anciens jours. Voilà le système auquel s’arrêtait la fantaisie du brillant archéologue à l’heure même où les politiques du parlement de Francfort, philosophant à leur manière et dans un tout autre sens, allaient déclarer que la constitution de l’empire d’Allemagne exigeait absolument l’exclusion de l’Autriche. Au fond, il y avait plus d’un rapport entre les idéologues de Francfort et le mystique songeur de Berlin. Les uns ont beau construire leur nouvel empire tout d’une pièce, tandis que l’autre relève une à une toutes les parties du vieil édifice, leur pensée se rencontre sur bien des points. Frédéric-Guillaume est en repos avec sa conscience lorsqu’il reconstitue pour l’Autriche la dignité du saint-empire ; n’est-ce pas là cependant une manière d’exclure l’Autriche de l’Allemagne, comme le voulaient les législateurs de Francfort ? La forme est plus respectueuse, le résultat est le même. « Frédéric-Guillaume, dit très justement M. de Ranke, ressemble à un architecte qui, chargé de reconstruire un vieux château tombé en ruines, s’efforce d’en conserver le caractère primitif tout en le rendant habitable et commode. » Il sent que le nouvel empire ne sera commodément habitable pour la Prusse qu’à la condition de mettre l’Autriche dehors ; il la met donc de côté, ou, si l’on veut, au-dessus, dans les hauteurs, sur le trône restauré de ce saint-empire romain qui n’était, dit Voltaire, ni saint, ni romain, et qui, dans ses rapports avec la nouvelle Allemagne, n’eût jamais été un empire. Assurément, en arrangeant tout cela, il ne songe pas à Voltaire ; peut-on nier pourtant qu’il nous y fasse songer ? Surtout est-il possible de ne pas remarquer ici l’apparition persistante de la passion nationale quand on voit non-seulement l’idée de l’unité allemande, mais une des conséquences de cette unité, l’exclusion de l’Autriche, éclater même dans les conceptions d’un souverain si fidèle au culte du passé ? On nous permettra d’insister sur ces révélations qui justifient ce que nous avons tant de fois répété. L’unité de l’Allemagne était le rêve, la passion, le devoir de conscience de tout Allemand. C’est un fait ; qu’on le juge comme on voudra, le fait est indéniable. Ceux-là même qui se préoccupaient le plus sincèrement, le plus religieusement, des troubles révolutionnaires que l’unité apporterait avec elle dans le vieux monde germanique désiraient cette unité avec autant d’ardeur que les autres ; ils s’efforçaient seulement d’éviter les procédés violens et de concilier tous les droits.

À ce point de vue, le roi et l’assemblée de Francfort suivaient des routes absolument opposées. On sait qu’un des premiers actes du parlement de Francfort a été de constituer un pouvoir central provisoire, pouvoir un peu chimérique par le fait, mais placé, selon le droit du moment et selon la prétention des législateurs de l’assemblée, au-dessus de toutes les souverainetés de l’Allemagne. D’après la décision de l’assemblée, le représentant de ce pouvoir s’appelait le vicaire de l’empire. On était convenu de le choisir dans les rangs des familles souveraines, et le choix avait désigné un prince de la maison d’Autriche, l’archiduc Jean, le frère de celui qui, après avoir été le dernier empereur d’Allemagne sous le nom de François II, était devenu le premier empereur d’Autriche sous le nom de François Ier. Ce vicaire de l’empire, chef du pouvoir central provisoire, avait compris ses fonctions comme celles d’un souverain constitutionnel. Ayant à gouverner avec l’assemblée, il avait immédiatement pris dans la majorité un ministère responsable. Fort bien, tout cela est logique ; mais où donc se passent ces étranges aventures ? Est-ce dans un pays où une révolution vient de faire table rase, où les électeurs ont nommé des représentans, où les représentans ont nommé le chef de l’état ? La situation ressemble-t-elle à ce qui s’est produit chez nous après la guerre de 1870 ? L’assemblée nationale de Francfort a-t-elle nommé l’archiduc Jean vicaire de l’empire d’Allemagne, comme l’assemblée nationale de France a nommé M. Thiers d’abord, puis M. le maréchal de Mac-Mahon, présidens de la république ? Pas le moins du monde. Le pays où le vicaire de l’empire a été élu le 28 juin 1848, complimenté à Vienne le 5 juillet, installé à Francfort le 11, ce pays-là est en possession d’un ordre gouvernemental régulier que les révolutions de mars ont secoué sans le détruire. Il y a là une trentaine de souverainetés indépendantes les unes des autres, quoique réunies par le faible lien de la diète ; il y a un empereur, cinq rois, des grands-ducs, des ducs, des princes, des villes libres. C’est ici que la logique est en défaut. Le rôle du vicaire de l’empire vis-à-vis de l’assemblée de Francfort est celui d’un roi constitutionnel ; que sera-t-il à l’égard des souverains ? Le premier soin du ministère fut de régler cette question délicate, et il le fit avec une hardiesse singulière ; il décida que toutes les armées des diverses contrées de l’Allemagne prêteraient serment d’obéissance au vicaire de l’empire, et porteraient le drapeau allemand. Ainsi plus de drapeaux autrichien, prussien, saxon, hanovrien, wurtembergeois, etc., un seul drapeau, le drapeau rouge, noir et or, symbole de l’unité. Plus d’armée prussienne, autrichienne, saxonne, etc., une seule armée, l’armée allemande, placée sous le commandement du vicaire de l’empire. Tous les souverains sont dépossédés du premier de leurs droits ; le parlement leur donne l’ordre de rende leur épée.

Cette prétention causa par toute l’Allemagne l’émotion la plus vive. C’est là un trait essentiel à noter. Si ardent que soit chez nos voisins le désir de l’unité, il y a d’autres sentimens qui n’ont pas moins de force ; chacun des états de l’Allemagne est attaché à ses souvenirs et jaloux de son honneur. Je parle surtout des grands états, de ceux qui ont une histoire, et qui, tout en sacrifiant bien des choses à la communauté de la grande patrie, ne consentiraient pas à se perdre dans une sorte de promiscuité. Toutes les fois que des politiques malhabiles, ignorans des choses de l’Allemagne, ont insisté chez nous sur les obstacles que le particularisme peut opposer à l’établissement définitif de l’unité germanique, les états dont il s’agit ont protesté par leurs actes contre ces paroles venues de France. On les a vus alors redoubler de zèle pour l’unité et se montrer prêts à toutes les concessions. Si pendant plusieurs siècles, par la diplomatie et par les armes, la France a empêché l’unité de l’Allemagne, on peut dire que depuis cinquante ans, par l’étourderie passionnée de quelques-uns de ses politiques, elle a refait et constitué cette unité menaçante. De grandes difficultés intérieures contrarieront toujours l’accomplissement d’une telle œuvre ; dès que la France parait tentée de mettre ces difficultés à profit, elles s’évanouissent. La meilleure politique à l’égard de l’Allemagne sera toujours de ne pas lui contester, même en paroles, le droit de s’organiser chez elle comme il lui plaît ; l’unité lui plaît moins quand la France en est moins occupée : c’est ce qu’on a vu très clairement en 1848. Qui donc, à la tribune de l’assemblée nationale, s’inquiétait en ce temps-là du parlement de Francfort ? Qui donc aurait averti l’Europe que, l’unité germanique étant un danger pour la France, la France ne la souffrirait pas ? Nous avions trop à faire chez nous pour commettre au dehors de pareilles maladresses. Aussi, débarrassée de cette surveillance française qui exaspère son orgueil national, l’Allemagne examina plus d’une fois sans passion les conséquences de l’unité à laquelle les représentans de Francfort travaillaient si ardemment. Le jour où le ministère du pouvoir central décida que les armées allemandes obéiraient désormais au vicaire de l’empire, la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, le Hanovre, la Prusse, en éprouvèrent autant de surprise que d’irritation. Dans chaque état, l’armée, le peuple, le roi, se sentirent également atteints. On devine surtout quelle fut l’indignation de la Prusse. L’armée jeta les hauts cris ; le roi, malgré ses sentimens pacifiques, était fier de cette armée, la plus belle du monde, disait-il souvent, et la création de sa maison. Il avait déclaré que sous aucun prétexte, dans aucun système de constitution, il ne renoncerait à en être le chef ; sur ce point, la dignité du roi de Prusse ne fléchirait pas, même devant la majesté du saint-empire romain. Et on voulait qu’il abandonnât le commandement de son armée à un pouvoir issu de la révolution ! À ce grief du souverain, l’opinion de l’armée en ajoutait un autre qui la touchait davantage : quel était le représentant de ce pouvoir devant lequel s’inclineraient les bannières prussiennes ? Un prince de la maison d’Autriche. Or n’était-ce pas en battant l’Autriche que l’armée prussienne avait acquis sa haute renommée ? Était-ce au fils des vaincus à commander les fils des vainqueurs ? Il y eut donc une résistance formelle aux ordres du vicaire de l’empire. On ne discuta point, on ne fit point de protestations, on se contenta de considérer comme non avenus les décrets de Francfort. Le ministère central avait fixé le jour où l’autorité de l’archiduc Jean sur les armées de l’empire devait être solennellement reconnue ; le jour arriva, ce fut un jour comme tous les autres : il n’y eut pas la moindre cérémonie, aucun hommage rendu, aucun serment prêté. L’armée de la Prusse était toujours l’armée du roi de Prusse ; les armées de la Saxe, du Hanovre, du Wurtemberg, de la Bavière, relevaient toujours du commandement des souverains. Que fit le ministère de l’empire ? Cet empire dont il invoquait le titre n’étant qu’un empire idéal, il n’y avait pas de sanction pour assurer l’exécution de ses décrets. Le ministère garda le silence et ajourna ses desseins ; on se disait tout bas que la Prusse serait moins hostile à l’idée d’une armée allemande le jour où ce serait le souverain de la Prusse qui en aurait le commandement.

Ainsi le parlement de Francfort et le ministère central, au moment même où le roi de Prusse faisait fi de leurs décisions, persistaient à compter sur lui pour la fondation de l’unité germanique. Ce spectacle suffirait à éclairer toute une situation. Il se renouvela plus d’une fois, et sous des formes très différentes. Vers la fin du mois de juillet 1848, M. de Bunsen, qui occupait son poste à Londres, fut mandé à Berlin par Frédéric-Guillaume IV. On connaissait à Francfort les sympathies de l’ami du roi pour l’unité allemande ; on avait pensé à lui donner le département des affaires étrangères dans le cabinet du vicaire de l’empire. Ce serait, disait-on, un moyen d’aplanir bien des difficultés, M. de Bunsen étant mieux que personne en mesure de fournir des explications à Frédéric-Guillaume et de vaincre ses résistances. Ces bruits étaient parvenus jusqu’au roi de Prusse, qui avait désiré s’entretenir à fond avec Bunsen sur une situation de jour en jour plus grave. Dès son arrivée en Prusse, Bunsen fut singulièrement frappé de l’irritation générale du pays contre l’assemblée nationale de Francfort. Son témoignage n’est pas suspect ; on sait combien il était sympathique à l’œuvre de l’unité allemande et aux législateurs qui s’efforçaient de la mener à bonne fin. Le 3 août 1848, il écrit de Berlin à sa femme : « J’ai vu hier notre cher monarque, nous avons causé quatre grandes heures sur des sujets importans, avec la confiance, l’entière confiance des anciens jours. A plus tard, et de vive voix, tous les détails… La Prusse, dans sa colère contre Francfort, se dresse comme un seul homme. L’affaire est mal conduite à Francfort. » Comme un seul homme, c’était peut-être trop dire ; il y avait à Berlin des hommes que les procédés du parlement de Francfort à l’égard de la Prusse ne blessaient pas dans leur patriotisme particulier, c’étaient les condottieri de la révolution universelle, très visibles dès lors à Berlin. Ils faillirent se rencontrer le 6 août 1848 dans les rues de la ville avec des paysans des environs, venus tout exprès pour protester contre eux, et la collision aurait pu être sanglante. Ne croyez pas que ce fût seulement la protestation des hommes d’ordre contre les hommes d’anarchie ; c’était surtout, chose curieuse, la protestation du sentiment prussien particulier contre les idées d’unité, ou plutôt, comme ils disaient eux-mêmes, de promiscuité allemande. Des orateurs de club et des meneurs d’ouvriers à Berlin avaient organisé pour le 6 août une grande manifestation germanique ; on devait traverser la ville et monter au Kreuzberg avec des bannières rouge, noir et or, en chantant un chant à l’unité allemande arrangé d’après les strophes de Maurice Arndt, si célèbres depuis 1813 « : Quelle est la patrie de l’Allemand ? Was ist des Deutschen Vaterland ? » En apprenant cela, des paysans du Brandebourg résolurent de se rendre ce jour-là même au Kreuzberg avec les bannières prussiennes et la croix de la landwehr. Ils s’y portèrent en effet au nombre de 4,000. Heureusement pour les uns et les autres, les paysans arrivèrent deux heures avant les ouvriers, ou peut-être les gens des clubs, prévenus à temps, arrivèrent-ils deux heures trop tard ; quoi qu’il en soit, il n’y eut pas de rencontre. Les paysans firent leur procession prussienne, prononcèrent leurs discours prussiens, chantèrent leurs chants prussiens et s’en retournèrent chez eux. Deux heures après, les clubistes firent leur procession allemande, prononcèrent leurs discours allemands, chantèrent leurs chants allemands et rentrèrent à Berlin. Par ces détails et d’autres encore que nous fournissent les lettres de Bunsen, on voit que, malgré l’agitation continuelle des rues de Berlin pendant cette période, le sentiment prussien particulier soutenait Frédéric-Guillaume IV contre les entreprises trop germaniques du parlement de Francfort. Bunsen lui-même, si favorable à l’assemblée de Francfort quand il juge les choses de loin, est tout disposé à dire : « Francfort se trompe, » dès qu’il écrit de Berlin à sa femme et à ses amis d’Angleterre. Il est très naturel d’ailleurs qu’il adresse à M. d’Auerswald, président du conseil des ministres en Prusse, une déclaration ainsi conçue : « Les journaux continuent à parler de mon entrée prochaine dans le ministère de l’empire. Puisqu’il y a un conflit entre Francfort et Berlin, je sais quel est mon devoir ; je ne me séparerai jamais de la Prusse. »

Ce n’est là pourtant que le premier cri de Bunsen au moment où il vient d’arriver à Berlin. Il ne tardera pas à voir que ce sentiment du particularisme prussien, éveillé par les maladresses des législateurs de Francfort, est exploité par les conseillers absolutistes de Frédéric-Guillaume IV. Depuis la révolution du 18 mars, le gouvernement de la Prusse était devenu par la force des choses un gouvernement constitutionnel. Au lieu de se prêter résolument au rôle qu’il avait accepté dans des circonstances si solennelles, Frédéric-Guillaume écoutait d’une oreille complaisante les hommes qui lui reprochaient d’avoir faibli devant l’émeute. Il semblait guetter l’instant de reprendre ce qui était gagné. De là toutes ces agitations de la Prusse dans cette période confuse. Les démocrates étaient pleins de défiance ; les partisans de l’ancien régime accusaient le roi de trahison. Quant au roi, hésitant, indécis, il était irrité par ses indécisions mêmes. Les jours où il pouvait s’épancher avec un ami et laisser voir le fond de son âme, la fièvre qui dévorait son esprit offrait un spectacle navrant. C’est ce qui arriva un soir à Sans-Souci, le 2 août, dans une conversation intime avec Bunsen. « Les démocrates, disait Frédéric-Guillaume, veulent la souveraineté du peuple, c’est-à-dire la république. Aucune puissance humaine ne m’obligera d’y consentir. Si on en vient là je tirerai mon épée. Les aristocrates, les hommes que je considérais comme les soutiens du trône, oui, ces mêmes hommes qui parlent ici de légitimité ont prononcé ailleurs le mot de déchéance. On veut des deux côtés m’enlever l’armée et le peuple. » Puis, comparant son ministère d’alors, ministère libéral, constitutionnel, mais choisi librement dans les régions sereines, au ministère que la nécessité brutale lui avait imposé après les événemens de mars, le roi ajoute : « Avec mes ministres d’aujourd’hui, je suis aux anges ; ils me traitent convenablement. Les autres m’offraient leur démission toutes les fois que je ne leur cédais pas. Arnim m’a maltraité. Je lui ai adressé des douzaines de lettres auxquelles il n’a pas répondu, et finalement il faisait tout le contraire de ce que je lui recommandais. C’est à lui que j’attribue le 21 mars, qui m’a fait tant de mal, et la guerre avec le Danemark. Les affaires étrangères m’appartiennent. Je devais les traiter avec lui, non pas avec le conseil des ministres, et en principe c’est ce que je veux qui doit être fait. L’exécution de ce que j’ai résolu est l’affaire du ministère. Il en est de même pour l’armée. Je m’entendrai avec Schreckenstein, cela suffit. Berlin est une maison de fous ; je n’aurais qu’à faire un signe, et les provinces accourraient : c’est moi qui les retiens ; mais il y a 10,000 hommes à Berlin et 23,000 dans les environs, tous animés du meilleur esprit. Le peuple d’ailleurs, en dehors de Berlin, est bon, entièrement bon, d’un bout à l’autre du pays. »

Ce langage annonçait une lutte prochaine. Ne parlons pas de coup d’état. La révolution, c’est la guerre ; jeté en pleine révolution, c’est-à-dire en pleine guerre, le roi de Prusse prenait ses positions et préparait ses mouvemens. « Je m’entendrai avec Schreckenstein, cela suffit. » Schreckenstein, c’était le ministre de la guerre, un homme d’action, un vrai soldat, qui opposait un calme imperturbable et une parfaite bonne humeur à l’impudence des démagogues et au tumulte de l’assemblée nationale. M. de Bunsen, qui lui rend ce témoignage, ajoute ces mots dans les notes de son voyage à Berlin : « Schreckenstein est de la Bavière rhénane et il a servi sous Napoléon. » Il était probable qu’un tel ministre, étranger aux discussions politiques et dévoué avant tout à la cause de l’ordre, n’hésiterait pas à défendre Frédéric-Guillaume IV soit contre les démocrates de Francfort, soit contre les démagogues de Berlin. C’est lui en effet qui, six semaines après, le 17 septembre 1848, fera marcher les troupes prussiennes contre l’émeute de Francfort et la domptera en quelques heures. C’est lui qui étouffera l’agitation de Berlin au mois de novembre. Heureux de voir l’ordre matériel confié à ces robustes mains, Bunsen aurait voulu que l’ordre moral fût représenté avec la même vigueur. L’ordre moral à ses yeux, c’était la pratique sincère du gouvernement constitutionnel, désormais acquis à la Prusse, et un sincère désir de s’entendre avec Francfort pour la fondation de l’unité allemande. Or tout ce que Bunsen voyait à Berlin depuis son arrivée (31 juillet) ne lui permettait plus aucune illusion. Il était évident que le roi n’admettrait jamais ni un gouvernement constitutionnel, s’il était contraire aux principes de la monarchie du grand Frédéric, ni l’unité allemande, si elle était conforme aux idées révolutionnaires du parlement de Francfort.

Les preuves de ces dispositions du roi devenaient de jour en jour manifestes. La plus curieuse de toutes fut ce qui se passa aux fêtes de Cologne le 14 août, quelques jours après la conversation que nous venons de rapporter. On sait quel prix Frédéric-Guillaume IV attachait à l’achèvement de la cathédrale de Cologne. Malgré les railleries des libres penseurs, il était fier d’avoir mis la dernière main à ce magnifique édifice, dont la construction était abandonnée depuis des siècles. Il tenait à honneur, monarque protestant, d’inscrire son nom sur la clé de voûte du grand dôme catholique. La cathédrale de Cologne était pour lui comme le symbole de ce moyen-âge dont il voulait réaliser les conceptions dans l’état sans se séparer de son église propre et des traditions de la Prusse. Il lui parut que ce serait chose à la fois poétique et politique, originale et hardie, de célébrer en pleine tourmente révolutionnaire l’inauguration de cette cathédrale que les sceptiques l’avaient défié de mener à bonne fin. La première pierre du monument avait été posée le 14 août 1248 ; puisque l’œuvre, après six cents ans, est enfin accomplie, ne convient-il pas que l’inauguration, ait lieu au jour anniversaire ? Si on lut dit que les événemens s’y prêtent peu, il sourira doucement, persuadé au contraire que jamais l’occasion n’a été plus favorable. Ce sera une de ces fêtes symboliques où se complaît et s’exalte l’imagination du roi artiste. À cette architecture fidèlement reproduite d’après le plan des vieux maîtres répond dans sa pensée, une autre architecture d’un ordre tout idéal. L’édifice réel lui représente l’édifice qu’il rêve. Il fera donc inaugurer le 14 août 1848 la cathédrale commencée le 14 août 1248, et il ne négligera pas d’inviter à la fête l’élu du parlement de Francfort, l’archiduc Jean, vicaire de l’empire. Le symbole sera complet pour les initiés. Au prince autrichien qui n’a pas craint d’accepter des mains de la révolution la lieutenance de l’empire futur, le roi de Prusse rappellera par cette poétique image les fondemens ; de l’antique empire d’Allemagne, ébauchés seulement au XIIIe siècle, et que le XIXe siècle doit couronner.

La fête dura deux jours. Le 14, dans l’après-midi, le roi de Prusse, accompagné de l’archiduc Jean, se rendit au palais du gouvernement où étaient réunies toutes les autorités. Le roi reçut d’abord le nonce du pape, puis l’archevêque de Cologne, qui lui présenta les évêques venus pour la cérémonie. On introduisît ensuite les vingt-cinq délégués du parlement de, Francfort. Le roi s’entretint d’abord et très amicalement avec M. Henri de Gagern, président de l’assemblée nationale, puis, se tournant vers les autres, il leur adressa une allocution de laquelle se détachait cette phrase : « n’oubliez pas, messieurs, qu’il y a des princes en Allemagne, et que je suis un de ces princes. » L’accent qu’il mît à ces paroles en marquait suffisamment la portée. Le lendemain 15 eut lieu la cérémonie religieuse. La réception du roi au seuil de l’église par l’archevêque, assisté de huit évêques, offrit, dit M. de Bunsen, un spectacle grandiose. Dans le repas qui fut donné après la cérémonie, Frédéric-Guillaume IV avait à sa droite l’archiduc Jean, vicaire de l’empire ; M. de Gagern, comme président de l’assemblée nationale de toute l’Allemagne, avait réclamé l’honneur d’être placé à la gauche du roi. Le roi répondit que cela était contraire à l’étiquette ; il y avait là des princes de la famille royale, le prince Guillaume son oncle, le prince Charles son frère ; un particulier, fût-il président de l’assemblée de Francfort, ne pouvait avoir le pas sur l’oncle et le frère du roi de Prusse. Le prince Guillaume eut donc la gauche du roi, M. de Gagern fut placé en face. M. de Bunsen remarque dans ses Notes que M. de Gagern se conduisit en vrai gentleman et accepta de bonne grâce la décision du roi. Il n’en est pas moins vrai que tous ces détails étaient significatifs. C’était, sous une autre forme, la reproduction des paroles qui avaient causé la veille une si vive émotion : « souvenez-vous, messieurs, qu’il y a des princes en Allemagne. »

M. de Bunsen le sentit bien lui-même. Il était arrivé à Berlin plein de confiance dans la bonne volonté réciproque de Frédéric-Guillaume IV et du parlement de Francfort ; il avait vu bientôt les prétentions excessives du parlement exciter en Prusse un mécontentement très vif ; enfin, quand il alla reprendre possession de son poste en Angleterre, il ne put se dissimuler que la réaction ne tarderait pas à triompher, — la réaction, c’est-à-dire le retour à cet ancien régime qui avait conduit la Prusse à Iéna. Frédéric-Guillaume IV assurément était passionné à sa manière pour l’unité de l’Allemagne, mais, ne voulant faire aucune concession, il entravait tout. Il avait bien porté un toast, dans les fêtes de Cologne, « aux architectes du grand édifice de l’unité germanique. » Seulement il repoussait leurs plans et niait même leur compétence, tout en buvant à leur succès. Il y avait là de perpétuelles équivoques. Francfort voulait que la Prusse disparût au sein de l’Allemagne ; la Prusse voulait que l’Allemagne vînt s’adjoindre à la Prusse. Écoutez ce que Bunsen écrivait sur ses tablettes au moment de s’embarquer pour Londres. « Quelle situation ! vouloir de Berlin gouverner toute l’Allemagne, c’est une plaisanterie, et pourtant c’est le rêve de la Prusse, de même que le rêve du parlement de Francfort est de mettre la main sur l’armée prussienne, la seule force qui s’oppose encore aux progrès de la révolution. Le roi perd pied dans les difficultés du système constitutionnel, et c’est en dehors de ce système qu’il cherche la force de la royauté… Point de ministres, point d’hommes d’état, point d’obéissance, point de cohésion ; nulle confiance. Oh ! quels rapprochemens avec 1806 ! Ceux qui pourraient quelque chose, ou qui le croient du moins, se tiennent à l’écart, et cachent leur pensée comme le riche cache son or. Avec cette assemblée nationale de Berlin, il est impossible de gouverner ; sans elle, serait-ce possible ? A Berlin, il n’y a plus ni sécurité ni liberté en face des clubs démagogiques ; hors de Berlin, où et comment en trouverait-on davantage ? Mon ferme terrain à moi reste toujours l’Allemagne. Impossible de sauver l’Allemagne en dehors de la Prusse ; impossible de sauver la Prusse autrement qu’avec l’Allemagne et dans l’Allemagne ; mais comment ? Des deux côtés, à Berlin comme à Francfort, équivoques et défiances ; tout cela exploité par les démagogues et les ennemis politiques de la Prusse, qui n’a pas un seul véritable ami… Que ma douleur était profonde, lorsque, tournant mes regards vers le roi, je me rappelais la magnifique beauté de ses projets, de ses vues, de ses plans, et tant de pas en avant dans le droit chemin, et tant de magnanimité même dans l’erreur ! Je m’arrêtai enfin à ces idées, qui me rendirent le calme : un grand destin se prépare, un grand avenir s’ouvre pour l’Allemagne et par conséquent pour la Prusse ; il ne s’agit donc plus de penser à soi ni de rêver des jours de repos pour la fin de sa vie, il s’agit de travailler énergiquement et jusqu’à la mort pour la patrie. C’est de cela que le fis vœu lorsque le quittai Berlin, heureux de secouer la poussière de mes pieds. »


II

En éclairant à l’aide de documens nouveaux l’histoire de l’année 1848 chez nos voisins et le tableau des efforts qu’ils ont tentés pour constituer l’unité germanique, nous pouvons dire en toute sincérité que nous ne ressentons ni sympathie ni colère. Nous n’avons pas à prendre parti pour Frédéric-Guillaume IV ou pour M. de Bunsen ; tous les deux nous détestent et nous tiennent également en défiance. Il y avait deux Allemagnes visiblement distinctes dans la tempête de 1848, l’Allemagne monarchique et l’Allemagne démocratique ; toutes les deux nous haïssaient, et si les événemens faisaient éclater entre elles de violens désaccords, la haine commune qu’elles portaient à la France venait bientôt les réunir. Comment donc serait-il question ici d’une sympathie quelconque ? et pourquoi d’autre part éprouverions-nous des sentimens de colère ? La crise qui préoccupait l’Allemagne était tout intérieure. Personne n’a le droit d’empêcher une nation de s’organiser chez elle comme il lui plaît. Si cette organisation nouvelle menace l’équilibre de l’Europe, l’état qui se la permet en est bientôt puni par les défiances qu’il excite et les alliances qui se font contre lui. Le seul sentiment qui nous anime dans cette histoire rétrospective, c’est la curiosité, non pas une curiosité désintéressée, mais une curiosité, si on l’ose dire, sérieusement patriotique, car cette liberté d’action que nous respectons chez autrui, nous devons la revendiquer pour nous-mêmes. C’est notre droit, c’est notre devoir de juger ce qui se passe au-delà de nos frontières et de diriger notre politique en conséquence. Si les choses dont nous parlons aujourd’hui eussent été mieux connues il y a quelques années, d’horribles désastres auraient été sans doute épargnés à la France.

Ainsi ne cherchons pas à savoir qui a raison dans la question de l’unité allemande. Est-ce le roi de Prusse ? est-ce son ambassadeur à Londres ? Peu nous importe. Il nous suffit de raconter leurs dissentimens, et de constater qu’au fond leur passion est la même. Tous les deux sont poursuivis par les souvenirs de 1806, tous les deux veulent l’unité allemande en haine de la France ; ils ne diffèrent que sur les moyens.

Du mois d’août au mois de décembre 1848, ces dissentimens vont se manifester de plus en plus à mesure que les événemens se déroulent. Après bien des discussions, que je n’ai pas à rappeler aujourd’hui[5], l’assemblée de Francfort, en votant la constitution du futur empire, avait décidé que l’Autriche ne ferait plus partie de l’Allemagne. On n’a pas oublié peut-être quelle fut parmi nous la surprise de beaucoup d’esprits lorsque la victoire de Sadowa en 1866 amena précisément cette conséquence. Il semblait que le vainqueur commît un abus de force, il semblait que la maison d’Autriche, si longtemps en possession de la dignité impériale, ne pouvait, sans une injustice révoltante, être ainsi expulsée de l’Allemagne. Quoi ! les Habsbourg n’étaient plus des Allemands ! Ceux qui avaient suivi les débats du parlement de Francfort n’éprouvèrent aucune surprise. Quand cette séparation de l’Autriche et de la communauté germanique fut consommée en 1866 par le traité de Nicholsbourg, il y avait dix-sept ans qu’elle avait été votée, non sans émotions et sans déchiremens, par l’assemblée nationale de Francfort. Nous savons même aujourd’hui, grâce aux Mémoires de Bunsen, que cette idée de rejeter l’Autriche hors de l’Allemagne avait obtenu le complet assentiment des hommes d’état anglais. Lord Palmerston, lord John Russell, sir Robert Peel, disaient à M. de Bunsen que le parlement de Francfort montrait là pour la première fois un véritable esprit politique. Il faut se rappeler en effet que le gouvernement autrichien était dirigé alors par un homme intelligent, audacieux, intraitable, un vrai Bismarck en sens contraire, dont les ambitions étaient une perpétuelle menace pour l’équilibre européen. Le prince de Schwarzenberg avait une façon hardie de répondre aux votes de Francfort qui excluaient l’Autriche germanique de la commune patrie allemande ; il annonçait le dessein d’y faire entrer l’Autriche entière, l’Autriche non allemande qui ne faisait point partie de la confédération, l’Autriche slave et hongroise, l’Autriche des Magyars, des Tchèques, des Polonais, des Galiciens, des Croates, aussi bien que celle de Vienne et de l’archiduché. Cette masse de peuples étrangers à l’Allemagne eût pesé d’un terrible poids dans la balance de l’unité, le nouvel empire eût été entraîné dans les voies de la réaction autrichienne, et le prince Félix de Schwarzenberg, le Bismarck d’il y a vingt-cinq ans, aurait établi au centre de l’Europe un empire de 70 millions d’âmes. On voit, pour le dire en passant, combien la France était également désintéressée dans ce temps-là entre la Prusse et l’Autriche. Si la lutte de ces deux grandes puissances eût éclaté de 1848 à 1851, comme elle a éclaté en 1866, la victoire de l’Autriche nous eût été peut-être plus funeste encore que ne l’a été celle de la Prusse. Eh bien ! les hommes d’état de l’Angleterre, très attentifs dès 1848 à ces remaniemens du centre de l’Europe, déclaraient que les législateurs de Francfort avaient bien mérité de l’équilibre européen en rejetant l’Autriche hors de l’Allemagne.

Que faisait cependant Frédéric-Guillaume IV ? Fidèle aux traditions séculaires, il n’admettait point que les Habsbourg pussent jamais cesser d’occuper le premier rang dans le monde germanique. Seulement, nous l’avons vu, il imaginait toute sorte de combinaisons pour concilier la majesté des fonctions dévolues à la maison d’Autriche avec le rôle plus actif qu’il croyait assigné à la Prusse. On se rappelle cette singulière invention d’un saint-empire romain représenté par les Habsbourg et d’une royauté allemande donnée aux Hohenzollern, le tout formant au centre de l’Europe la monarchie grandiose que rêvait Dante Alighieri. Frédéric-Guillaume croyait apaiser par là les ambitions impétueuses du prince de Schwarzenberg, il croyait aussi donner satisfaction dans une certaine mesure aux vœux du parlement de Francfort ; enfin il était heureux de ne rien accorder à l’esprit révolutionnaire du parlement, car c’était aux princes souverains de l’Allemagne, à eux seuls, qu’il voulait demander la consécration de cette grande œuvre. Ce dernier point frappa M. de Bunsen. Il crut y voir le germe d’une solution. Puisque l’Autriche ou du moins son ardent ministre, le prince de Schwarzenberg, voulait confisquer l’Allemagne au profit d’une grande monarchie absolutiste que l’Europe ne tolérerait point, n’était-ce pas le moment pour les souverainetés allemandes de s’entendre avec la Prusse ? M. de Gagern, président de l’assemblée de Francfort, étant allé au mois de novembre à Berlin pour supplier le roi d’accepter la couronne que le parlement se disposait à lui offrir, le roi lui donna clairement à entendre que les princes seuls avaient le droit de le nommer. Sans croire que les princes seuls eussent ce droit, M. de Bunsen n’eût pas mieux demandé que de voir l’unité allemande établie par l’offre patriotique des princes. Qu’arrivera-t-il pourtant, si les princes s’y refusent ? Faudra-t-il que l’Allemagne entière soit sacrifiée aux intérêts de quelques familles ? Non certes, rien n’arrêtera le mouvement national. Si les princes ne veulent pas faire leur sacrifice, si la Prusse n’est pas placée d’une manière ou d’une autre à la tête de l’unité germanique, la révolution se chargera d’opérer la transformation du pays. Voilà ce que M. de Bunsen ose écrire à Frédéric-Guillaume IV ; nous traduisons sa lettre tout entière, elle est datée du 6 décembre 1848.


« Si je suis bien informé, votre majesté s’est placée vis-à-vis de M. de Gagern sur le seul terrain légitime : rien sans les princes ! C’est ce que votre majesté me disait en me traçant un programme devenu prophétique le matin du jour où nous nous sommes séparés à Brühl.

« Voilà une réparation royale et chrétienne pour toutes les inconvenances subies le 21 mars ! Le parlement, dans la personne de son noble chef (méconnu à Berlin malheureusement, et suspect à M. de Camphausen lui-même), vient vous offrir la couronne impériale, — et les princes ne resteront pas en retard ! Stockmar me dit que le prince Albert et son frère, le duc de Cobourg, et son cousin le prince de Linange, ne sont pas les seuls à accueillir cette idée ; le roi de Wurtemberg aussi se déclare, il vous a envoyé Hugel pour vous montrer une lettre autographe écrite dans ce sens, avec une insinuation à la manière souabe pour indiquer son désir d’être nommé commandant supérieur des armées de l’empire en récompense de sa bonne volonté. Tous ensemble, il y a quelques semaines, ils ont remis à M. de Gagern une déclaration ainsi conçue : « l’unité allemande ne peut se faire qu’à la condition que le roi de Prusse marche à sa tête ; les princes allemands auront dans sa personne une garantie dont ils ne sauraient se passer et qu’ils ne trouveraient pas ailleurs. »

« Si la Bavière, à laquelle le Hanovre semble vouloir se joindre, prétend y faire opposition, alors c’est le second acte de la révolution allemande qui commence : l’Allemagne y succombera pour longtemps ; mais les princes y succomberont aussi, rien n’est plus sûr, car la nation est bien résolue à ne plus se laisser trahir et vendre par eux. Il ne faut pas donc que les princes aient trop la prétention de se prévaloir du terrain du droit, car, s’ils le font, la nation les ramènera en 1806 et leur dira : « Voici pour nous le terrain du droit. L’Autriche a mis la couronne de l’empire aux pieds de Napoléon. Napoléon a été vaincu. Notre droit, non pas un droit d’hier, un droit de mille années, exigeait et exige encore la reconstitution de l’empire. C’est ce que voulait la Prusse en 1815 ; mais l’Autriche refusa de ressaisir la couronne impériale, la Bavière et le Wurtemberg refusèrent de renoncer à ce don de pleine souveraineté, de pleine existence à part, qu’ils avaient reçu des mains de Napoléon. Napoléon revint de l’île d’Elbe. Alors en toute hâte on construisit une hutte pour abriter l’Allemagne pendant l’orage, misérable abri que les princes eux-mêmes ont considéré comme détruit le 26 juin 1848. Puis la révolution est venue ; la nation a eu ses représentans, et ceux-ci ont adressé à l’Autriche une question qu’il était impossible d’écarter. L’Autriche a répondu qu’elle ne peut ni ne veut faire partie de l’union restreinte[6]. Nous donc aujourd’hui, nous voulons placer la Prusse à la tête d’une confédération puissante. Le roi acceptera la couronne, si les princes y consentent. S’ils n’y consentent pas, eh bien ! il ne nous restera plus qu’une ressource : l’agitation. Et alors bonsoir le palatinat du Rhin ! bonsoir, Anspach et Bayreuth ! tous suivront la bannière allemande, et il n’y aura plus de Bavière. »

« Votre majesté trouvera ce langage bien révolutionnaire ; qu’importe ? D’abord nous sommes en pleine révolution, et il serait aussi funeste de méconnaître le fait de cette révolution que d’en reconnaître le principe ; ensuite la conduite tenue en 1805 et en 1815 a été une violation du droit par les princes aussi grande que l’a été en 1848 la violation du droit par le peuple, si toutefois l’idée de l’empire d’Allemagne est fortement maintenue.

« Mais j’ai le ferme espoir que les choses tourneront mieux. Ces quatre voix sont très importantes. Le roi Maximilien a l’esprit allemand. Il verra, ainsi que le roi Ernest-Auguste, que la seule voie à suivre est de prendre votre majesté pour arbitre sur les points de la constitution impériale où ils peuvent se sentir lésés, quand cette constitution sera l’objet d’un premier vote au parlement de Francfort. »


Jamais, — c’est une remarque très juste de M. de Ranke, — jamais Bunsen n’avait tenu un si hardi langage. On sait combien il détestait la révolution. Là-dessus il pensait exactement comme Frédéric-Guillaume. Cette haine avait été le premier ciment de leur amitié. Voici pourtant un point où cette préoccupation l’abandonne. Si l’unité allemande est empêchée par l’opposition des princes, malheur aux princes ! Les trônes sont fragiles, les dynasties sont périssables ; l’unité allemande est nécessaire. Et qu’on ne dise pas à Bunsen que c’est là le vocabulaire de la révolution : quand il s’agit de l’unité de la patrie, le mot de révolution ne l’effraie plus.

On devine l’effet que ces paroles produiront sur le roi. À cette déclaration révolutionnaire de son ami, Frédéric-Guillaume oppose la déclaration légitimiste la plus résolue ; il n’y a d’autre droit que le droit divin ; il n’y a de souverains que les souverains par la grâce de Dieu. Est-ce qu’il s’agit de savoir si les princes d’Allemagne consentiront à offrir au roi de Prusse la couronne impériale préparée par l’assemblée de Francfort ? Pas le moins du monde. Cette couronne est de fabrique révolutionnaire, ce n’est donc pas une couronne. Dussent les princes s’oublier au point de présenter ce je ne sais quoi au roi de Prusse, ils ne changeraient rien à la nature des choses. La marque révolutionnaire est là ineffaçable, indestructible, et il y aurait un Hohenzollern qui porterait un pareil bric-à-brac ! — Mais c’est lui-même qu’il faut entendre ; c’est de sa bouche qu’il faut recueillir les paroles méprisantes dont il flétrit les souverainetés illégitimes et les couronnes volées :


« Mon très. cher Bunsen, vos dernières lettres confirment ce que j’avais déjà remarqué à Brühl et voulu empêcher de mon mieux : c’est que nous ne parvenons pas à nous comprendre dans les Germaniana[7], ou plutôt que vous ne me comprenez pas. Le mot est dur, je le sens, mais il faut que l’ami veuille bien le passer à l’ami. Je vous comprends, je comprends vos raisonnemens ; mais vous, vous ne comprenez pas les miens ; sans cela, vous n’auriez pas écrit comme vous l’avez fait. Je m’explique : vous n’auriez pas, dis-je, comme vous l’avez fait, qualifié d’une façon légère et comme une difficulté insignifiante les empêchemens absolus qui se dressent entre moi et cette couronne. Vous dites (en propres termes, ainsi que M. de Gagern me le disait le 26 et le 27 de ce mois) : « Vous voulez l’assentiment des princes ? Parfaitement ; vous l’aurez. »

« Mais, mon très cher ami, toute la difficulté gît précisément là : je ne veux ni l’assentiment des princes à ce choix, ni cette couronne impériale. Comprenez-vous les mots soulignés ?

« Je vais vous mettre cela en pleine lumière, aussi brièvement et aussi vivement que possible. D’abord cette couronne n’est pas une couronne. La couronne que pourrait prendre un Hohenzollern, si les circonstances permettaient que cela fût possible, ce n’est pas, même avec l’assentiment des princes, la couronne fabriquée par une assemblée issue d’un germe révolutionnaire, une couronne dans le genre de la couronne des pavés de Louis-Philippe[8] ; c’est la couronne qui porte l’empreinte de Dieu, la couronne qui fait souverain par la grâce de Dieu celui qui la reçoit avec le saint-chrême, la couronne qui a fait rois des Allemands par la grâce de Dieu plus de trente-quatre princes et qui associe toujours le dernier oint du Seigneur à l’antique lignée qui le précède. La couronne qu’ont portée les Othon, les Hohenstaufen, les Habspurg, un Hohenzollern peut la porter, cela va sans dire ; elle est pour lui une surabondance d’honneur, un rayonnement de mille années d’éclat. Celle-là au contraire, celle dont vous vous occupez… pour votre malheur, elle est déshonorée surabondamment par l’odeur de charogne que lui donne la révolution de 1848, la plus niaise, la plus sotte, la plus stupide, et non pas cependant, Dieu soit loué ! la plus criminelle des révolutions de ce siècle. Quoi ! cet oripeau, ce bric-à-brac de couronne pétri de terre glaise et de fange, on voudrait la faire accepter à un roi légitime, bien plus, à un roi de Prusse qui a eu cette bénédiction de porter, non pas la plus ancienne, mais la plus noble des couronnes royales, celle qui n’a été volée à personne !

« Descendez en vous-même, très cher Bunsen. Vous êtes un membre déjà ancien de la diplomatie prussienne, vous êtes mon conseiller intime, conseiller non pas honorifique, mais réel, vous avez donc rang parmi la haute noblesse du royaume ; eh bien ! que diriez-vous, que feriez-vous, si, vivant retiré à Corbach[9], vous étiez élevé à la dignité d’excellence par l’assemblée souveraine de la principauté de Waldeck ? Voilà l’image fidèle de ma situation vis-à-vis de Gagern et de son groupe. Vous écririez le plus poliment du monde au parlement souverain de Waldeck : « Ce que vous voulez me donner, vous n’avez pas le droit de le donner. Quant à moi, je le possède et de bonne source et de franc aloi. » C’est là précisément ce que je répondrai.

« Je vous le dis nettement : si la couronne dix fois séculaire de la-nation allemande, après un interrègne de quarante-deux ans, doit être une nouvelle fois donnée, c’est moi et mes pareils qui la donnerons. Et malheur à qui usurperait ce qui ne lui appartient pas ! »


Il y a ici des paroles qui n’auront échappé sans doute à aucun de nos lecteurs : « le roi de Prusse a cette bénédiction de porter, non pas la plus ancienne, mais la plus noble des couronnes royales ! celle qui n’a été volée à personne ! » Ce n’est pas l’histoire qui dit cela ; qu’importe ? C’est le cœur de Frédéric-Guillaume IV. Qu’il prenne ses désirs pour des réalités, cela est trop manifeste ; il nous montre du moins quelle est la noblesse de ses désirs. Et, pour noter en passant un symptôme sur lequel nous aurons à revenir, n’est-ce pas un fait significatif de voir de telles paroles publiées en ce moment même avec l’autorisation de l’empereur Guillaume ?

Quelques mois après, l’heure approchant où la reconstitution de l’empire d’Allemagne allait être décidément votée par l’assemblée nationale de Francfort, le roi voulut encore s’entretenir avec Bunsen avant de prendre une résolution suprême. Bunsen quitta Londres le 6 janvier 1849, et arriva le 11 à Berlin. Ses premières conversations avec les hommes politiques lui apprirent de singulières nouvelles. Au mois de novembre 1848, c’est-à-dire à l’époque où le roi de Prusse songeait à se faire donner par les princes ce qu’il ne voulait pas recevoir des mains de l’assemblée, le roi de Wurtemberg et le roi de Bavière avaient envoyé à Berlin un diplomate, M. Klindworth, qui semblait être leur représentant direct, mais secret, car ses lettres de créance, écrites et signées par le roi de Wurtemberg, n’étaient contre-signées par aucun ministre. Le but de cette mission, annoncé par l’envoyé lui-même, était d’arriver à une union des princes en dehors de l’Autriche. Le ministère prussien, chargé par le roi de suivre une politique toute différente, et qui pouvait d’ailleurs soupçonner un piège de la part des souverains dévoués à la cause de l’Autriche, refusa d’abord d’entrer en relations avec ce mystérieux ambassadeur. Un personnage que M. de Bunsen ne désigne pas finit par obtenir qu’on voulût bien l’entendre. M. Klindsworth fit connaître les propositions des deux rois, lesquelles se résumaient ainsi : établissement d’un directoire, sous la présidence de la Prusse. « Pauvre idée, disait l’ambassadeur ; mais ce n’est qu’une entrée en matière, nous pouvons en faire à Berlin ce qu’il nous plaira. » Ce qui voulait dire en d’autres termes, suivant l’interprétation de M. de Bunsen : « ils m’envoient ici, mais c’est vous que je veux servir, si vous m’en tenez compte. » Ce langage causa une telle indignation que M. Klindsworth fut immédiatement éconduit. M. de Bunsen, qui rapporte dans son journal cette singulière aventure, ajoute sans ménagement : « Les deux rois jouaient un jeu frauduleux ; le plus faux des deux est le roi de Wurtemberg, dont le baron de Stein, en 1821, me définissait ainsi le caractère : homme faux, absolument faux, le seul mauvais prince qu’il y ait en Allemagne[10]. »

Le roi de Wurtemberg et le roi de Bavière, en feignant d’exclure l’Autriche du projet d’organisation future, étaient-ils d’accord avec le gouvernement autrichien ? le prince de Schwarzenberg, par cette espèce de tentation offerte au cabinet de Berlin, avait-il essayé de savoir quelles étaient les véritables dispositions de la Prusse ? On répugne à le croire. Le prince de Schwarzenberg n’avait pas besoin de ces misérables artifices ; il ne cachait pas sa pensée et devinait hardiment celle des autres. Ce n’était pas d’ailleurs chose si difficile de pénétrer les sentimens de Frédéric-Guillaume IV. On n’ignorait pas que, s’il désirait l’unité de l’Allemagne et la direction de cette unité par la Prusse, il était résolu à ne jamais faire aucun sacrifice à la politique révolutionnaire. Le prince de Schwarzenberg. n’avait donc qu’à donner un mot d’ordre aux souverains qui subissaient l’ascendant de l’Autriche, et ce mot d’ordre eût été naturellement le refus de se prêter aux combinaisons de Frédéric-Guillaume IV ; cela fait, il eût pu prédire à coup sûr que jamais et à aucun prix les politiques de Francfort n’amèneraient Frédéric-Guillaume à accepter des mains du parlement la couronne impériale. Le roi de Prusse au contraire avait peine à se rendre compte des sentimens du prince de Schwarzenberg. Il voyait, sous cette direction hautaine, s’exalter de jour en jour l’ardeur, l’ambition, l’arrogance de cette Autriche que l’année précédente il qualifiait de sénile. Du prince de Metternich au prince de Schwarzenberg, de la politique cauteleuse à la politique téméraire, certes la transformation était menaçante. Frédéric-Guillaume IV en éprouvait encore plus de surprise que d’inquiétude. Il s’étonnait de n’y rien comprendre. C’est pourquoi au mois de décembre 1848 il avait chargé son ambassadeur à Vienne, M. de Bernstorff, d’entrer en pourparlers avec le prince de Schwarzenberg au sujet de l’organisation de l’Allemagne. Lui-même il écrivait note sur note. Il combinait des arrangemens qu’il essayait de rendre agréables à l’Autriche. Il proposait par exemple que l’Autriche et la Prusse s’emparassent de la direction des affaires, qu’elles s’adjoignissent ensuite les rois, que les princes fussent appelés à leur tour ; ce congrès de princes allemands, congrès à trois degrés pour ainsi dire, examinerait les délibérations de l’assemblée nationale de Francfort, et se mettrait d’accord avec elle au moyen d’une chambre d’états (Staatenhaus) dont il nommerait les membres.

Les choses en étaient là quand M. de Bunsen arriva le 11 janvier 1849 à Potsdam. « J’y trouvai, dit-il, une lettre de bienvenue du roi, qui m’avait attendu deux jours à Potsdam, et qui m’invitait pour le soir à Charlottenbourg. La lettre était d’un ami, non sans une légère gronderie pourtant sur ce que j’avais parlé de ma démission dans une lettre précédente. J’allai à Charlottenbourg. Après le dîner, je suivis le roi dans son cabinet, et comme je voulais lui expliquer le sens de cette démission éventuelle, il me ferma la bouche en m’embrassant. Le roi me donna en présence du comte de Brandenbourg[11] le mémoire écrit de sa main le 4 janvier, porté à Olmütz le 5 par le comte de Brühl, et la première réponse faite à ce mémoire par le cabinet autrichien. L’Autriche ne voulait entendre parler ni d’une chambre des représentans du peuple (Volkshaus), ni d’une chambre des représentans des états (Staatenhaus). Il fallait faire sauter le parlement de Francfort, établir une restauration militaire, médiatiser l’Allemagne au profit des six rois[12], en un mot accomplir une contre-révolution dont l’Allemagne n’avait pas même l’idée. On voyait par là ce que l’Autriche avait en vue pour son propre compte : elle voulait poloniser l’Allemagne sous l’Autriche et soumettre l’Autriche elle-même à la loi martiale. En lisant cela, je fus comme foudroyé ; je pris tout, le mémoire du roi, la réponse d’Olmütz, afin de mettre mes observations par écrit. » Bunsen espérait toujours que les projets insensés du gouvernement autrichien ramèneraient Frédéric-Guillaume IV vers le parlement de Francfort. Ne voyait-il pas autour de lui les esprits les plus nobles, les adversaires déclarés de toute idée révolutionnaire, considérer comme une inspiration providentielle le grand acte qui se préparait à Francfort ? L’Allemagne, par la main de ses députés, reconstituant l’empire et l’offrant à la Prusse, quoi de plus grand dans l’histoire allemande ? Le représentant de la Prusse à Francfort, M. de Camphausen, — ce n’était pas certes un révolutionnaire, — avait dit récemment à Bunsen : « On s’apprête à enterrer toutes les espérances de l’Allemagne ; je ne remplirai pas l’office de fossoyeur. Puisqu’on ne veut ni l’unité, ni la liberté de l’Allemagne, je m’en irai ; nous partirons, moi et les miens, pour l’Amérique. » Est-ce que Frédéric-Guillaume IV ne devait pas finir par comprendre quelle responsabilité il assumait en poussant à bout les meilleurs citoyens ? M. de Bunsen espérait toujours. Il sut bientôt que ses espérances étaient de pures illusions. Entre le roi et lui, quels que fussent les rapprochemens de l’affection, la distance des principes était infranchissable. Écoutons-le :


« Quel abîme il y avait entre mon opinion et celle du roi sur tout l’ensemble de la question, je ne le sentis clairement que le vendredi 19 janvier 1849, jour où pour la première fois je pus lui faire l’exposé complet de mes idées, seul à seul, sans témoin, dans son cabinet, à Charlottenbourg.

« Mes mémoires et mes lettres, le roi avait tout lu. Il commença par déclarer que sur la question principale il ne pouvait en aucune façon se mettre d’accord avec moi, et qu’il allait tout faire pour m’amener à son avis. Alors il me tint un discours rempli de paroles enthousiastes sur son devoir de résister à la révolution, et en même temps sur son désir de satisfaire la nation, à propos de quoi il mentionna M. de Gagern, rappelant les heures qu’il avait passées dans sa compagnie avec un mélange d’admiration et d’horreur. Aussi souvent que l’occasion me le permit, j’opposais au langage du roi mes observations. A la fin, le roi éclata ; il eut une violente explosion, non pas contre moi, — il ne cessa de me traiter comme un ami toujours cher, quoique bien égaré, bien aveugle, — mais contre tout le mouvement de 1848 en Prusse et à Francfort.

« Je me décidai alors à lui parler plus sérieusement que jamais, je résolus de m’adresser à sa conscience autant qu’à son intelligence. Dès les premiers mots, la voix me manqua, les larmes m’empêchaient de parler, il me fallut quelques minutes pour me remettre ; enfin je m’exprimai à peu près en ces termes :

« Votre majesté a été placée par Dieu entre le peuple et les princes d’Allemagne. Vous le reconnaissez vous-même aujourd’hui ; mais précisément parce que vous parlez et jugez au nom de Dieu, vous êtes tenu de peser tout dans une juste balance. C’est là ce que vous ne faites point. Vous oubliez toutes les iniquités des gouvernemens, vous oubliez tous les péchés d’omission ou de commission dont les princes se sont rendus coupables dans la période effroyable qui a suivi la grande guerre (in jener furchtbaren Zeit nach dem grossm Kriege). Vous fermez votre cœur à la voix, aux gémissemens, aux lamentations, aux cris de désespoir du peuple, non pas seulement de votre peuple : je ne parle pas de la Prusse ; je parle de l’Allemagne. Aucun prince, pas même vous, pas même l’assemblée des princes, aucun prince n’est le maître de l’Allemagne en tant que nation. L’Allemagne a le droit de vouloir redevenir une nation, et par conséquent d’établir au-dessus d’elle, comme au-dessus des princes, dans la sphère de la fédération, un souverain, quel qu’en soit le titre, empereur, roi ou tout autre, comme on voudra. Vous méconnaissez ce droit ; vous méconnaissez en outre la ferme volonté des plus nobles citoyens de déjouer les intrigues de l’Autriche et de la Bavière, de combattre les dispositions hostiles de tous les autres rois, de ne pas se reposer un instant jusqu’à ce que l’unité de l’Allemagne soit fondée. Vous oubliez que le parlement a dirigé ce mouvement dans les voies constitutionnelles, qu’il a été en somme un élément conservateur, que la constitution sortie de ses débats et de ses votes est, dans les points essentiels, la constitution nécessaire au pays. C’est mon devoir, un devoir pénible, d’adresser ces avertissemens à votre majesté. » « Ma profonde émotion en prononçant ce discours, mes angoisses visibles à la pensée de ce qui arriverait si l’on ne suivait pas le droit chemin, par-dessus tout le sentiment qu’il avait de ma conviction comme de ma fidèle et inaltérable amitié, firent impression sur le roi. Il me confia quelques lettres intimes de Radowitz et de Boddien, puis il m’ajourna au lendemain pour une délibération officielle sur ce même sujet. Il était huit heures du soir lorsque je rentrai chez, moi profondément ému, sans me rendre à la réception de la reine. Je me mis à prier… »


Le lendemain, 20 janvier, une nouvelle conférence eut lieu entre le roi et Bunsen, en présence du comte de Brandenbourg, président du conseil des ministres. Le roi était plus calme, il écoutait attentivement ; il donna raison à Bunsen quand celui-ci affirma de nouveau que les propositions de l’Autriche morcelleraient l’Allemagne et anéantiraient la Prusse ; il continuait pourtant de repousser toute idée d’entente avec Francfort. Le ministère Brandenbourg avait préparé depuis plusieurs jours une circulaire adressée à tous les états allemands pour les engager à faire connaître au parlement leurs vues sur le projet de constitution, sans tenir compte des propositions autrichiennes ; le roi n’approuvait pas cette circulaire, Bunsen au contraire s’y rattachait comme à une transaction. Ce sujet et d’autres encore furent discutés d’une façon très pressante dans la conférence du 20. Embarrassé par les argumens de Bunsen, le roi fit appeler d’une pièce voisine un de ses conseillers grand partisan de l’entente absolue avec l’Autriche (M. de Bunsen ne dit pas son nom). Le nouveau-venu soutint l’avis du roi. Bunsen, sans lui répondre, demanda la permission de continuer son exposé ; c’est au roi seul qu’il s’adressait, c’est le roi qu’il voulait convaincre, directement et sans intermédiaire. Enfin sous le feu de cette argumentation, le roi s’écria : — « Que demandez-vous donc ? — Une seule chose, répond Bunsen : que votre majesté laisse partir la circulaire ; elle est indispensable, et elle ne rompt pas les relations avec l’Autriche. — En avez-vous lu le texte même ? — Certainement, et j’en ai pesé tous les mots. — L’approuvez-vous ? — Sans hésiter. — Eh bien ! dit le roi se tournant vers le comte de Brandenbourg, qu’elle parte. Seulement faites en sorte que nos négociations avec le cabinet autrichien n’en soient pas interrompues. » — Le comte de Brandenbourg n’en croyait pas ses oreilles : une résolution si subite après de si longues résistances ! Le roi se leva, dit encore quelques mots et passa dans sa chambre. « Il faut convenir, dit le comte de Brandenbourg, que notre seigneur et maître n’a pas la tête organisée comme tout le monde. Pourquoi donc a-t-il résisté si longtemps, et pourquoi sans transition a-t-il si brusquement cédé ? » Personne ne répondit. Le conseiller mandé par le roi paraissait fort décontenancé ; M. de Bunsen, un peu étonné de sa victoire, s’empressa de sortir pour l’annoncer à ses amis.

M. Léopold de Ranke fait allusion à cette curieuse scène et s’efforce d’en atténuer l’impression en ce qui concerne le caractère du roi. Il ne trouve là de bizarre que l’apparence ; au fond, le roi était fidèle à sa foi politique lorsqu’il ne se décidait qu’à la dernière extrémité à s’occuper sans l’Autriche des propositions de Francfort. Cette brusquerie soudaine supposait de longues délibérations intérieures ; Frédéric-Guillaume IV savait parfaitement d’avance à quel instant précis il lui serait possible de céder. On sent que M. de Ranke, historien presque officiel, se croit obligé ici de justifier Frédéric-Guillaume IV. Il eût mieux valu, ce me semble, au lieu de dissimuler les tergiversations du roi, les mettre en pleine lumière et montrer qu’elles furent toujours dominées par la rigueur persistante de ses principes.

Tel est en effet le caractère de Frédéric-Guillaume IV. Bunsen a cru être vainqueur dans la journée du 19 janvier 1849 ; quelques jours après, le roi se ravise et déclare une fois pour toutes qu’il ne fera rien sans l’Autriche. À juger ces choses-là du dehors, on a beau jeu pour accuser les contradictions du roi de Prusse ; nous l’avons fait nous-même en toute franchise alors que nous assistions de loin, spectateur désintéressé, aux débats du parlement de Francfort. Il y a de cela vingt-quatre ans ; aujourd’hui que des documens nouveaux nous permettent de pénétrer dans l’âme de Frédéric-Guillaume IV, ce ne sont plus ses hésitations qui nous frappent, c’est plutôt l’inflexibilité de sa foi. Il y a là un spectacle qui ne manque pas de grandeur. Oui certes, il est dévoué à la cause de l’unité germanique, il rêve pour la Prusse un accroissement de puissance, il a promis à son peuple insurgé qu’il serait le roi allemand, et il se rappelle que cette parole a suffi pour apaiser la tempête ; eh bien ! malgré tant de causes d’ivresse, sa conscience morale est plus forte que son ambition. Quelle différence entre Frédéric II par exemple et le juste, le scrupuleux Frédéric-Guillaume IV ! Comment ne pas se rappeler ici cette noble Astrée que M. de Bunsen évoquait avec grâce aux beaux jours de la jeunesse du prince ? Toute injustice le révolte ; plus il se passionne pour l’unité allemande, plus il lui répugnerait de la déshonorer par des procédés révolutionnaires. Si la révolution est partout, si elle reprend et aggrave certaines iniquités de l’ancien régime, par exemple l’esprit d’usurpation et de conquête, lui du moins, il restera fidèle au respect de la tradition, au culte du droit. Dût-il être seul, il ne se découragera point. Les hommes tels que lui sont soutenus par une force que ne connaît pas le patriotisme vulgaire.

……….. Extrema per illos
Justitia excédens terris vestigia fecit.


Sa dernière parole dans cette affaire sera donc une protestation contre l’injustice, un avertissement à l’Allemagne. Malgré les prières des personnages les plus éminens, malgré le vote de l’assemblée nationale, il refusera, comme un affront, la couronne de l’empire.

Le 27 mars 1849, le parlement de Francfort, après avoir achevé la seconde lecture de la constitution, avait décidé que la dignité impériale serait héréditaire dans la maison du prince à qui serait déférée la couronne. Le lendemain 28, l’élection eut lieu. Les membres de l’assemblée étaient au nombre de 538. Le roi de Prusse réunit la majorité des suffrages exprimés. Quand le scrutin fut dépouillé, le président, M. Simson, prononça ces paroles : « Je viens vous annoncer, messieurs, le résultat de l’élection. Les 290 votes qui viennent d’être émis se sont réunis sur le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV ; 248 députés ont cru devoir s’abstenir. Donc, dans sa 196e séance publique, le mercredi 28 mars 1849, l’assemblée nationale de l’empire, conformément à la constitution qu’elle a fondée, a remis au roi Frédéric-Guillaume IV la dignité d’empereur d’Allemagne à titre héréditaire. Puisse le prince allemand, qui tant de fois a exprimé en d’immortelles paroles son chaleureux dévoûment à la cause allemande, puisse ce noble prince devenir le soutien de l’unité, de la liberté et de la grandeur de notre patrie, maintenant qu’une assemblée sortie du sein de la nation entière, une assemblée telle qu’il n’y en eut jamais de semblable sur le sol allemand, l’a élevé au faîte de l’empire ! Que Dieu soit avec l’Allemagne et son nouvel empereur ! » Des applaudissemens éclatèrent, et des salves d’artillerie mêlées au carillon des cloches annoncèrent à la ville de Francfort que l’assemblée venait de proclamer son élu.

Le 2 avril suivant, une députation de l’assemblée arrivait à Berlin ; elle était admise dès le lendemain auprès du roi Frédéric-Guillaume. Le président, assisté de 24 membres, venait faire connaître au roi de Prusse le vote du 28 mars. Le roi, sans refuser ouvertement, ajourna sa décision jusqu’à l’heure où les souverains de l’Allemagne, régulièrement consultés, auraient exprimé leur avis. C’était le résumé de sa politique : « rien sans les princes ! » Cette réponse amena des crises violentes. A Vienne, à Francfort, à Berlin, il y eut des agitations dans tous les sens, un vrai tourbillon de colères. L’Autriche trouvait que le roi de Prusse avait trop laissé entrevoir au parlement certaines possibilités de s’entendre : de là les notes irritées du prince de Schwarzenberg, déclarant que le parlement de Francfort avait agi sans droit, que ses actes étaient nuls et de nul effet. Le parlement de Francfort, menacé par l’Autriche, accusait le roi de Prusse d’avoir répondu par des équivoques à la plus haute marque de confiance ; on devine quelles paroles injurieuses faisaient explosion de toutes parts, les plus modérés criaient à la trahison. Enfin à Berlin la seconde chambre fut le théâtre des scènes les plus violentes. Elue par le suffrage universel, suivant la charte octroyée le 5 décembre par Frédéric-Guillaume IV, cette chambre contenait des élémens démagogiques très compactes, tandis que le parti de l’ordre se fractionnait en groupes nombreux. Il y avait l’extrême droite, dont l’orateur, M. de Bismarck, a suivi depuis ce temps-là des voies si différentes, — la droite des politiques, dirigée par MM. de Bodelschwing et d’Arnim, — la droite dissidente, sous le commandement de M. de Wincke, — puis le centre droit, le centre pur, le centre gauche. La gauche et l’extrême gauche avaient un tiers des voix, et cette minorité redoutable devenait parfois une majorité. L’occasion parut bonne aux meneurs des partis violens. L’un d’eux, M. Rodbertus, essaya de faire consacrer par la chambre la constitution du futur empire, telle que le parlement de Francfort l’avait votée. Assurément M. Rodbertus et ses amis ne tenaient guère à cette constitution ; ils tenaient surtout à l’unité allemande comme à un moyen de renverser l’empire. Telle était cependant l’ivresse des esprits au sujet de l’unité que l’hypocrisie de cette manœuvre ne l’empêcha point de réussir. La proposition Rodbertus contenait trois articles distincts : les deux premiers blâmaient la politique du ministère dans la question de l’unité, et condamnaient toute espèce de pacte formé entre les souverains comme contraire aux vœux et aux espérances du pays ; le troisième ordonnait au ministère de reconnaître la constitution de Francfort, telle qu’elle avait été faite après la seconde lecture, et de n’en poursuivre la révision que par les moyens indiqués dans la constitution même. Les deux premiers articles furent rejetés ; le troisième obtint une majorité de 16 voix. C’était un ordre au roi de Prusse d’accepter la couronne impériale. Le parlement de Francfort l’avait offerte, la chambre des députés de Berlin commandait de la recevoir !

On voit que la situation était bien changée depuis le jour où le sentiment prussien se révoltait à l’idée que la Prusse fût obligée de disparaître au sein de l’Allemagne ! On était froid alors pour la cause de l’unité allemande, parce que le représentant provisoire de cette cause était un archiduc autrichien ; on ne voulait pas que les drapeaux de l’armée prussienne s’inclinassent devant un Habsbourg. Maintenant l’Autriche s’opposant à la constitution de Francfort, les mêmes hommes la soutenaient, et, n’ayant plus à craindre que l’Allemagne absorbât la Prusse, ils ordonnaient à la Prusse de dominer l’Allemagne. Tels étaient les sentimens du parti national ; quant au parti révolutionnaire, à Berlin comme à Francfort, il exploitait les passions patriotiques des partisans de l’unité.

Frédéric-Guillaume IV n’avait plus qu’un parti à prendre, c’était de mettre ses paroles et ses actes au niveau de ses principes. Il le fit résolument. Quelques jours après le vote dont nous venons de parler, l’audace de la gauche croissant d’heure en heure, il prononça la dissolution de la seconde chambre et prorogea la première (27 avril 1849). En même temps il faisait savoir à tous les gouvernemens de l’Allemagne qu’il ne pouvait ni reconnaître la constitution de Francfort, ni accepter la couronne impériale ; la cause de l’unité germanique était-elle donc abandonnée ? Non, Frédéric-Guillaume invitait les princes allemands à se réunir en congrès et à refaire l’œuvre de Francfort.

Ce fut le signal d’une effroyable agitation par toute l’Allemagne. L’émeute de Stuttgart, l’insurrection de Dresde, la décomposition du parlement de Francfort, la gauche s’obstinant à siéger dans une chambre qui déclare sa mission terminée, la dictature de quelques furieux essayant de se substituer au vicaire de l’empire, telles furent les conséquences immédiates des événemens de Berlin. Il n’y avait de place désormais que pour les mouvemens révolutionnaires et pour les coups d’état. Dans toutes les grandes villes, les assemblées nationales avaient succombé. Ce n’était point seulement la déroute de l’unité germanique, c’était la déroute du parti constitutionnel d’un bout de l’Allemagne à l’autre. Qu’on se représente la douleur de M. de Bunsen. Il était retourné à Londres au mois de février, et, pendant ces deux mois où l’unité allemande était comme suspendue entre l’être et le néant, il n’avait cessé d’écrire à Frédéric-Guillaume pour le presser d’accepter l’empire. Après le refus du roi, quand tout l’édifice de Francfort s’écroula, M. de Bunsen dut adresser à son maître de bien amères paroles, puisque Frédéric-Guillaume lui répondait en ces termes :


« J’en suis venu à cette triste conviction que je ne pourrai plus m’entendre avec mon ancien ami ? Nous habitons deux mondes différens… Vous êtes dominé par les impressions de la révolution de 1848. Vous avez donné un noble nom à l’abominable bâtard du diable et de la race humaine, vous l’avez appelé l’Allemagne. Moi au contraire, du 18 mars 1848 jusqu’à l’heure présente, je n’y ai vu autre chose que la chute, la chute hors de Dieu ! Oh ! cher ami, ne lisez pas ces mots avec dédain. C’est bien sans le moindre doute, sans la moindre hésitation, que je donne à ce monstrueux bâtard le nom qui lui est propre. Sachez-le, cher Bunsen, voilà les circonstances qui rendent, humainement parlant, toute entente impossible entre nous. Depuis la destruction du religieux édifice des mœurs, des groupes et des droits de la vieille Allemagne, ce qui m’a le plus déchiré le cœur, c’est que notre sainte formule de ralliement, « l’Allemagne, l’unité allemande, » est peut-être livrée pour toujours au mépris, au reniement, à l’indignation de toutes les nobles âmes ; — c’est que le mot qui me transperçait le cœur depuis cinquante ans et me faisait éprouver des frissons d’enthousiasme est devenu le mot de passe, que dis-je ? le mot hypocrite qui sert de masque à toute déloyauté, à toute félonie, à toute infamie… »


Qu’on veuille bien ne pas oublier ces paroles ; c’est ce que j’ai appelé le dernier mot de Frédéric-Guillaume IV dans cette affaire, sa protestation contre toute injustice, son avertissement solennel à l’Allemagne.


III

Comment étudier cette histoire vieille déjà d’un quart de siècle sans qu’à tant instant le souvenir des événemens de nos jours vienne obséder notre esprit ? Il y a là des rapprochemens auxquels nul ne saurait échapper. On se demande non pas ce que Frédéric-Guillaume IV penserait des dernières transformations de l’Allemagne, mais de quels termes il se servirait pour exprimer sa pensée. Se peut-il que Frédéric-Guillaume IV soit le seul des hommes de sa race à concevoir ces hautes idées du droit ? Est-il le seul, avec son père Frédéric-Guillaume III et sa noble mère, la reine Louise, ; à flétrir la politique de la force et de l’injustice ? Nous ne le croyons pas. Ce sujet sans doute est difficile à traiter. Bien des choses nous empêchent de parler librement du prince que nos désastres de 1870 ont fait empereur d’Allemagne. Ce n’est pas à nous de le louer, s’il a mérité des éloges, et, s’il a failli, ce n’est pas à nous de le condamner. La justice comme la dignité nous obligent au silence, ces questions appartiennent à l’histoire. Il semble toutefois que, sans manquer à notre dignité, nous puissions rendre un certain hommage à l’empereur Guillaume en signalant la situation présente de son esprit. D’après des informations que nous avons tout lieu de croire exactes, l’empereur Guillaume n’est pas sans trouble au sujet de l’empire d’Allemagne. Assurément les résultats de la guerre de 1866 devaient satisfaire son orgueil sans inquiéter sa conscience ; la guerre de 1866 a été surtout la revanche de cette campagne de 1851 où son frère et prédécesseur Frédéric-Guillaume IV, voulant constituer l’union restreinte en dehors de l’Autriche, fut contraint de reculer devant le prince de Schwarzenberg. Cependant cette revanche de 1851 avait entraîné des actes bien peu conformes à la politique de conservation, ou plutôt de transformation progressive, que son frère et son père avaient si religieusement conçue et si loyalement pratiquée. Ces souvenirs, dit-on, sont pénibles à l’empereur. La situation surtout est devenue bien autrement délicate depuis 1870. Il y a en ce moment même un symptôme qui frappe tous les yeux. D’où vient que M. de Bismarck veut s’éloigner de la scène politique ? On a beau alléguer la fatigue, le besoin de repos, il paraît que la cause est plus sérieuse. M. de Bismarck, qui a des doutes sur la solidité de son œuvre, voudrait l’achever pour l’affermir ; l’empereur, qui a des doutes sur la légitimité de tel de ses actes, ne veut pas se laisser entraîner plus loin dans la voie révolutionnaire. Mais non, décidément il est trop malaisé pour un Français de traiter ces questions, nous laisserons la parole à un publiciste autrichien dont les renseignemens sont conformes aux nôtres. Voici ce qu’on lisait le 17 juillet dernier dans la sage et libérale Réforme :


« La crise qui plane sur la politique de l’empire prusso-allemand se résume ainsi : M. de Bismarck veut aller énergiquement et violemment en avant, afin d’achever l’œuvre de l’unité nationale au moyen, de l’état centralisateur, impérialiste, césaro-papiste. L’empereur Guillaume au contraire n’aspire plus qu’au repos. M. de Bismarck est un hardi politique d’aventure ; il pousse toujours les choses à l’extrême, et son ultima ratio, ce sont les canons. Ce n’est pas un paradoxe de dire que M. de Bismarck est bien plus un soldat qu’un homme d’état. En 1866 et en 1870, il a fait son œuvre à la pointe de l’épée ; mais l’épée aurait pu fléchir, et alors que serait devenue la Prusse ? En ces deux circonstances, M. de Bismarck a placé la Prusse dans une situation extrêmement dangereuse. Les soldats s’en sont tirés avec bonheur, et M. de Bismarck compte sur le même bonheur pour l’avenir ; mais l’empereur veut le repos, il se trouve dans la même disposition d’esprit que Frédéric le Grand aux dernières années de sa vie.

« Aux yeux de M. de Bismarck, ce qui a coûté des flots de sang, ce qui a coûté des cadavres par centaines de mille est l’œuvre de son génie ; cette œuvre, il est impatient de la voir dans sa splendeur complète. Il s’exalte à la pensée d’avoir créé un nouvel empire d’Allemagne, et il veut que cet empire embrasse en effet tous les états allemands. Au contraire, l’empereur Guillaume et d’autres princes de la maison de Hohenzollern ne se sentent pas à l’aise sur ces hauteurs, dont la conquête a été payée si cher. La froideur avec laquelle le monde et le peuple allemand lui-même ont accueilli la création du nouvel empire les a singulièrement découragés. M. de Bismarck sent que cette disposition est dangereuse pour son œuvre. Il reconnaît avec raison que le nouvel empire d’Allemagne, s’il aspire à durer, ne doit pas rester ce qu’il est aujourd’hui. Il faut qu’il soit achevé au dedans et au dehors. M. de Bismarck y travaille avec la violence effrénée qui lui est propre. Dans le fier et despotique sentiment de sa pensée personnelle, il repousse, il condamne toute pensée opposée à la sienne. Il veut que tout devienne prussien-poméranien ; les Allemands, selon lui, ne deviendront véritablement Allemands que par ce prussianisme spécifique. Avec cet impérialisme hautain, M. de Bismarck, en face des trônes et des dynasties légitimes, est forcément le complice des démagogues. Il méprise les trônes qui subsistent encore en Allemagne, il les trouve au suprême degré superflus et par cela même ridicules. Ce n’est pas assez pour lui d’avoir fait descendre les rois et princes d’Allemagne au rang de vassaux de la Prusse, il veut les médiatiser complètement ; tout au plus peut-être leur permettrait-il de figurer dans une chambre de princes, qui aurait sa place parmi les institutions de l’état. Bien loin d’accepter de tels projets, l’empereur Guillaume, à ce qu’on assure, se contenterait de ce qu’il a conquis et jugerait convenable de ne pas adresser de nouvelles provocations au destin. Malgré ses glorieux succès, il est, comme son grand prédécesseur Frédéric II, partisan de la politique relativement circonspecte des Hohenzollern. Frédéric se contenta de la Silésie ; il lui suffisait d’avoir donné à la jeune royauté prussienne la consistance intérieure et l’importance au dehors. Il n’alla point au-delà bien que la tentation fût très forte et le succès très possible. Aujourd’hui Guillaume Ier a fait des choses fabuleusement grandes, il a surpassé de bien loin tous ses prédécesseurs, il a élevé la Prusse à une hauteur que Frédéric le Grand n’aurait pas même rêvée. N’est-il pas tout naturel qu’il se dise : c’est assez, trop de conquêtes pourraient nuire ? Ajoutez à cela que l’empereur, en présence de dynasties légitimes et unies à la sienne par les liens du sang, éprouve des sentimens auxquels reste absolument étranger M. de Bismarck, le politique radical, le politique de la force. Guillaume Ier doit soupçonner qu’un monarque légitime renversant des trônes légitimes mine lui-même les fondemens de sa puissance : d’où il résulte qu’entre l’empereur d’Allemagne et son grand-chancelier il y a des dissentimens très graves, très aigus, et il y a longtemps que cette situation est connue malgré les efforts qu’on fait pour la cacher[13]. »


L’auteur insiste sur les idées de légitimité si chères à Frédéric-Guillaume IV, et il affirme que le souvenir de cette foi domestique se réveille dans l’âme de Guillaume Ier. A l’entendre, c’est une transformation qui se déclare. Les plaintes des catholiques troublent la conscience du victorieux ; il ne peut se résigner à devenir l’oppresseur des libertés religieuses pour complaire au grand-chancelier. Ce ne sont pas d’ailleurs les catholiques seuls qui s’indignent de la violation de leurs droits ; l’église évangélique de Prusse, les églises protestantes de toute l’Allemagne, se sentent menacées par ces tentatives de césaro-papisme, comme disent nos voisins. Dans les rangs supérieurs de la société prussienne, à côté même de l’empereur, ces sentimens se font jour, et bien des voix fidèles avertissent l’empereur des dangers où va le précipiter cette politique antichrétienne. Les partisans de cette politique ont beau répéter que sur ce point tous les ministres sont d’accord avec de Bismarck, que M. de Mühler, l’ex-ministre des cultes, est sorti du cabinet parce que sa manière de comprendre le protestantisme ne lui permettait pas de faire la guerre aux catholiques, et que le nouveau ministre, M. le docteur Falk, est décidé à se montrer inflexible dans l’exécution des lois votées contre l’église. « Qu’importe ? répond le publiciste que nous venons de citer. Si M. le docteur Falk est placé très haut en ce moment, il y a quelqu’un placé plus haut que lui, et celui-là repousse désormais les conséquences anti-ecclésiastiques du système de M. de Bismarck. Aucun doute n’est permis à cet égard. Il se peut que M. de Bismarck boude à Varzin à cause de cela et se pose arrogamment en homme indispensable, mais en dernière analyse il n’y a personne qui ne puisse être remplacé. »

Il y a donc des leçons pour tout le monde dans la partie de cette correspondance qui concerne la création de l’empire d’Allemagne. La leçon qui s’adresse à nous, c’est un nouveau reproche à notre ignorance. Que de fois n’avons-nous pas refusé de croire aux mouvemens d’idées qui passionnaient l’Allemagne ! Il semblait que le projet de reconstituer l’empire fût l’invention de quelques rêveurs. On répétait que l’unité italienne avait créé l’unité germanique, et que tous nos malheurs étaient venus de là On s’obstinait à ne rien voir de ce qui se passait au-delà de nos frontières, on ne pardonnait pas aux esprits attentifs d’en parler en toute franchise. Signaler à nos concitoyens ces grands courans d’opinion dont toute politique sérieuse doit tenir compte, c’était presque une trahison. Bossuet a dit quelque part avec son admirable bon sens : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient. » Ce dérèglement était le nôtre. Voulant que l’Allemagne, par exemple, pensât d’une certaine façon, nous ne voulions pas croire et nous ne permettions pas de dire qu’elle pensât d’une façon différente. Croira-t-on aujourd’hui que le désir de l’unité était une passion ardente chez tous les Allemands ? Voilà l’âme la plus scrupuleuse, la conscience la plus timorée, Frédéric-Guillaume IV ; il recule à la pensée de porter atteinte au droit du plus humble des princes, et cependant il écrit en 1849 que ce mot d’unité allemande le fait depuis cinquante ans frissonner d’enthousiasme.

C’est une leçon, d’un autre genre, mais non pas une leçon moins vive que ces pages royales adressent aux peuples allemands. Il y est dit sans cesse par une bouche respectée que le droit est la règle des souverains comme des peuples, que les plus grandes nations sont celles qui marchent toujours vers le mieux sans briser leurs appuis, que les traditions sont une force, et que bâtir sur l’injustice c’est bâtir sur le sable. Ces lieux-communs deviennent des vérités poignantes dans le cœur des hommes auxquels leur mission impose les responsabilités du commandement. Très souvent, dans sa correspondance avec M. de Bunsen, après avoir affirmé ses nobles principes d’équité, de respect, de conscience, Frédéric-Guillaume IV aime à conclure par ces mots : dixi et salvavi animam meam ! C’est une grande parole, une parole souveraine. Il y a de quoi faire réfléchir ceux qui ont charge de peuples ; chaque fois que nous entendions retentir ce cri dans les lettres de Frédéric-Guillaume IV, nous nous demandions s’il n’avait pas éveillé des échos à Berlin. Ce pressentiment est vérifié par la situation nouvelle dont nous venons d’indiquer le caractère. Le fait même de la publication de ces lettres n’est-il pas un symptôme d’une singulière valeur ? Cette philosophie politique si élevée, nous la connaissons, notez ce point, grâce à des pages du feu roi, pages intimes, pages secrètes, dont Guillaume Ier a bien voulu autoriser l’impression. Nous n’attribuons pas à cette remarque une importance exagérée ; comment croire cependant que l’empereur d’Allemagne aurait laissé publier de telles lettres sans en avoir apprécié le fond et la forme ? Plus on y pense, plus il semble évident que l’empereur n’a pas été fâché de rappeler à certains personnages des vérités morales trop dédaignées. En tout cas, n’est-il pas curieux qu’au moment même où M. de Bismarck prétend pousser son maître aux dernières conséquences de l’unité allemande, l’empereur donne au public les lettres où son auguste frère a tracé ces paroles : « l’unité allemande, ce mot qui nous transportait d’enthousiasme depuis un demi-siècle, est devenu le mot hypocrite qui sert de masque à toute déloyauté, à toute félonie, à toute infamie. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Voyez les Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 515.
  3. « People and King are made of différent stuff to those of Paris. » A Memoir of baron Bunsen, t. II, p. 169.
  4. La pensée est obscure et demande quelques mots d’explication. M. de Bunsen veut dire qu’il y a deux idées de la monarchie, l’idée germanique et l’idée latine, la première qui concilie le droit de l’individu avec le droit de l’état, la seconde qui subordonne à l’état le droit de l’individu. Or la première, l’idée germanique, a deux formes différentes : 1° la forme unitaire, dont l’Angleterre a donné le modèle dans sa monarchie constitutionnelle, imitée tant bien que mal par divers états du continent ; 2° la forme fédérative, qui n’a encore été essayée nulle part, et que l’Allemagne de 1848, selon M. de Bunsen, devait organiser pour la première fois.
  5. Nous avons raconté ces événemens ici même, à l’heure où ils venaient de s’accomplir. Voyez l’Histoire du parlement de Francfort dans la Revue des 1er juin, 1er juillet, 1er août et 1er octobre 1849.
  6. L’union restreinte, c’est-à-dire l’union exclusivement germanique, dont ne pourraient faire partie les possessions non allemandes de la monarchie autrichienne.
  7. C’est bien le mot employé par le roi de Prusse, die Germaniana. Est-ce une distraction ou une fantaisie ?
  8. Ces mots sont en français dans le texte.
  9. La petite ville où était né M. de Bunsen, dans la principauté de Waldeck.
  10. Voyez, dans l’édition allemande des Mémoires de Bunsen, t. II, p. 485.
  11. Le chef du nouveau ministère nommé en novembre 1848 après la défaite d’un nouveau mouvement révolutionnaire.
  12. En réalité, un empereur et cinq rois : l’empereur d’Autriche, les rois de Prusse, de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg et de Hanovre.
  13. Voyez Die Reform, Wochenschrift redigirt von Franz Schuselka, Vienne ; numéro du 17 juillet 1873.