Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen/03

FREDERIC-GUILLAUME IV
ET LE
BARON DE BUNSEN

III.
LES HUMILIATIONS DE LA PRUSSE EN 1850.[1].

Aus dem Briefwechsel Friedrich Wilhelms IV mit Bunsen, von Leopold von Ranke, 1 vol. in-8o ; Leipzig 1873.


L’année 1848 avait été pour la Prusse une période d’agitations et de périls terminée par un triomphe vraiment extraordinaire. Obligé au 18 mars de parlementer avec l’émeute, secoué, ballotté de droite à gauche par la révolution, mais toujours porté par elle, Frédéric-Guillaume IV, malgré tous ses efforts pour entraver les législateurs démocratiques de Francfort, était resté à leurs yeux le chef nécessaire de l’unité nationale, et, après toute une année employée à la reconstitution de l’empire, un vote unanime l’avait nommé empereur. On a vu avec quelle vigueur de principes le roi de Prusse avait rejeté ce présent de la révolution, au risque de mettre l’Allemagne en feu ; on a vu aussi que, tout en repoussant cette couronne de fabrique parlementaire, il ne renonçait pas à l’empire pour la maison de Hohenzollern. Le 27 avril 1849, en déclarant qu’il ne pouvait ni reconnaître la constitution de Francfort ni accepter la couronne impériale, il invitait les princes allemands à se réunir en congrès et à refaire l’œuvre de Francfort. Personne en Allemagne ne mettait en doute le résultat de ce congrès : le roi de Prusse n’avait pas voulu de l’empire organisé par la démocratie, il ne refuserait pas l’empire constitué par les princes légitimes. Assurément les princes souverains de la confédération n’avaient pas besoin d’une grande clairvoyance pour deviner que cet empire les dévorerait ; qu’importe ? ils n’étaient pas libres. Il y a des courans d’idées auxquels on ne résiste pas ; la passion de l’unité entraînait tous les esprits. Il paraissait donc certain que les choses tourneraient de cette manière : bon gré mal gré, les princes seraient obligés, comme la Prusse les y conviait, de refaire l’œuvre du parlement de Francfort, c’est-à-dire de remettre la direction de l’unité germanique aux héritiers de Frédéric le Grand.

Ainsi treize mois seulement après cette journée du 18 mars 1848, qui avait failli renverser le trôné des Hohenzollern, Frédéric-Guillaume IV, sans avoir sacrifié un seul de ses principes, était désigné de nouveau comme le chef du futur empire. Les représentans de tous les peuples d’Allemagne l’avaient d’abord élu ; le congrès des souverains allait le choisir à son tour. Dans l’une et l’autre sphère, dans le monde de la révolution comme dans l’ordre de la légitimité, le roi de Prusse était le représentant inévitable des volontés de l’Allemagne.

Un homme d’état espagnol, grand et ferme esprit très attentif à toutes les questions européennes, Donoso Cortès, se trouvait alors à Berlin ; il fut singulièrement frappé de cette situation malgré son peu de sympathie pour l’unité allemande, et il la décrivait en ces termes à un ami : « Les plénipotentiaires d’Autriche, de Bavière et de Hanovre se sont réunis ici pour concerter une constitution allemande au nom de leurs souverains respectifs, et, d’accord avec la Prusse, ils ont arrêté cette constitution, qui sera publiée avant peu. La constitution des princes est la même que celle des démagogues de Francfort, sauf pourtant quelques modifications. Ainsi le veto impérial sera non pas suspensif, mais absolu ; le vote des citoyens ne sera pas universel, il sera restreint et assujetti à certaines conditions déterminées. Du reste l’Allemagne sera un état unitaire qui portera le nom d’empire. L’empire sera régi par le roi de Prusse, qui ne s’appellera pas empereur, mais portera un nom allemand qui veut dire curateur de l’empire. Aucun état particulier ne pourra recevoir des autres puissances ni accréditer auprès d’elles des agens diplomatiques : le curateur de l’empire pourra seul en envoyer et en recevoir. Le roi de Prusse lui-même ne pourra le faire qu’en sa qualité de curateur de l’empire. L’Autriche demeurera en dehors de l’union et formera un empire à part. Vous le voyez, c’est la médiatisation de tous les princes allemands. Placés entre la révolution, qui les accable, et la Prusse, qui les écrase de sa protection, il ne leur est resté d’autre choix que celui du genre de mort. On ne les a pas appelés pour savoir d’eux s’ils veulent vivre, on les a appelés pour savoir s’ils préfèrent mourir de la main royale ou de la main des paysans ; ils ont choisi la première, et se sont résignés. Quant à l’Autriche, n’osant pas protester et ne pouvant pas résister, elle garde un lugubre silence. Ainsi se sont accomplies les glorieuses destinées de la maison de Brandebourg. L’histoire de cette famille, depuis le grand-électeur jusqu’à Frédéric-Guillaume IV, aujourd’hui régnant, est la plus prodigieuse de toutes les histoires. Le roi de Prusse touche au terme de tous ses désirs. Il a toujours cru que sa glorieuse famille était prédestinée de Dieu pour gouverner l’Allemagne, et, s’il a mis tant de fermeté à repousser le décret de l’assemblée qui mettait une couronne à ses pieds, pour prendre ensuite cette couronne sous un autre nom et par une autre voie ; c’est uniquement parce qu’il ne pouvait se résigner à accepter comme un don ce qu’il considérait comme une propriété, à recevoir des hommes ce que lui envoyait Dieu, à voiler le décret du ciel sous le décret d’une assemblée. Maintenant, selon sa manière de voir, personne n’osera dire que son élévation est l’œuvre des hommes. En effet, qui ne verrait le doigt de Dieu dans cette abdication volontaire de tous les princes, qui avant de mourir le saluent empereur pacifique, victorieux, et clément[2] ? » Cette page, écrite de Berlin le 23 mai 1849 par un observateur si pénétrant, montre assez quel était à cette date le prestige du roi de Prusse. L’ironie un peu hostile qui perce çà et là sous les graves paroles de l’écrivain donne plus de poids encore à ses déclarations. Ce n’est pas un ami qui parle, on le sent bien. M. Donoso Cortès remarque un peu plus loin que la marche des choses, en dehors de toute action personnelle de Frédéric-Guillaume IV, a concentré tout le pouvoir entre ses mains : n’est-il pas en 1849 le seul souverain allemand qui ait la libre disposition de toutes ses forces militaires ? N’est-ce pas lui qui avec ses troupes a sauvé Dresde et maintenu la couronne sur la tête du roi de Saxe ? N’est-ce pas à lui qu’il appartient désormais de protéger l’Allemagne du midi contre les entreprises démagogiques ? Naguère encore c’était le rôle de l’Autriche ; mais qui peut compter sur l’Autriche en 1849, quand elle a besoin elle-même du secours de la Russie pour ne pas fléchir sous les coups de l’insurrection magyare ? C’est donc la Prusse qui est l’arbitre de l’Allemagne. Tous les états secondaires sont dans la nécessité de lui confier leur salut ou d’être victimes de la-révolution. « Ainsi, conclut Donoso Cortès, tous les chemins en Allemagne aboutissent à l’empire, et tous les peuples viennent à l’empire par divers chemins. Reste à savoir maintenant qui sera en définitive maître du vaste empire germanique : sera-ce la démocratie ou la monarchie, un démagogue obscur sorti d’un club ou le roi de Prusse ? »

Pour qu’un homme d’état voyant les choses de haut ait été amené en 1849 à se poser de pareilles questions, il faut bien que la Prusse fût considérée dès lors comme assurée de la possession prochaine de l’Allemagne. Ce n’était plus qu’une affaire de forme ; la Prusse avait substitué, en apparence du moins, les procédés légitimistes aux procédés révolutionnaires, elle préparait son agrandissement sans sortir des sphères mystiques du droit divin, elle s’insinuait doucement, discrètement, elle avançait toujours, elle allait toucher le but ; en un mot, les choses étaient déjà parvenues à ce point que Donoso Cortès, spectateur clairvoyant de ce manège et fort effrayé des conséquences de l’unité germanique, se demande si le roi de Prusse, au lieu de travailler pour sa maison, n’aura pas travaillé pour les démagogues à venir. Ce n’est pas au pressentiment de l’illustre homme d’état que je m’attache en ce moment, je retiens seulement de ses paroles un témoignage ajouté à beaucoup d’autres, d’où il résulte que la Prusse, au mois de mai 1849, semblait marcher tout droit à l’empire d’Allemagne, et que nul obstacle, d’après le sentiment des meilleurs juges, ne paraissait devoir l’arrêter.

Maintenant ouvrez les mémoires de Bunsen à la date que nous venons d’indiquer, interrogez tout ce qu’il a écrit pendant les dix-huit mois qui suivent, parcourez ses lettres, feuilletez son journal ; vous n’y trouverez que des cris de douleur et de honte : « la Prusse est déshonorée ! la Prusse est revenue aux jours de 1806 ! C’en est fait de la Prusse et de l’Allemagne ! » Voilà un revirement étrange ; que s’est-il donc passé ? La réponse à cette question est l’histoire même que j’ai à raconter aujourd’hui, l’histoire des humiliations de la Prusse de 1849 à 1851.


I

Le 27 avril 1849, le roi de Prusse avait refusé la couronne impériale que lui offrait à titre héréditaire l’assemblée nationale de Francfort ; un mois plus tard, le 26 mai, reprenant l’affaire sous une autre forme, il contractait une alliance avec le roi de Hanovre et le roi de Saxe, en vue de donner un premier point d’appui à cette unité germanique réclamée par toutes les voix de l’opinion. C’était exactement l’inverse de la situation précédente. L’assemblée de Francfort, dans l’intérêt de l’unité allemande, et sans s’inquiéter des scrupules personnels de Frédéric-Guillaume IV, avait voulu contraindre le roi de Prusse à prendre la direction de l’empire ; cette fois le roi de Prusse, sans s’inquiéter des vues personnelles du roi de Hanovre et du roi de Saxe, voulait les contraindre, comme voisins de ses états, à s’associer à lui dans une sorte de Sonderbund princier, qui deviendrait le noyau de l’unité future. Le clairvoyant témoin que nous citions tout à l’heure avait bien raison de dire que pour les princes allemands le résultat était le même ; détruits brutalement par la révolution ou annulés avec respect par la Prusse, ils étaient condamnés à disparaître. Seulement Donoso Cortès avait tort d’ajouter que les deux rois, obligés de périr de la main royale ou de la main populaire, s’étaient résignés au premier genre de mort. On va voir qu’ils ne s’étaient pas résignés le moins du monde. Faisant, comme on dit, bonne mine à mauvais jeu, ils avaient l’air d’être parfaitement d’accord avec Frédéric-Guillaume IV ; au fond, ils comptaient bien que l’Autriche ne tarderait pas à se relever et qu’elle les sauverait de la Prusse. La chose fut clairement révélée quelques mois plus tard, lorsque, l’Autriche en effet ayant repris la liberté de ses mouvemens, le Hanovre et la Saxe (nous en parlerons bientôt) rompirent sans plus de façon le traité du 26 mai, M. de Bunsen n’attendit pas ce revirement des deux rois pour se rendre un compte exact de la situation. Il devina immédiatement que le traité du 26 mai n’était pas sincère de la part des deux rois, et que Frédéric-Guillaume IV, en croyant les associer, ou, si l’on veut, les sacrifier à ses desseins par une manœuvre habile, était en réalité leur dupe. Les rois de Hanovre et de Saxe avaient vu dans ce traité une occasion excellente de gagner du temps. A chaque jour suffit sa peine ; l’Autriche une fois débarrassée de ses périls intérieurs, il ne serait pas malaisé, pensaient-ils, de se soustraire à la redoutable protection de la Prusse. De son poste d’ambassadeur à Londres, habile à recueillir les renseignemens que pouvaient lui donner ses collègues, et si bien initié d’ailleurs aux secrets des cabinets allemands, M. de Bunsen n’avait pas eu de peine à découvrir que l’entreprise du roi son maître était compromise dès le premier jour.

Dès le premier jour en effet, le roi de Hanovre avait adressé une lettre au duc de Wellington pour le consulter sur la conduite à tenir dans ces graves circonstances ; « ne ferait-il pas sagement, demandait-il, de garder sa liberté malgré le traité qu’il avait été forcé de conclure, c’est-à-dire de traîner toutes choses en longueur, afin de laisser à l’Autriche le temps de reconstituer ses forces ? » Le duc de Wellington avait beau lui donner un avis contraire, on voyait bien par cette étrange consultation ce que valait pour le roi de Hanovre le traité du 26 mai. Le gouvernement saxon était dans les mêmes sentimens et ne s’en cachait pas davantage. Le chef de la légation anglaise à Dresde, M. Forbes, très hostile à l’ambition prussienne, avait pris sur lui de faire des représentations assez vives à M. de Beust au sujet de ce traité, disant qu’il se croyait obligé à cette démarche comme représentant et défenseur des droits de la maison royale d’Angleterre ; « le Hanovre et la Saxe, ajoutait M. Forbes, vont être subordonnés à la Prusse, et bientôt sans doute absorbés par elle. Si le royaume de Hanovre y consent, cela ne nous regarde point ; quant à la Saxe, c’est autre chose. L’époux de la reine d’Angleterre appartient à la maison de Saxe, et, comme tous les princes de cette maison, il peut avoir, selon les circonstances, des droits éventuels à la couronne ; une politique dont l’effet serait de médiatiser tôt ou tard le roi de Saxe porterait atteinte non pas aux droits de l’Angleterre, mais aux intérêts personnels de la souveraine. » Pressé par cet argument inattendu, M. de Beust répondit : « Soyez sans inquiétude, nous nous sommes réservé une porte de derrière. Nous avons fait savoir à Munich que, si la Bavière et l’Autriche n’entraient pas dans l’alliance, la Saxe ne se considérerait pas comme engagée. Cette déclaration, a produit à Munich l’effet que nous devions en attendre ; la Bavière n’accédera pas au traité du 26 mai, et nous sommes libres de nous dégager quand nous voudrons. » M. de Bunsen, qui nous fournit ces curieux détails, ajoute avec amertume :


« Au milieu de cet imbroglio désespérant, ne recevant de Berlin à ce sujet pas un seul mot d’explication, pas la moindre communication d’aucune sorte, ne pouvant ni agir ni exercer une influence quelconque, ce me fut du moins une consolation véritable d’avoir à écrire un rapport sur cette trahison des deux rois et de m’efforcer d’arrêter le mal en dévoilant leurs actes. C’est ce que je fis avec la réserve et la précision du langage officiel, me bornant à exprimer en peu de mots mes sentimens personnels de mécontentement. Quant à écrire au roi, je n’y trouvais plus aucun plaisir. Les derniers mois, en réalisant tous mes pronostics, n’avaient que trop aigri mon humeur. Cependant, lorsque Meyer partit le 5 juin pour l’Allemagne avec des dépêches, je ne pus résister au désir de transmettre au roi, sous la forme d’un annexe secret et personnel au dernier de mes rapports, une déclaration de la reine Victoria, et j’entonnai de nouveau la vieille chanson : maintenant ou jamais ! Je le fis sans espérance, comme c’est sans espérance que je retrace ces détails ! Je n’ai rien non plus à espérer des ministres, au-delà de ce qu’exigent strictement le devoir et l’honneur au point de vue particulier de la Prusse[3]. »


Les paroles de la reine Victoria auxquelles Bunsen fait allusion se rapportaient à l’argumentation de M. Forbes. Cette sollicitude pour ses intérêts propres ou plutôt pour les intérêts éventuels du prince Albert lui avait déplu. « Je trouve cela peu convenable, » avait-elle dit à lord Palmerston. Elle avait même ajouté que les intérêts des Saxes ducales lui paraîtraient bien plus sûrement garantis par l’établissement de l’unité allemande. Lord Palmerston répondit simplement que les chargés d’affaires anglais avaient le droit d’exprimer leur opinion politique sur les choses qui leur semblaient un danger pour la dynastie. On voit par ces détails que la reine et le ministère n’étaient pas animés des mêmes dispositions au sujet de l’unité allemande. La reine, sous l’influence du prince Albert, se montrait sympathique aux efforts des partisans de l’unité ; les ministres, à l’exception de Robert Peel, traitaient cette politique avec dédain, n’y voyant que rêveries, chimères et dangers pour tout le monde. M. de Bunsen, blessé chaque jour par le dédain des ministres, avait recueilli avec empressement cette parole de la reine, et il est tout naturel qu’il ait voulu la transmettre à Frédéric-Guillaume IV. A part cet incident, il est bien décidé à ne plus lui écrire. Que servirait de répéter toujours sa vieille chanson ! Le roi a refusé hier la couronne impériale, offerte par les représentans du pays ; il la demande aujourd’hui à des princes qui ont tous intérêt à le tromper. Ce qui va se passer ne sera qu’une succession de cérémonies vaines et de solennelles duperies.

Le roi non plus n’éprouve aucun besoin d’écrire à son ami. L’affection subsiste toujours, la confiance a disparu, — la confiance politique s’entend, celle qui permet à deux esprits de se communiquer toutes leurs pensées, de se conseiller, de se concerter, parce qu’ils poursuivent le même but et cherchent ensemble les voies les plus sûres. Le même but, ils le poursuivent toujours, mais ils sont engagés l’un et l’autre en des voies si contraires que sur cette question de l’unité allemande ils ne pourront plus se rencontrer. La correspondance de Frédéric-Guillaume IV et de Bunsen, qui va recommencer bientôt très vive, très intéressante, à l’occasion de la guerre de Crimée, subit ici une interruption de deux ans. Est-ce une raison pour nous arrêter, et sommes-nous tellement liés par le titre de cette étude qu’il faille sauter par-dessus toute une période afin d’aller retrouver nos deux interlocuteurs ? Assurément non. Cette lacune même est un fait très significatif, et notre tableau serait incomplet, si nous cherchions à la dissimuler. D’ailleurs les mémoires de Bunsen nous tiennent lieu de ses lettres, et si nous avons le regret de ne pas posséder cette fois l’expression directe et familière des idées de Frédéric-Guillaume IV, nous la retrouvons du moins dans le langage d’un autre conseiller qui va être, durant l’éclipse de M. de Bunsen, l’interprète éclatant du roi de Prusse.

Cet ami, ce confident qui pendant plusieurs années remplacera le baron de Bunsen auprès du roi de Prusse, c’est le général de Radowitz. Il y a ici, pour le dire en passant, une preuve nouvelle de cette largeur d’esprit chrétien qui est un des caractères de Frédéric-Guillaume IV. Le général de Radowitz était ardemment catholique. C’était la piété protestante, nous l’avons vu, qui aux heures enthousiastes de la jeunesse avait été le lien d’une amitié si cordiale entre le prince royal et le modeste attaché de la légation prussienne à Rome. La piété catholique de M. de Radowitz, loin de causer aucun embarras au souverain, fut comme un nouveau foyer où se réchauffait cette âme affectueuse. Sans rien sacrifier de leurs croyances, les deux amis s’unissaient sur les hauteurs divines de l’Évangile. Joseph de Radowitz était né à Blankenbourg, en Westphalie, le 6 février 1797. On ne sait pas exactement si sa famille, originaire de Hongrie, appartenait à la noblesse slave ou à la noblesse magyare ; on sait seulement qu’elle s’expatria vers le milieu du XVIIIe siècle pour chercher fortune dans l’Allemagne du nord. L’éducation et l’adolescence du jeune Radowitz offrent des vicissitudes singulières. Fils d’un père catholique et d’une mère protestante, il fut d’abord élevé dans la communion de Luther ; lorsque l’enfant atteignit sa quatorzième année, le père réclama ses droits et se chargea de diriger l’instruction religieuse de son fils. La Westphalie venait d’être érigée en royaume par Napoléon, et personne n’ignore quels liens rattachaient ce royaume à l’empire français ; c’est ainsi que le jeune Radowitz, destiné par ses parens au service militaire, vint achever à Paris des études spéciales commencées au gymnase d’Altenbourg. A seize ans, il était officier d’artillerie, et dans les luttes de 1813 il combattait sous nos drapeaux ; il y gagna la croix de la Légion d’honneur. Étrange contraste : celui qui devait être, trente-cinq ans plus tard, un des champions les plus dévoués de l’unité allemande, commandait une de nos batteries à Leipzig. Après cette terrible journée, il n’y eut plus de royaume de Westphalie ; M. de Radowitz redevint Allemand. Il fit la campagne de France en 1814, et l’année suivante, ayant pris du service dans la Hesse-Électorale, il fut nommé directeur de l’enseignement des sciences militaires au collège des cadets, à Cassel. Il y passa huit ans, occupé des plus sévères problèmes des mathématiques, et livré à toutes les spéculations de la philosophie chrétienne. Une odieuse intrigue de cour le força de quitter la Hesse en 1823 ; le noble et fier jeune homme avait osé répondre à l’appel de la princesse, femme de l’électeur, qui invoquait, non pas sa protection assurément, mais l’appui de ses conseils dans la lutte qu’elle soutenait contre le despotisme brutal de son mari. Disgracié à Cassel pour un motif si honorable, il trouva une éclatante réparation à Berlin. On eût dit que la cour de Prusse méditait cette conquête, tant elle mit d’empressement à saisir l’occasion. Frédéric-Guillaume III reçut à bras ouverts le jeune officier d’artillerie, qui devint bientôt l’un des plus intimes amis du prince royal. Radowitz, moins âgé que lui de deux ans, était un esprit de même race et de même vol. Ils rêvaient tous deux un retour aux institutions du moyen âge combinées avec les justes exigences de l’esprit moderne ; ils concevaient une royauté de droit divin accomplissant les œuvres libérales que la révolution ne peut que dénaturer et corrompre. On pense bien que le problème de l’unité allemande, ce problème dont le nom seul donnait au prince des frissons d’enthousiasme, était le grand sujet de leurs préoccupations. Nommé en 1836 plénipotentiaire militaire de la Prusse auprès de la diète, Radowitz fut amené par ses fonctions mêmes à étudier de plus près les moyens d’arriver au but. Il donna d’abord tous ses soins à l’exécution des règlemens qui constituaient une armée fédérale ; mais qu’était-ce que cela pour une imagination si ardente ? La véritable ambition de M. de Radowitz était de transporter à la maison de Hohenzollern cette dignité impériale qui avait été si longtemps l’apanage de la maison de Habsbourg. Beaucoup d’esprits en Allemagne résumaient la situation de cette manière : « l’Autriche a représenté l’Allemagne dans les conditions de l’ancien régime ; dans les conditions de la société moderne, c’est à la Prusse que ce rôle appartient. » M. de Radowitz n’acceptait que la moitié de ce programme ; il reconnaissait que la Prusse devait remplacer l’Autriche à la tête des peuples allemands ; mais il n’admettait pas qu’en suivant cette politique elle dût se séparer des grandes traditions monarchiques et religieuses de l’Allemagne. Ce que l’on appelait l’ancien régime, il l’appelait l’état germanique et chrétien, état entrevu par le moyen âge et trop faiblement ébauché dans le saint-empire. En un mot, il prétendait emprunter à l’Autriche le dépôt des principes d’autorité, à la Prusse son intelligence hardie et sa vitalité robuste ; de ce mélange, pensait-il, naîtrait une Allemagne nouvelle dont la monarchie des Hohenzollern deviendrait le centre et posséderait l’empire.

Cet étrange système, avec les contradictions dont il était plein, répondait parfaitement aux mystiques pensées de Frédéric-Guillaume IV. Les deux amis, s’exaltant l’un l’autre dans leurs conceptions idéales, y mêlaient intrépidement le vrai et le faux. Les études qu’ils faisaient en commun sur l’Allemagne et le XIXe siècle les ramenaient toujours à cette conclusion : « l’esprit moderne a de justes exigences, mais il a tort de s’adresser à la révolution pour obtenir gain de cause, car la révolution flétrit tout ce qu’elle touche. C’est à la monarchie légitime de faire ce que la révolution essaie vainement d’accomplir. Partout où la révolution agirait en pure perte, la monarchie légitime, c’est-à-dire l’état germanique et chrétien, agira efficacement. » Examinée à la lumière de ce principe, la question de l’unité allemande leur paraissait tout à coup simplifiée. Ils se disaient que l’unité allemande serait condamnée d’avance, si elle se faisait par les mains de la révolution ; pour que ce fût une œuvre durable, il fallait qu’elle se fît à l’aide et au profit de l’état germanique et chrétien ; or le vrai représentant de l’état germanique et chrétien, aux yeux du général de Radowitz comme aux yeux du baron de Bunsen, c’était le noble prince qui devait régner sous le nom de Frédéric-Guillaume IV. C’est en 1825 que M. de Radowitz était devenu l’ami du prince ; de 1825 à 1840, pendant les quinze années qui ont précédé l’avènement de Frédéric-Guillaume IV au trône de Prusse, et plus tard, de 1840 à 1848 ; ces idées, poursuivies avec amour, élaborées avec une sorte de dévotion, étaient devenues pour les deux rêveurs tout un programme de philosophie politique, un credo du droit divin à l’usage de la Prusse. Si on publie un jour la correspondance de Frédéric-Guillaume IV avec M. de Radowitz pendant les diverses missions que ce dernier a remplies à Francfort, à Carlsruhe, à Vienne, à Paris (1836-1848), nous pouvons affirmer d’avance qu’on y trouvera la contre-partie de la correspondance de Bunsen. Tandis que Bunsen répétait sans cesse à Frédéric-Guillaume : « Pourquoi vous défier de ce que la révolution vous apporte ? » M. de Radowitz ne cessait de l’affermir dans cette défiance. Un esprit, je ne dis pas plus scrupuleux, je dis plus clairvoyant que M. de Radowitz, aurait éprouvé bien des doutes au sujet de son système ; il se serait demandé si l’unité allemande, de quelque façon qu’elle s’accomplît, ne devait pas aboutir à la suppression de plusieurs trônes, par conséquent à quelque chose d’illégitime. Tel est l’enthousiasme du rêveur que cette contradiction ne l’arrête pas. Sa foi n’est pas même effleurée par ce scrupule. Il poursuit l’unité allemande, œuvre révolutionnaire, en affichant la prétention de ne rien devoir à la révolution. Prince royal ou roi de Prusse, Frédéric-Guillaume est à l’unisson des pensées de son ami. Leur correspondance n’offrira donc pas un antagonisme d’idées, comme le débat auquel on assiste dans la correspondance avec Bunsen ; ce sera une harmonie. Le prince et le conseiller sont parfaitement d’accord ; l’exaltation est égale chez l’un et chez l’autre, car ils sont également persuadés qu’ils tiennent leur mission d’en haut. Le conseiller, c’est le prophète ; le prince, c’est l’oint du Seigneur, et tous les deux, d’une même voix, ils chantent le même cantique.

Ce concert d’enthousiasme et d’espérances durait depuis bien des années lorsque 1848 vint mettre Frédéric-Guillaume IV en demeure d’exécuter ses desseins. De près ou de loin, M. de Radowitz, toujours présent à la pensée de son royal ami, entretenait ses rêves et son ardeur. Quelques semaines après la tragique journée du 18 mars, il publiait un livre intitulé l’Allemagne et Frédéric-Guillaume IV.[4]. C’était un commentaire de ce qui s’était passé le 18 mars et le programme de ce que Frédéric-Guillaume IV se préparait à réaliser pour l’unité de la patrie. Le général sortait ici pour la première fois de l’ombre mystérieuse où s’élaborait sa pensée. Il va en sortir d’une manière plus éclatante encore ; il se fait nommer au parlement de Francfort, afin d’apprécier de plus près les entreprises de l’Allemagne démocratique, résolu qu’il est à se servir de la révolution, tout en la combattant. Pendant toute la durée du parlement de Francfort, nous avons vu Frédéric-Guillaume IV résister aux entraînemens du baron de Bunsen ; sa foi, dans ces graves circonstances, était soutenue par la foi de M. de Radowitz. Maintenant le roi de Prusse a refusé la couronne impériale que lui apportaient les représentans du peuple ; de cette œuvre révolutionnaire qu’il rejette, il retient pourtant une chose, le vœu du pays en faveur de l’empire et la désignation de la Prusse pour ces fonctions souveraines ; monstratus fatis Vespasianus. Si la nation, d’après Frédéric-Guillaume et M. de Radowitz, n’a pas le droit de donner une couronne, elle a le droit de pousser un cri de détresse et d’appeler à son aide les pouvoirs divinement institués. Le vote du parlement de Francfort qui attribuait l’empire à Frédéric-Guillaume IV était, selon les deux rêveurs, un de ces cris de détresse. Le roi de Prusse ne pouvait se dispenser d’y répondre. L’heure était venue pour lui d’accomplir par la royauté de droit divin ce qui eût été mal fait par la révolution. Le général de Radowitz va entrer en scène.

L’histoire offre parfois des incidens auprès desquels pâlissent les plus habiles combinaisons de la fiction dramatique. On peut se donner ici ce spectacle. Au moment où le général de Radowitz, debout à côté de Frédéric-Guillaume IV, sans caractère officiel, il est vrai, mais connu de tous comme le collaborateur du roi, s’apprête à convertir en actes les subtiles idées dont nous venons de résumer le programme, on voit se dresser en face de lui l’adversaire le mieux fait pour dissiper ces équivoques et balayer cette sophistique. On ne saurait imaginer un plus violent contraste. Auprès de Frédéric-Guillaume IV, esprit grave, austère, enclin aux mystiques rêveries, et pliant déjà sous les épreuves de la vie publique comme sous le poids de sa propre pensée, se tient un personnage qui semble éviter la lumière, âme noble, caractère indécis, composé bizarre du soldat et du moine, le général de Radowitz. Auprès de François-Joseph II, le jeune empereur d’Autriche, quel est ce ministre, jeune encore, brillant, intrépide, impatient d’agir, l’épée en main et la flamme au front ? C’est le prince de Schwarzenberg. Le prince Félix de Schwarzenberg était né le 2 octobre 1800, dans la seigneurie de Krummau, en Bohême. Son père était le prince Joseph ; sa mère, la princesse Pauline, était née duchesse d’Arenberg. Est-il besoin de rappeler que cette race princière était au premier rang de l’aristocratie autrichienne ? Les Schwarzenberg ont donné à la maison de Habsbourg bien des serviteurs dont l’histoire a gardé le souvenir ; le prince Félix, pendant sa première jeunesse, avait eu sous les yeux le plus grand de tous et le plus illustre. Son oncle était le maréchal de Schwarzenberg, un de nos plus dignes adversaires, celui qui a joué un rôle si important dans les guerres de la révolution et de l’empire. Si nous avions à retracer ici la biographie complète du prince Félix, nous ne pourrions nous dispenser de signaler avec détail l’horrible mort de sa mère, la princesse Pauline de Schwarzenberg. Elle était venue à Paris en 1810 avec son mari et deux de ses filles à l’occasion du mariage de l’empereur Napoléon. C’était précisément son beau-frère, le maréchal de Schwarzenberg, le futur généralissime des armées alliées à Leipzig, alors ambassadeur d’Autriche à Paris, qui avait négocié le mariage de l’empereur Napoléon avec l’archiduchesse Marie-Louise. Le mariage avait été célébré le 1er et le 2 avril ; le 1er juillet suivant, le maréchal donna un grand bal à l’hôtel de l’ambassade, et l’empereur y vint avec l’impératrice. La fête était éblouissante ; on sait dans quelle catastrophe disparurent toutes ces splendeurs. Le feu éclate, on se précipite, on s’écrase aux portes des salons ; en quelques heures, tout devint la proie des flammes. Le lendemain, le corps de la princesse Pauline de Schwarzenberg fut retrouvé parmi les victimes. Les circonstances rendirent cet événement plus douloureux encore. C’était pour sauver une de ses filles que la malheureuse mère s’était exposée, à cette effroyable mort. La société européenne en ressentit longtemps une sorte de stupeur. La princesse Pauline était une personne d’élite, un vrai modèle de grâce et de dévoûment ; on la citait comme un type charmant de la mère chrétienne. Si elle n’eût été ainsi arrachée à sa famille, avec quel soin elle eût surveillé l’éducation de ce fils si bien doué, avec quel orgueil elle eût joui de ses premiers succès ! A dix-huit ans, le prince Félix entra comme cadet dans un régiment de cuirassiers, et de grade en grade il y devint chef d’escadron ; à vingt-quatre ans, l’empereur François Ier, frappé des vives qualités de son intelligence, lui ouvre la carrière diplomatique. Il va d’abord à Saint-Pétersbourg comme attaché d’ambassade, puis à Londres et de là au Brésil. A son retour en Europe, il occupe différens postes dans les légations autrichiennes, à Paris, à Berlin, et bientôt nommé chargé d’affaires, il représente son pays à Turin et à Naples.

Ces voyages lui étaient des occasions de lire dans le grand livre du monde, d’étudier les hommes et les affaires. S’il était attaché d’instinct et par esprit de race à toutes les doctrines de la vieille aristocratie, il s’efforçait de plier son esprit aux nécessités du temps où il vivait. Il avait ses principes généraux, il n’avait pas de parti-pris. Ce n’est point par entêtement absolutiste qu’il conservait, au milieu de ses concessions libérales, une foi si entière dans le principe d’autorité ; à force d’observer le mouvement des choses humaines sur les différens points du globe, il s’était formé cette conviction que, plus il y a de libertés légitimes dans un pays, plus il faut que l’autorité soit forte. Le gouvernement à ses yeux devait être avant tout le rempart des libertés publiques ; à mesure que ces libertés s’accroissaient, il était nécessaire de consolider le rempart et de l’armer de toutes pièces. Il disait que le premier devoir des états est de concentrer les forces que la révolution est toujours occupée à disjoindre. Il reprochait au prince de Metternich de laisser flotter les rênes, et il se promettait bien de serrer les freins de l’équipage, si la fortune le plaçait un jour au timon. Il ne mêlait pas, comme Frédéric-Guillaume IV et ses amis, les élévations religieuses aux combinaisons politiques ; ses ennemis ont pu demander après sa mort s’il avait été chrétien. Beaucoup de personnes, même parmi celles qui le connaissaient le mieux, le considéraient comme un sceptique, et il a fallu que son biographe, M. Franz Berger, le justifiât de ce reproche[5]. Son scepticisme, au dire du panégyriste, était simplement une apparence qui tenait à sa hauteur d’âme ; il dissimulait ses croyances, non par fausse honte, mais par orgueil. C’était sa manière de dire que sa conscience gardait ses secrets, réservés à Dieu seul, et qu’il n’avait pas à en rendre compte aux hommes. Imaginez une sorte de respect humain pris à rebours, vous aurez la clé de cette étrange nature. M. Franz Berger le dit expressément : il enveloppait sa vie intérieure de voiles si épais qu’en cherchant à voir au fond de cette âme on n’y trouvait que la nuit. Nous donnons cette explication pour ce qu’elle vaut ; il en résulte du moins que la hauteur était le trait principal de ce caractère. Avec cela, brillant, dissipé, mais dissipé méthodiquement et poursuivant les succès mondains pour satisfaire son besoin de commander, il se donnait par esprit de domination les allures d’un voluptueux, comme il prenait par hauteur d’âme les apparences d’un sceptique. Il était passionné pour l’étude, pour la lecture, et bien des fois, dans les dernières années de sa vie, au milieu du tumulte des affaires, il lui est arrivé de s’écrier : Ah ! si j’avais eu le loisir de devenir un savant ! On peut affirmer qu’il n’eût pas été un savant contemplatif. Agir, conquérir, aller droit à l’obstacle et monter à l’assaut, c’était sa vocation et sa joie.

Pendant ses vingt-quatre années de travaux, d’observations, de méditations comme diplomate (1824-1848), il avait aiguisé les rares qualités de son esprit et affermi ses idées politiques ; en 1848, le soldat reparaît. Les dangers de l’Autriche le rappellent à Vienne. Dans la guerre d’Italie, il commande une brigade sous les ordres du maréchal Nugent, il se distingue à Curtatone, à Goito, et dans la journée décisive de Custozza il est nommé maréchal sur le champ de bataille. Trois mois plus tard, après que l’insurrection d’octobre eut été vaincue à Vienne, le prince Félix de Shwarzenberg est placé à la tête de l’administration nouvelle qui va essayer de reconstituer l’Autriche. C’est le 22 novembre 1848 qu’il avait pris la présidence du ministère ; le 27, il lit son programme à la diète de Kremsier, et ce jour-là on peut le dire, inaugure la transformation de la monarchie des Habsbourg. « Messieurs, disait-il, nous avons à guérir les blessures du passé, à terminer les embarras du présent, à édifier dans un prochain avenir un nouvel ordre de choses. La conscience de notre loyale ardeur pour le salut de l’état, le bien du peuple et la liberté ; l’assurance que votre concours ne nous manquera pas dans cette grande entreprise, nous ont décidés à mettre de côté toute considération personnelle pour n’obéir qu’à notre patriotisme et à l’appel du monarque… Nous voulons la monarchie constitutionnelle loyalement et sans réserve ; nous voulons cette forme sociale, dont l’essence est le pouvoir législatif exercé en commun par le souverain et les corps représentant l’Autriche. Nous voulons que ce gouvernement soit fondé sur l’égalité du droit et le libre développement de toutes les nationalités comme sur l’égalité de tous les citoyens devant la loi ; nous le voulons garanti par la publicité dans toutes les branches de la vie sociale ; nous le voulons appuyé sur la libre commune, sur la libre organisation des provinces dans toutes les affaires intérieures et resserré par le lien commun d’une puissante centralisation… » Le premier acte qui signala ce nouveau régime, et il est bien difficile de ne pas y voir l’action personnelle du prince de Schwarzenberg, ce fut l’abdication de l’empereur Ferdinand Ier et l’avènement de son neveu, François-Joseph Ier (2 décembre 1848). Pour seconder ce ministre hardi, que les nouveautés n’effrayaient point, un empereur de dix-huit ans, un jeune homme franc, loyal, sans aucun engagement dans le passé, montait sur le trône des Habsbourg.

Voilà quels sont les acteurs principaux dans la vive bataille que nous avons à raconter : à Berlin, Frédéric-Guillaume IV et M. de Radowitz ; . à Vienne, le prince de Schwarzenberg auprès de l’empereur François-Joseph ; là-bas enfin, dans son ambassade de Londres, le baron de Bunsen, attentif, inquiet, réduit à juger les coups sans prendre part au combat et irrité de son impuissance.


II

Il faut indiquer d’abord l’état général de l’Allemagne et la situation respective des combattans. Dès la fin d’avril 1849, la réponse du roi de Prusse au vote de l’assemblée nationale, son refus d’accepter l’empire de la main des représentans du peuple, avait provoqué du nord au sud une agitation immense. Le parti révolutionnaire ne devait pas laisser échapper une pareille occasion. Il y eut comme une levée d’armes simultanée en Prusse, en Saxe, en Bavière, dans le Wurtemberg et dans le grand-duché de Bade. Des émeutes éclatèrent dans les villes prussiennes des bords du Rhin, à Crefeld, Elberfeld, Dusseldorf, et jusqu’en Westphalie, à Iserlohn. Le gouvernement prussien, avec une armée fidèle à l’ordre, n’eut pas de peine à écraser ces insurrections ; il se trouva même assez fort pour porter secours aux états voisins. La Saxe était en grand péril : le roi, qui se refusait énergiquement à reconnaître la constitution de Francfort, avait été chassé de Dresde par la révolution. Attaqué le 3 mai par des corps-francs et des gardes nationaux, il avait été obligé de s’enfuir la nuit suivante avec son ministère, et s’était réfugié dans la forteresse de Kœnigstein, d’où il avait invoqué l’assistance de la Prusse. Le lendemain, un gouvernement révolutionnaire est installé à Dresde ; les citoyens Tzschirner, Heubner et Todt ont pris la direction du mouvement ; le réfugié russe Bakounine est chargé d’organiser la défense, et de tous les points du royaume des bandes viennent grossir son armée. De son côté aussi, l’armée prussienne est en marche, elle arrive le 6 mai devant les murs de Dresde, et après trois jours d’une lutte acharnée la voilà maîtresse de la ville. Heubner et Bakounine sont pris, les autres meneurs ont pu s’échapper ; ils poursuivent déjà leur œuvre au milieu des insurgés de Bade et du Palatinat. Depuis une semaine, en effet, tout le Palatinat est en feu : le 1er mai, une assemblée populaire, après avoir voté la séparation du Palatinat et de la Bavière, a institué un gouvernement provisoire, établi une garde civique, et adressé partout de frénétiques appels. On y répond de la campagne et des villes du Rhin ; des forteresses même, de Landau, de Germersheim, accourent des troupes de déserteurs, et une petite armée se forme tumultueusement sous les ordres d’un ancien officier autrichien, M. Fenner de Fenneberg, qui avait pris part à la révolution de Vienne en octobre 1848. Du Palatinat, l’insurrection gagne le duché de Bade. En vain le grand-duc a-t-il reconnu la constitution de Francfort et donné à son pays un régime libéral, les démagogues Hecker et Struve ont tellement bouleversé les esprits dans ces contrées qu’on y aime la révolution pour elle-même. Un historien allemand assure que l’idéal politique des Badois de ce temps-là était l’anarchie sentimentale[6]. Cette anarchie a déjà désorganisé l’armée badoise ; les clubs ont décidé qu’en cas de lutte avec les troupes on tirerait seulement sur les officiers, jamais sur les frères. Dans un pays aussi sentimental, comme dit l’historien que nous venons de citer de telles avances devaient produire leurs résultats : le 11 mai, la garnison de Rastadt se révolte. Le général Hoffmann, ministre de la guerre, qui se porte en toute hâte de Carlsruhe à Rastadt avec de nouvelles troupes, ne peut échapper qu’à grand’peine, lui et les officiers qui l’entourent, aux violences des soldats déchaînés. La garde civique et l’armée fraternisent. A Loerrach, à Fribourg, à Bruchsal, mêmes révoltes et mêmes, fureurs. Le 13 mai, une assemblée populaire réunie à Offenbourg demande la dissolution des chambres, la convocation d’une constituante, la destitution du ministère Bekk et une amnistie générale. L’avocat Brentano, le chef le plus influent des clubs, obtient pourtant, non sans lutte, que la république ne soit pas proclamée. Cette modération relative n’était qu’une apparence. En réalité, on déclara la révolution permanente ; un comité exécutif est nommé par acclamation, et ce comité reçoit l’ordre de préparer un fonds de pensions pour les citoyens devenus incapables de travail. Le drapeau du socialisme se déployait déjà dans la mêlée. Le soir du même jour, une émeute militaire éclate à Carlsruhe. Deux compagnies arrivant de Bruchsal détruisent l’intérieur d’une caserne, démolissent la maison d’un colonel que son zèle pour la discipline désignait d’avance à leurs fureurs, massacrent un adjudant qui essayait de les faire rentrer dans le devoir, mettent à mort un sous-officier, un simple soldat, et se jettent sur l’arsenal, qui fut bravement défendu par les bourgeois. La nuit suivante, le grand-duc et sa famille, sous la protection d’une escorte de cavalerie et d’artillerie, prennent la fuite ; effaré, incertain, craignant de rencontrer partout l’insurrection victorieuse, le grand-duc se rend d’abord à Germersheim, il se réfugie ensuite sur le territoire français, dans une petite ville d’Alsace, et de là remonte vers Francfort, où il sollicitera la protection du vicaire de l’empire. Malheureusement le vicaire de l’empire, sans troupes suffisantes pour faire exécuter ses propres décrets, était sommé par l’assemblée nationale, précisément à ce moment-là même, de mettre les insurgés de Bade et du Palatinat sous la protection de l’empire (vote du 15 mai 1849). Sans espoir de ce côté, le grand-duc est obligé de recourir à l’intervention armée du gouvernement jurassien, qui saisit cette occasion d’entraîner le grand-duché de Bade dans le Sonderbund princier qu’il prépare. Pendant que l’affaire se négocie, l’insurrection grandit sur les deux rives du Rhin. Le soir même où le souverain s’est enfui de Carlsruhe, M. Brentano s’y empare du pouvoir comme président d’une commission exécutive. Les deux chambres sont dissoutes, une assemblée constituante est convoquée pour le 10 juin, tous les citoyens de dix-huit à trente ans sont appelés sous les drapeaux ; des commissaires civils et militaires sont chargés de distribuer des armes et d’entretenir la flamme de la révolution : tâche douloureuse pour qui aurait eu la naïveté de la prendre au sérieux. Les grandes idées, les inspirations nationales, dit un historien allemand déjà cité plus haut, sont remplacées chez ces misérables par de copieuses libations alcooliques. Voici une idée pourtant : ils ont conçu le plan d’une fédération révolutionnaire. Bade et le Palatinat, par l’entremise de leurs démagogues, concluent une alliance offensive et défensive. Ils essaient ensuite de soulever les états voisins, la Hesse-Darmstadt et le Wurtemberg. L’entreprise échoue à Darmstadt, grâce à la bonne attitude des troupes ; le meurtre d’un magistrat qui s’efforçait d’apaiser l’émeute leur inspira une horreur qui les maintint dans le devoir. Dans le Wurtemberg, les dernières convulsions du parlement transporté de Francfort à Stuttgart imprimèrent à la lutte un caractère plus grave ; les esprits les plus libéraux, ceux-là même qui avaient le plus contribué l’année précédente à la convocation du parlement, comprirent la nécessité de le dissoudre lorsqu’il devint une cause de guerre civile, et s’y employèrent énergiquement. Grâce à ce renfort inattendu, la cause de l’ordre fut sauvée, et la démagogie n’osa pas lever la tête. Le mouvement révolutionnaire était concentré dans le double foyer de Bade et du Palatinat.

Il semble bien que ce mouvement était dirigé par les chefs de la révolution cosmopolite. L’armée révoltée du grand-duché, placée d’abord sous les ordres d’un simple lieutenant nommé Sigel, eut bientôt pour chef le Polonais Mieroslawski. Ce fut aussi un Polonais, le général Sznayde, que les démagogues du Palatinat mirent à la tête de leurs troupes. Un vaste plan reliait toutes les entreprises de la révolution dans le centre de l’Europe. Les événemens de Bade et du Palatinat avaient préparé l’insurrection du 13 juin à Paris, et cette insurrection à son tour, si elle eût triomphé, aurait mis le feu de l’ouest à l’est à une longue traînée de poudre. Le contre-coup en eût retenti jusqu’en Sicile, jusqu’en Hongrie, et il en serait sorti des conséquences qui échappent à tous les calculs. L’émeute éclata en effet à Paris dans la journée du 13 juin 1849 ; l’occasion ou le prétexte fut la campagne de Borne et l’interpellation faite à ce sujet par M. Ledru-Rollin. On sait avec quelle énergie le général Changarnier écrasa l’émeute ; ce qu’on ne sait pas aussi bien, c’est qu’en sauvant l’ordre à Paris il bouleversa du même coup la conspiration européenne, et du jour au lendemain changea la face des choses. De son observatoire de Londres, le baron de Bunsen, attentif à ces commotions où était engagée la cause de l’unité allemande, résume ainsi la situation générale :


« Le grand événement européen de ces derniers jours, la défaite de la révolution à Paris, à Lyon, et en d’autres villes, du 13 au 15 juin, n’a pas tardé à développer ses prodigieuses conséquences[7]. Tout le réseau de la conspiration républicaine fut mis à nu et déchiré. Beaucoup d’espérances, les unes bonnes, les autres coupables, s’évanouirent ; beaucoup d’angoisses se tournèrent en espérances ; il devint de plus en plus manifeste que le flot du temps retournait en arrière, que le reflux commençait, et que désormais le sort des gouvernemens était dans leurs propres mains ; il dépendait d’eux de se sauver ou de se perdre. La conspiration de Bade et du Palatinat devait frayer la route à une révolution en France. La république rhénane eût été l’appât à l’aide duquel le parti de Ledru-Rollin se serait emparé d’une nouvelle confédération du Rhin. Rome, Ancône, Venise, par le seul fait du triomphe de l’insurrection en France, eussent été dégagées de l’étreinte des assiégeans. Les Hongrois se préparaient à faire irruption sur Vienne par Œdenbourg et Presbourg ou à se jeter sur Fiume par Agram. Tout changea de face, et ce fut le contraire qui arriva. Le 14 juin, le prince de Prusse entra dans le Palatinat ; le dimanche 22, à onze heures du matin, la brave garnison de Landau, réduite à la dernière extrémité par le siège qu’elle soutenait, eut la joie d’entendre retentir les trompettes de l’avant-garde prussienne. Le 1er juillet le prince était devant Rastadt, après une série de combats acharnés et sanglans. En même temps, du 19 au 26 juin, les Hongrois étaient rejetés derrière la Waag et chassés de Raab, tandis que le quartier-général russe datait ses ordres de Kaschau et que le ban Jellacic, après avoir repoussé l’armée hongroise du sud, bloquait de nouveau Peterwardein. En Italie, Ancône s’était rendue aux Autrichiens ; Oudinot pénétra dans Rome le 22 juin par la brèche du Janicule, et le 2 juillet la municipalité romaine demanda à capituler. La prise de Venise était annoncée avec certitude pour la fin de la semaine… »


On comprend le sentiment de tristesse qui perce çà et là dans le langage de Bunsen. Quand il parle des espérances qui s’évanouirent et qui n’étaient pas toutes condamnables, il ne pense pas seulement à Venise, il pense à son rêve de l’unité allemande, à cette unité que la force des choses associait bon gré mal gré à la conspiration révolutionnaire et qui va sombrer avec elle. C’est à peine si l’ami de Frédéric-Guillaume IV trouve un motif de consolation dans ces victoires, qui, donnant à la Prusse une sorte de protectorat sur les états allemands, devront faciliter l’organisation de la communauté germanique, pourvu que le roi se décide à vouloir. Sur ce point, il n’a plus d’illusions ; il n’attend rien ni du ministère ni du roi. Toutes ces victoires, quelques services qu’elles rendent à la cause de l’ordre, seront funestes à la cause de l’Allemagne. Telle est la complication des choses que le roi de Prusse, en écrasant, comme il le doit, les insurrections de Bade et du Palatinat, travaille en réalité pour l’empereur François-Joseph. La Bavière, le Wurtemberg, vont retrouver, grâce à la Prusse, la liberté de leurs mouvemens, mais ce ne sera pas pour se jeter dans les bras du libérateur ; en ce temps-là, tout ce qui contribuait à réprimer la révolution profitait à l’Autriche. La tristesse de Bunsen, si l’on tient compte de ses idées, atteste une parfaite clairvoyance.

La répression fut terrible. Après que l’armée badoise, forte de 15,000 hommes environ, sous les ordres de Mieroslawski, eut été battue d’abord à Waghaeusel (20 juin), puis à Durlach (29 juin) et aux bords de la Murg (30 juin), la forteresse de Rastadt résista seule jusqu’au 29 juillet. Dès le commencement du mois, le pays était aux mains de la Prusse. Les conseils de guerre se mettent à l’œuvre. Plusieurs des chefs de l’insurrection sont fusillés, entre autres M. de Truschler, membre de l’assemblée nationale, M. Tiedemann, gouverneur de Rastadt, M. Eisenhans, rédacteur du Festungsbote, M. Böning, qui avait combattu en Grèce pour la cause de l’indépendance. Un écrivain de renom, poète et romancier, Gottfried Kinkel, est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Un des vétérans de la démagogie, Hecker, établi depuis plusieurs années aux États-Unis, était parti en toute hâte sur l’appel du gouvernement révolutionnaire de Bade ; il arrive à Strasbourg le 16 juillet pour apprendre que tout est perdu. Il repart, il va retrouver sa ferme d’Amérique sans avoir pu seulement mettre le pied sur le sol de l’Allemagne. Les vaincus de la veille suivent le même chemin. En général, les démagogues allemands n’attendent pas qu’on les envoie sous escorte dans un autre hémisphère, ils vont d’eux-mêmes chercher au-delà des mers une vie nouvelle et un travail réparateur ; c’est un avantage sur les nôtres. Brentano, Struve, Sigel, beaucoup d’autres encore, s’embarquent pour le Nouveau-Monde. Quant aux soldats, aux sous-officiers, c’est en Suisse qu’ils se retirent, et ils n’en sortiront qu’au jour de l’amnistie. Ainsi l’armée de la révolution est entièrement dissoute, il n’en reste plus ni chef ni soldat. Le prince de Prusse, après avoir rendu à la Bavière le Palatinat soumis, occupe le grand-duché de Bade avec ses troupes jusqu’au jour où l’armée badoise sera réorganisée.

Tandis que là Prusse rétablit l’ordre d’une main si vigoureuse, l’Autriche est toujours aux prises avec les Magyars. Menacé par la révolution, menacé par la guerre civile, le jeune empereur François-Joseph a dû appeler la Russie à son aide. Il ne s’y est résigné que le 15 avril 1849, après que Gœrgei eut vaincu entre Gödöllo et Itaszeg les troupes du prince Windischgratz (6 avril). Désormais l’issue n’est plus douteuse, la Hongrie succombera ; mais quelle humiliation pour l’Autriche de ne pouvoir vaincre les Magyars qu’avec le secours des Russes ! Ce n’est pas au général Haynau, commandant des forces autrichiennes, c’est au maréchal Paskievitch, commandant de l’armée russe, que le général Gœrgei rendra l’épée de la Hongrie dans la capitulation de Vilagos (13 août 1849). N est-ce pas là un terrible échec au prestige de l’Autriche, si l’on songe qu’à ce moment-là même la Prusse, protégeant les petits états de la confédération, déployait son drapeau jusqu’au sud de l’Allemagne ?

M. de Radowitz, rappelant plus tard ce contraste des deux pays dans la première moitié de 1849, a dit avec noblesse : « Si la Prusse eût voulu faire prévaloir alors ses idées politiques et organiser l’unité allemande comme elle l’entend, rien ne pouvait l’arrêter. Les petits états de la confédération avaient trop besoin de nous pour nous refuser leur assentiment ; l’Autriche avait trop d’embarras chez elle pour s’opposer à nos projets. Le gouvernement du roi Frédéric-Guillaume tint à honneur de ne pas exploiter a son profit la crise de la maison de Habsbourg. Nous résolûmes d’attendre. On se contenta d’engager l’affaire lentement, afin de laisser à l’Autriche le temps de se reconnaître. Notre œuvre doit être une œuvre de justice. » Tout cela est-il bien exact ? Nous ne mettons pas en doute la sincérité de M. de Radowitz, nous demandons seulement si M. de Radowitz, alors même qu’il n’eût pas obéi à ces sentimens d’honneur, alors même qu’il eût passé outre et poursuivi sa tâche au milieu des secousses de 1849, aurait eu raison de se croire assuré du succès. C’eût été une illusion de plus chez ce brillant esprit. Au milieu même des plus effrayans périls, au milieu des préoccupations les plus sombres, le prince de Schwarzenberg avait-il jamais cessé de suivre les marches et contre-marches de la Prusse ? M. de Radowitz ne pouvait faire un pas, hasarder une idée, proposer une solution, sans trouver en face de lui le prince de Schwarzenberg, hostile ou favorable selon l’occurrence, toujours attentif et toujours impérieux. Le ministre autrichien connaissait admirablement les hautes qualités morales et les défaillances politique du roi de Prusse ; il savait aussi quel était le fort et le faible chez son mystique inspirateur. Son grand art était d’inquiéter d’abord la conscience de Frédéric-Guillaume et de M. de Radowitz ; il tenait ensuite un langage hautain qui achevait de les troubler. Il voulait que l’image du vieil empire, de l’empire si longtemps inféodé à la maison de Habsbourg, apparût pour ainsi dire dans toutes ses circulaires. Quelles que fussent ses entraves, il parlait en maître. Imaginez un homme qui, atteint par une catastrophe, paraît indifférent aux désastres de l’heure présente, tant il est assuré des revanches de l’heure prochaine ; c’était l’attitude du prince de Schwarzenberg. Quand il repoussait telle ou telle doctrine du cabinet de Berlin, il avait l’air de protester au nom de l’avenir comme au nom du passé, au nom du futur empire d’Allemagne comme au nom de l’empire séculaire. Ces allures, dont beaucoup d’esprits s’irritaient en Prusse, imposaient au roi. Frédéric-Guillaume, si attaché aux souvenirs du monde féodal, éprouvait une sorte de crainte superstitieuse devant cette apparition des vieux âges. Autrefois, dans ses conversations avec Bunsen, n’avait-il pas réservé le saint-empire à l’Autriche, en donnant à la Prusse la royauté allemande ? C’est à la somnolente Autriche du prince de Metternich qu’il avait affaire en ce temps-là ; désormais il avait en face de lui une Autriche réveillée par des coups de foudre, l’Autriche du prince de Schwarzenberg, qui réclamait à la fois et le saint-empire et la royauté allemande. Tout cela le troublait, le déconcertait. Son génie étonné, comme dit le poète, tremblait devant le génie de la vieille Allemagne. Il se demandait par instans s’il ne se rendait pas coupable de lèse-majesté, lui qui, dans la future organisation de l’état monarchique, prétendait se substituer aux Habsbourg. Ainsi s’explique le tableau extraordinaire que nous offrent les années 1849 et 1850 : d’un côté la mollesse, les incertitudes, les contradictions de la politique prussienne au lendemain de ce vote de l’assemblée nationale donnant l’empire au roi de Prusse, au lendemain de ses victoires sur la démagogie de Bade et du Palatinat, — de l’autre le langage impérieux et la politique inflexible de l’Autriche au milieu même des crises qui avaient failli la perdre.

Pendant toute l’année 1849, circulaires, dépêches, mémorandums, se croisent comme des coups de feu sur la route de Vienne à Berlin. Voyez dans cette mêlée les actes principaux des deux adversaires, Radowitz et Schwarzenberg. Le 26 mai 1849, le roi de Prusse a fait signer au roi de Hanovre et au roi de Saxe un traité qui associe les trois royaumes à une même existence politique, et règle les conditions de cette communauté. C’est le noyau de l’unité future au profit de la Prusse, suivant les idées personnelles de Frédéric-Guillaume et les combinaisons de M. de Radowitz. Le coup est bien joué, mais Schwarzenberg est là ; malgré les embarras que lui cause l’insurrection hongroise, il parle, il agit. Les deux rois l’entendent, et déjà ils font toute sorte de réserves afin de se retirer de l’alliance quand bon leur semblera. Bien plus, le prince de Schwarzenberg amène le gouvernement prussien à conclure avec l’Autriche un traité qui met fin aux pouvoirs du vicaire de l’empire et constitue un intérim jusqu’à ce que l’autorité centrale soit réorganisée. Aux termes de ce traité, signé le 30 septembre 1849, l’Autriche et la Prusse conviennent de créer un pouvoir intérimaire chargé d’exercer l’autorité centrale pour la confédération germanique au nom de tous les états jusqu’au 1er mai 1850. Ce pouvoir est confié à une commission fédérale composée de quatre membres, deux pour l’Autriche, deux pour la Prusse, et auprès de laquelle les autres états pourront se faire représenter par des plénipotentiaires. Pendant l’intérim, la question de la constitution allemande était abandonnée à la libre entente des états particuliers, et si, au 1er mai 1850, les gouvernemens n’avaient pas réglé cette grande affaire, ils devaient se concerter pour prolonger la convention du 30 septembre. Rien ne parait plus simple ; au fond, rien n’était plus menaçant pour la Prusse. Le vicaire de l’empire avait beau être un prince autrichien, il tenait ses pouvoirs de l’assemblée de Francfort, l’ancienne diète avait abdiqué entre ses mains, sa présence rappelait le régime nouveau dont la Prusse n’avait pas renoncé à tirer parti. La Prusse n’avait aucun intérêt à lui faire quitter ce poste avant qu’elle fût en mesure de l’y remplacer elle-même. Or le traité du 30 septembre indiquait très nettement de la part de l’Autriche l’intention de renverser, non pas le vicaire personnellement, mais la fonction quasi-révolutionnaire dont il était revêtu. Plus la personne du vicaire était agréable à l’Autriche, moins on devait se méprendre sur la signification de la mesure qui mettait fin à son pouvoir. Évidemment, si l’Autriche écartait l’archiduc Jean, vicaire de l’empire, et si l’archiduc Jean lui-même se prêtait à cette manœuvre, c’était dans la pensée de rétablir la diète de 1815. L intérim devait être employé à préparer cette restauration de l’ancien pouvoir fédéral, c’est-à-dire de l’ancienne prééminence de l’Autriche.

La Prusse fait semblant de ne pas comprendre les menaces de sa rivale, et, poursuivant son jeu, elle s’attache à développer, comme la chose la plus naturelle du monde, les conséquences de l’union restreinte ébauchée par le traité du 26 mai. Le conseil administratif de cette union, dans la. séance du 5 octobre, propose de convoquer le parlement d’Erfurt, c’est-à-dire le parlement qui, d’après le traité du 26 mai, doit reprendre avec le collège des princes la question de l’unité allemande et refaire l’œuvre abandonnée du parlement de Francfort. Aussitôt, — et comment ne pas reconnaître ici la main du prince de Schwarzenberg ? — le Hanovre déclare que la Prusse interprète d’une façon inexacte le traité du 26 mai, le roi de Hanovre s’est uni au roi de Prusse pour combattre la démagogie, non pas pour transformer l’Allemagne en état unitaire ; or la démagogie est vaincue, le but de l’alliance est atteint, le traité du 26 mai n’a plus de raison d’être ; le Hanovre se dégage de l’union restreinte. Tel est le résumé d’une série de notes échangées entre le Hanovre et la Prusse pendant les trois derniers mois de l’année 1849 et qui aboutissent le 30 décembre à la rupture définitive du Hanovre avec l’union restreinte. La Saxe ne va pas si loin ; elle refuse de prendre part à des mesures qui lui semblent contraires aux stipulations de l’acte fédéral de 1815, mais, ces réserves faites, elle ne se dégage point des obligations qu’elle a contractées le 26 mai. Le procédé est moins vif, le résultat est le même ; maintenir le traité du 26 mai comme une alliance contre la démagogie, refuser d’y voir le premier acte d’une politique concertée en vue de l’unité allemande, c’est faire sous des formes plus respectueuses ou plus timides ce que le Hanovre a fait nettement et résolument. Pour la Saxe comme pour le Hanovre, le traité du 26 mai n’existe plus. Les raisons que les deux gouvernemens alléguaient pour se dégager ainsi des liens de la Prusse n’étaient pas, on le pense bien, les raisons décisives. Une seule chose explique et justifie leur audace ; l’Autriche se relevait de ses ruines, et le chef du ministère autrichien était le prince Félix de Schwarzenberg.

Ainsi, à la veille du jour où le parlement d’Erfurt va être convoqué au nom de l’union restreinte, les deux rois qui, par crainte de la Prusse, se sont résignés à fonder cette union de concert avec Frédéric-Guillaume IV, le roi de Hanovre et le roi de Saxe, directement ou indirectement, reprennent leur liberté. Le traité du 26 mai 1849, qu’on appelait aussi l’alliance des trois rois (Dreikönigsbündniss), n’est plus qu’une lettre morte aux mains de la Prusse.

Si les voisins immédiats du roi de Prusse, des princes du nord et du centre, le roi de Hanovre et le roi de Saxe, maintiennent ainsi leur indépendance, on comprend que les souverains de l’Allemagne du sud seront plus empressés encore à protester contre la politique prussienne. Le 27 février 1850, tandis que se préparent les élections du parlement d’Erfurt convoqué pour le 20 mars, le roi de Wurtemberg et le roi de Bavière, auxquels se joint le roi de Saxe, signent une convention qui a pour but de préserver les droits des souverains et des états particuliers dans la constitution future de l’Allemagne. Quinze jours après la conclusion de ce traité, le roi de Wurtemberg prononçait un discours qui en est le commentaire très net et très hardi. C’était à l’ouverture de la chambre des députés à Stuttgart. « Messieurs, disait-il, l’état unitaire allemand est une chimère et la plus dangereuse de toutes les chimères, aussi bien au point de vue de l’Allemagne. qu’au point de vue de l’Europe… Toute fusion violente des races allemandes, toute subordination absolue d’une des races principales à une autre porterait en elle le germe de notre dissolution intérieure, et serait le tombeau de notre existence nationale… Le maintien de l’ancien droit, c’est-à-dire du droit positif et de la fidélité aux traditions historiques qu’on ne peut méconnaître et qui finissent toujours par avoir le dessus, peut seul nous assurer force, durée et salut dans les orages de notre époque. Moi et les gouvernemens qui sont mes alliés dans cette question, nous voulons conserver à la nation son droit naturel à la représentation de l’ensemble. Nous ne voulons pas élever un nouvel édifice politique des débris de notre ancien droit ; nous voulons au contraire donner à la confédération une forme nouvelle qui soit en harmonie avec l’esprit de l’époque. Nous voulons accorder les justes prétentions de la Prusse avec les intérêts généraux de l’Allemagne. Si pourtant nous sacrifions nos intérêts particuliers, ce n’est pas à telle ou telle puissance que nous faisons ce sacrifice, c’est à l’ensemble, à la patrie. Nous ne voulons être ni Autrichiens, ni Prussiens ; nous voulons, par le Wurtemberg et avec le Wurtemberg, rester Allemands. »

Ces belles paroles sont le manifeste d’un parti qui aurait eu certainement nos préférences, si nous avions eu le droit de prendre part à ces débats ; il est permis de regretter que ce parti, expression de l’Allemagne vraiment allemande, n’ait pas été en mesure de maintenir sa bannière entre les prétentions rivales de la Prusse et de l’Autriche. Regrets inutiles, je le sais, les faits ont suivi un autre cours, l’histoire du moins doit garder le souvenir de ce langage, qui fera toujours grand honneur au roi de Wurtemberg, L’impression en fut très vive en Allemagne, et bien diverse, on le devine, suivant les régions et les partis. Le cabinet de Berlin s’en irrita si fort qu’il crut devoir interrompre ses relations diplomatiques avec le cabinet de Stuttgart. Le prince de Schwarzenberg fut plus habile ; il ne vit dans ce discours que ce qui devait servir la cause de l’Autriche. Si les sentimens particularistes, comme disent les Allemands, exprimés par le roi de Wurtemberg n’étaient pas faits pour lui plaire, ils n’étaient pas non plus de nature à l’inquiéter gravement. Le prince de Schwarzenberg s’appliquait d’ailleurs à faire croire aux souverains des états secondaires que le gouvernement autrichien était leur protecteur naturel et contre les menées démagogiques et contre les ambitions prussiennes. Il savait bien que ces effusions particularistes n’empêcheraient pas le Wurtemberg, la Bavière et la Saxe de se tourner vers l’Autriche le jour où, par le mouvement inévitable des choses, les situations se trouveraient simplifiées. Il se borna donc à une sorte de conversation diplomatique avec le cabinet de Stuttgart, commentant à sa manière, rectifiant même çà et là les expressions employées dans le traité du 27 février 1850. Tel est le sens de la note que le prince de Schwarzenberg adressa le 18 mars au représentant de l’Autriche à Stuttgart. Pour nous, ce qui nous intéresse dans cet épisode, c’est qu’il achève de mettre à nu la situation au moment où va se réunir le parlement d’Erfurt. Le parlement d’Erfurt est convoqué pour organiser l’union restreinte sous la direction de la Prusse ; or le Hanovre se retire, la Saxe se dérobe, la Bavière se tourne d’un autre côté, et le roi de Wurtemberg fait retentir à voix haute cette déclaration : « nous ne voulons être ni Prussiens, ni Autrichiens, nous voulons être Allemands ! » Il y avait quatre royaumes en Allemagne, sans compter la Prusse ; les voilà tous les quatre opposés aux projets de l’union restreinte. Que reste-t-il à la Prusse pour ses opérations du parlement d’Erfurt ? Les petits états, qui ne sauraient avoir une politique indépendante, et qui, satisfaits ou non, ne peuvent que se taire quand Berlin a parlé.

Cette série d’échecs mettait le gouvernement prussien dans un embarras cruel et presque ridicule. Si la retraite et les protestations des quatre rois le décident à ne pas ouvrir le parlement, il avouera lui-même la déroute de sa politique ; s’il persiste à ouvrir le parlement de l’union, quand les principaux membres de l’union s’en éloignent avec bruit, il se donne un rôle qui prête à rire. Peut-être Frédéric-Guillaume IV et M. de Radowitz, dans le perpétuel ravissement de leurs illusions, devaient-ils sentir moins que d’autres ce que cette situation avait d’humiliant et d’amer. Quoi qu’il en soit, le parlement va s’ouvrir. Une douzaine de petits états ont adhéré à l’union restreinte ; les plus importans sont la Hesse-Électorale et le grand-duché de Bade. Presque partout les élections se sont faites sans empressement. Quelle différence avec cet élan d’espérance, qui, aux mois de mars et d’avril 1848, envoyait les députés de l’Allemagne à l’assemblée nationale de Francfort ! Trop de déceptions ont succédé à ces heures de flamme ; la foi s’éteint, l’espérance est morte. C’est à peine si le cinquième des électeurs a pris part au vote. Enfin, le 20 mars 1850, un mouvement inaccoutumé dans les paisibles rues d’Erfurt, le bruit des cloches et le service divin célébré avec pompe dans les églises des deux communions, annoncèrent l’ouverture du parlement. Une certaine affluence, des regards étonnés, des groupes de curieux aux abords du palais, ce fut tout ; aucune de ces démonstrations joyeuses qui avaient salué à Francfort les représentans du pays. Comment eût-on persisté dans les rêves d’autrefois. Ce parlement, dont la plus grande partie de l’Allemagne était absente, montrait bien les difficultés d’une tâche qui se heurtait à tant de droits sacrés, qui exigeait des sacrifices si durs. A ce point de vue, le parlement d’Erfurt est une contres-partie instructive du parlement de Francfort. Nul symbole ne pouvait être plus éloquent.

M. de Radowitz, qui depuis un an était le collaborateur secret de Frédéric-Guillaume IV, prend ici le premier rôle sur la scène publique ; le roi l’a nommé commissaire-général de l’union restreinte auprès du parlement d’Erfurt. C’est lui qui exposera la pensée du roi devant les deux chambres, « la chambre des états » (Staatenhaus) et « la chambre du peuple » (Volkshaus). La chambre des états, ce sont les délégués des gouvernemens ; la chambre du peuple, ce sont les députés élus. Or le 26 mars M. de Radowitz prononce devant la chambre du peuple un discours qui est comme l’inauguration et le programme de ses travaux. L’orateur s’attache à expliquer le but de l’union restreinte ; sous des formes un peu embarrassées, mais toujours courtoises, il fait allusion à la jalousie de l’Autriche, jalousie qui serait bien mal inspirée, dit-il, et aussi contraire aux intérêts de ce grand pays qu’aux intérêts de la patrie commune. C’est surtout à l’adresse des quatre royaumes qu’il lance des paroles irritées ; il ne craint pas de dénoncer ces petites cours dont la souveraineté ne date que de la chute de l’empire d’Allemagne et de l’abaissement de la patrie ; il affirme que l’abandon de l’union restreinte par les gouvernemens de Saxe et de Hanovre serait une honteuse violation de la parole jurée. En même temps, voyez comme il a soin de glorifier l’assemblée nationale de Francfort. « Elle a eu, dit-il, l’éclat extraordinaire qui accompagne les entreprises dont le monde est ébranlé ; le rôle de l’assemblée d’Erfurt est plus modeste. » Voyez surtout comme il s’efforce d’écarter les défiances dont la Prusse est l’objet, entretenant d’un côté les espérances qu’elle donne aux peuples, de l’autre rappelant les services qu’elle a rendus aux princes. La Prusse, à l’entendre, n’a-t-elle pas fait preuve du plus rare désintéressement ? n’a-t-elle pas refusé de mettre à profit les embarras des divers états de l’Allemagne ? « Nous n’avons pas voulu, dit-il, aggraver la longue et héroïque lutte engagée par l’Autriche pour son existence politique, ni même la rendre plus difficile par notre insistance ; nous n’avons pas marchandé nos secours aux gouvernemens qui sans la Prusse auraient infailliblement péri, nous n’avons pas tiré parti de leur détresse pour leur arracher des concessions. Certes la Prusse apprécie au plus haut degré l’union de la grande patrie, vœu suprême de tous les cœurs allemands ; mais il y a une chose qu’elle met plus haut encore, c’est l’honneur, c’est le droit. Qu’on appelle cela du romanesque, je l’appelle de la conscience et de la loyauté, et ce sont des choses qui durent. La Prusse a résisté à la tentation la plus difficile à vaincre, l’occasion de faire briller sa propre pensée dans tout son éclat ; elle résiste également à toute tentative d’intimidation, directe ou indirecte. Nos adversaires politiques nous font un reproche qui serait bien grave, s’il était fondé ; ils disent que notre manière de procéder dans la question allemande rouvre la porte à la révolution. Pour nous, après un mûr examen, nous sommes précisément persuadés du contraire ; ce sont nos adversaires politiques qui, par ce qu’ils font et par ce qu’ils ne font point, laissent à la révolution une porte toujours ouverte. »

Quand M. de Radowitz tenait ce ferme langage, il ne s’adressait pas seulement au parti libéral-national, c’est-à-dire aux hommes qui avaient siégé à Francfort dans les rangs du centre, et qui essayaient de recommencer leur œuvre à Erfurt ; en cherchant à satisfaire ce parti pour le modérer et le conduire, il espérait aussi soutenir la pensée défaillante de Frédéric-Guillaume IV. C’était pour engager le roi qu’il faisait des déclarations si nettes. Vains efforts ! le prince de Schwarzenberg, épiant toutes les démarches, pesant toutes les paroles du commissaire-général, ne négligeait aucune occasion de faire sentir à Berlin que rien ne lui échappait. Il envoyait des notes, il demandait des explications. Frédéric-Guillaume, soit crainte d’une guerre civile, soit scrupule de conscience, était sans cesse déconcerté par cette attitude du ministre autrichien. M. de Radowitz n’était-il pas allé trop loin ? ne fallait-il pas mettre plus de soin à ménager l’empire des Habsbourg ? Sur ce doute, il adressait de nouvelles instructions à son ami. C’étaient de perpétuels contre-ordres. M. de Radowitz était obligé d’atténuer ses paroles de la veille, de rétracter ses engagemens ; il s’y résignait avec un dévoûment aveugle. La liste est longue de ces démentis que le serviteur de Frédéric-Guillaume IV dut s’infliger à lui-même devant le parlement d’Erfurt. Un des plus singuliers, ce fut sa conduite au sujet de la constitution de l’empire. Cette constitution avait été rédigée dès l’année précédente, elle formait une annexe au traité du 26 mai 1849, c’est pour la discuter, pour la perfectionner, pour la voter, que le conseil de l’union restreinte avait convoqué le parlement ; or, les débats une fois ouverts, le gouvernement prussien la trouva trop libérale, trop démocratique, et engagea ses amis à la combattre. L’amender, c’était trop peu ; il fallait la rejeter en bloc, afin d’y substituer un projet dont l’Autriche n’aurait pas eu à se plaindre. Qui donc amenait ainsi la Prusse à condamner son propre ouvrage ? C’était l’inflexible ministre autrichien, le prince Félix de Schwarzenberg. Les députés qui formaient le parti de l’unité allemande, et qui, à Erfurt comme à Francfort, avaient encore la majorité, s’indignèrent de la faiblesse du gouvernement prussien. Ils restèrent fidèles, malgré M. de Radowitz, au projet de constitution préparé par M. de Radowitz. La constitution, que l’auteur proposait de rejeter en bloc, fut votée en bloc. C’était une double manifestation des députés d’Erfurt, réponse au prince de Schwarzenberg, réponse à M. de Radowitz ; mais quel embarras pour la Prusse ! Quel coup de mort pour l’union restreinte ! La Prusse ne pouvait ni accepter ni rejeter cette constitution ; l’accepter, c’était une guerre prochaine avec l’Autriche, et aux yeux de Frédéric-Guillaume IV une telle guerre eût été une guerre impie ; la rejeter, c’était l’abdication de la Prusse, la fin de l’union restreinte, l’ajournement indéfini des espérances de l’Allemagne. Que fit le gouvernement prussien ? Il essaya de dissimuler ses perplexités en déclarant que le parlement d’Erfurt avait terminé sa tâche, et que le collège des princes, un autre organe de l’union, allait commencer la sienne. En réalité, c’était la dissolution du parlement d’Erfurt. Personne ne s’y trompa ; les hésitations, les défaillances, et finalement la déroute de la Prusse à Erfurt, tout cela était l’œuvre de l’audacieux ministre qui dirigeait alors la politique autrichienne. On peut dire que le parlement d’Erfurt, ouvert le 20 mars 1850 par M. de Radowitz, a été dissous le 29 avril par le prince de Schwarzenberg.


III

La ténacité du prince de Schwarzenberg était au niveau de ses hardiesses. Les hommes de cette trempe ne s’endorment pas sur une victoire. Tout en portant le coup de mort au parlement d’Erfurt, le ministre autrichien faisait inviter tous les états de la confédération à envoyer leurs plénipotentiaires à Francfort « pour y tenir une assemblée plénière sous la présidence des plénipotentiaires autrichiens. » En d’autres termes, il restaurait l’ancienne diète. Rendre impossible la prolongation du parlement d’Erfurt et au même moment rétablir à Francfort la diète de 1815, voilà bien une de ces manœuvres où éclatait son génie. Le hardi joueur faisait coup double. De tout ce qu’avait produit le mouvement national de l’assemblée de Francfort, il ne restait plus que le souvenir.

Qu’est-ce en effet que ce collège des princes rassemblé à Berlin le 10 mai 1850 ? Il suffit de nommer les personnes souveraines réunies dans ce conseil pour montrer que l’Allemagne y est représentée d’une façon très insuffisante. Voici l’électeur de Hesse, le grand-duc d’Oldenbourg, le grand-duc de Saxe-Weimar, le duc de Brunswick, les ducs de Saxe-Cobourg-Gotha, d’Altenbourg et de Meiningen, le duc d’Anhalt-Dessau, les princes de Schwarzbourg-Sondershausen et de Schwarzbourg-Rudolstadt, les princes de Reuss-Greitz et de Reuss-Schleiz, les représentans des villes libres, la princesse de Waldeck, le prince héréditaire de Mecklembourg-Strelitz et le prince héréditaire de Lippe-Schaumbourg. La liste est longue et les noms qu’elle contient ne sont pas tous à dédaigner ; où sont pourtant les chefs des grands états secondaires ? où est le roi de Bavière ? où est le roi de Saxe ? où est le roi de Hanovre ? où est le roi de Wurtemberg ? Ils sont à Francfort, — non pas de leurs personnes, mais représentés par des plénipotentiaires, — ils sont à Francfort, dans la cité impériale, qui ce jour-là même, le 10 mai 1850, a vu reparaître le conseil de l’ancienne diète convoqué par le gouvernement autrichien. La coïncidence des dates fait éclater, comme un coup de théâtre, l’antagonisme des situations. A Berlin, l’union restreinte essaie de rapprocher ses anneaux à demi rompus ; à Francfort, la diète de 1815 essaie de reconstituer son pouvoir, supprimé par la révolution. L’une et l’autre ont la prétention de représenter provisoirement l’autorité centrale de l’Allemagne, et réclament le droit de fonder l’autorité définitive. Qui l’emportera de l’union restreinte ou de la diète restaurée ? Grande question qui mettra le feu aux poudres. On touche au terme inévitable de cette lutte qui, depuis dix-huit mois, tient l’Allemagne en suspens. Les deux adversaires sont acculés dans des positions qu’ils ne peuvent abandonner sans honte. Pendant trois mois encore, ils vont essayer de se mettre d’accord par voie diplomatique. Dans cette discussion, qui devient bientôt une bataille à coups de notes, les voix montent, les paroles s’aiguisent ; à toute heure, à tout instant, on voit s’amasser des trésors de colère. Qu’une étincelle jaillisse, l’Allemagne entière est embrasée.

Précisément au plus vif de la crise éclate l’affaire de la Hesse-Électorale. Le souverain de ce petit pays, l’électeur Frédéric-Guillaume Ier, est en lutte ouverte avec tout son peuple. Un aventurier, M. Hassenpflug, passé de la Hesse au service de la Prusse, puis chassé de la Prusse sous les inculpations les plus graves, s’est fait fort de mettre à la raison l’assemblée des états, qui prétend modérer les dépenses du prince ; le prince le nomme premier ministre. On dirait un défi à l’honnêteté publique. Irrité des résistances qu’il rencontre, l’aventurier a dissous deux fois la chambre, et deux fois le pays a renvoyé des représentans décidés à ne pas faiblir. La troisième chambre étant dissoute à son tour, la réprobation universelle éclate : l’administration, la magistrature, l’armée, refusent d’obéir à Frédéric-Guillaume Ier tant qu’il gardera dans ses conseils un personnage qui les déshonore. Les choses vont si loin que l’électeur est obligé de prendre la fuite en compagnie de M. Hassenpflug. Il s’obstine cependant, et, pour réduire ses sujets au joug du bon plaisir, il implore l’assistance de la diète de Francfort. De son côté, le loyal peuple de Hesse fait appel à l’union restreinte. Toujours l’union restreinte ou la diète de Francfort ! La question des deux pouvoirs, déjà si brûlante, se trouvait engagée tout à coup de la façon la plus dramatique. L’Autriche en d’autres temps aurait donné de sages conseils à l’électeur de Hesse ; on peut affirmer par exemple que la circonspection du prince de Metternich ne lui eût jamais permis de risquer une guerre pour une si mauvaise cause : Schwarzenberg, avec son impétuosité habituelle et son dédain des scrupules, ne s’inquiète pas de la moralité du client. L’électeur de Hesse implore le secours de la diète de Francfort ; en le soutenant au nom de la diète, l’Autriche reconstitue la diète. Voilà en deux mots le résumé de l’affaire.

La Prusse reculera-t-elle cette fois comme elle a reculé à Erfurt ? Elle ne peut, ce serait le déshonneur. L’Autriche n’hésite pas, elle à qui le hasard en ce terrible jeu d’échecs a donné un jeu détestable, et la Prusse, à qui échoit aujourd’hui le beau jeu, le beau rôle, la juste cause à défendre, la Prusse appelée au secours par une population allemande indignement opprimée, la Prusse reculerait ! Non, elle accepte la défense du peuple hessois. — Y songez-vous ? disent les ennemis de M. de Radowitz, les partisans du pouvoir absolu, les hommes qui trouvent que le roi et son ami font trop d’avances à la révolution, y songez-vous ? c’est la guerre, la guerre avec l’Autriche ! — Eh bien ! c’est la guerre avec l’Autriche, répond Frédéric-Guillaume IV, et, pour marquer plus nettement sa résolution, il demande à son ministre des affaires étrangères, M. de Schleinitz, de céder sa place au général de Radowitz. M. de Radowitz n’était jusque-là que le confident du roi à Berlin et son commissaire-général à Erfurt ; le 26 septembre 1850, il est chargé de la direction des affaires extérieures. Le voilà face à face avec le prince de Schwarzenberg !

La Prusse, aux yeux de M. de Bunsen, avait tant reculé depuis un an et demi que cette nomination de M. de Radowitz au ministère des affaires étrangères lui parut un symptôme consolant. A peine informé de la résolution du roi, il écrivait de Londres à un ami le 29 septembre : « Tout ce que je puis vous dire, c’est que je m’en réjouis. Le roi et Radowitz lui-même vont sortir par là d’une fausse position. Radowitz était tout et n’était rien. Il avait une grande influence. Il était même le directeur réel, et cependant il n’était pas le conseiller responsable de la couronne. En second lieu, le roi avait besoin plus que jamais d’un drapeau dans ces circonstances critiques. La nation est profondément humiliée, ce qui se traduit tantôt par des symptômes de découragement, tantôt par des mouvemens de colère, toujours par des sentimens de défiance à l’égard du roi. Auprès du roi et du prince de Prusse, il n’y a qu’un seul homme qui tienne à l’union restreinte, c’est Radowitz. Radowitz est donc un drapeau dans la situation présente ; bien plus, c’est le vrai drapeau, le seul qui convienne. Son programme se résume ainsi : système constitutionnel dans le pays, union libéralement et légalement établie en Allemagne, ferme attitude en face de l’Autriche et de la Russie dans la question des duchés comme dans la question de l’unité germanique, et d’une manière générale ferme attitude en face de toute la diplomatie, de tous les faiseurs de protocoles. Radowitz a un esprit aiguisé, il a de la tenue, il est habile. Ajoutez à cela que, jusqu’au milieu de l’année 1848, il était l’idole des deux cabinets impériaux. Enfin c’est un orateur qui sait se faire écouter des chambres, et il faudra bien que les chambres soient réunies au mois de novembre prochain. » Radowitz, à qui Bunsen avait adressé ses encouragemens et ses vœux, lui répond avec dignité, avec noblesse, mais aussi avec un profond sentiment de son impuissance. « A l’envoi que je vous fais aujourd’hui, très honorable ami, je joins deux mots de vive reconnaissance pour votre bienveillant post-scriptum. Si vous pensez que mon acquiescement aux ordres du roi et du ministère a dû me coûter beaucoup, vous avez parfaitement raison. On m’a demandé de sortir de l’ombre à l’heure des crises décisives ; à une exigence si légitime, je n’ai aucune objection à faire, mais je connais les contradictions qui m’entourent, je sais de quel poids elles pèsent, et je ne me fais aucune illusion ; il n’y a pas la moindre vraisemblance que je puisse réaliser mes plans. Seulement soyez assuré de ceci : je resterai à ce poste juste aussi longtemps que je n’aurai pas à renier les convictions de ma conscience en ce que réclament l’honneur et la mission politique de la Prusse. Beaucoup de bonnes choses ont dû être laissées de côté ; sur ce point l’avenir seul verra clair ; j’affirme du moins qu’à l’abri de mon nom rien de mauvais n’arrivera[8]. »

Cette espèce de résignation mélancolique, unie d’ailleurs à la fierté du soldat, n’est pas seulement un trait de caractère à noter chez M. de Radowitz ; les paroles que nous venons de citer résument et peignent la situation. M. de Radowitz connaissait les indécisions du roi son maître, il savait aussi à quel jouteur il avait affaire. Ce terrible Schwarzenberg semblait impatient d’en appeler aux armes. Aux démarches les plus conciliantes de la Prusse, il répondait depuis trois mois par des exigences hautaines. Le jour où Frédéric-Guillaume IV, en changeant son ministre des affaires étrangères, parut accepter les défis du cabinet autrichien, il fallut que la réplique fût éclatante. C’est le 26 septembre que M. de Radowitz était devenu ministre ; quinze jours après, le prince de Schwarzenberg ménageait au jeune empereur d’Autriche une entrevue avec les rois de Bavière et de Wurtemberg. C’était à Bregenz, sur les bords du lac de Constance, à l’entrée du Vorarlberg. François-Joseph offrit un dîner à ses hôtes ; à la fin du repas, le roi de Bavière porta un toast à l’empereur, et il était facile de voir qu’il y avait là autre chose que des paroles de courtoisie ; c’était l’hommage d’un dévoûment tout prêt à faire ses preuves. Le vieux roi de Wurtemberg se montra encore plus empressé ; il se leva, et avec un entrain tout juvénile : « Sa majesté l’empereur, dit-il, m’a permis de porter un toast à l’armée autrichienne ; un vieux soldat ne fait pas de phrases, mais il suit la voix de l’empereur partout où elle l’appelle. J’exprime le vœu le plus cher de l’armée en disant : Vive l’empereur ! » Ce langage fut très remarqué en Allemagne et en Europe ; ce n’était pas l’empereur d’Autriche, c’était l’empereur que saluaient ces hommages. On était reporté au temps où les différentes souverainetés de l’Allemagne reconnaissaient la suprématie de l’empire et où l’empire appartenait aux Habsbourg. « Je vous remercie, répondait François-Joseph. Ces paroles sont un honneur pour moi et pour l’armée ; nous sommes fiers de marcher à l’ennemi avec de si braves camarades[9]. »

On ne parlait pas seulement à Bregenz, on agissait. Un traité conclu entre les trois souverains proclama que la diète existait légitimement, et que c’était son droit comme son devoir de réprimer l’insurrection de la Hesse électorale. Il fut donc décidé que la diète répondrait à l’appel de l’électeur ; l’Autriche fournirait 150,000 hommes, la Bavière 30,000, le Wurtemberg 20,000. Trois jours après, le 15 octobre, l’électeur de Hesse Frédéric-Guillaume Ier adressait sa requête à la diète dans les formes officielles ; le 21, la diète vota la répression ; le 26, elle nomma le commissaire fédéral chargé d’exécuter son arrêt et de rétablir l’autorité de l’électeur.

Outre ces alliés de Bavière et de Wurtemberg, l’Autriche pouvait compter sur un autre appui, si la guerre eût éclaté. Quelques jours seulement après le traité de Bregenz, l’empereur d’Autriche avait une entrevue avec l’empereur de Russie (25-28 octobre). C’est dans cette entrevue que le tsar, naguère un des admirateurs de M. de Radowitz, qualifia si vivement ses contradictions. « Jusqu’à présent, disait-il, j’avais compris les choses les plus ardues ; je ne puis absolument rien comprendre à la politique de M. Radowitz. » Le tsar était entièrement d’accord avec le prince de Schwarzenberg ; il encouragea l’empereur d’Autriche à étouffer dans l’union restreinte le germe de l’unité allemande, unité que Frédéric-Guillaume IV et son ministre prétendaient mener à bonne fin sans rien devoir à la révolution, et qui, malgré leurs distinctions subtiles, serait aussi révolutionnaire en réalité que l’œuvre des démocrates de 1848. Il était de jour en jour plus évident que l’affaire de la Hesse-Électorale devait porter un autre nom. Il s’agissait là non pas de la Hesse, mais de la Prusse. Ce n’est pas contre l’honnête population hessoise que vont être lancés les 200,000 hommes de l’Autriche, de la Bavière et du Wurtemberg, appuyés, s’il le faut, par une armée russe ; c’est le destin de la Prusse qui va se décider sur la route de Cassel. M. de Radowitz, renonçant enfin à la guerre de notes, comprend qu’il n’y a plus qu’à tirer l’épée. Déjà le 24 octobre, sur l’ordre de M. de Radowitz, le général de Grœben, à la tête d’un corps de troupes prussiennes, a envahi la Hesse et occupé les routes stratégiques d’Asfeld, de Hersfeld, de Buttlar. Après les conférences de Varsovie (25-28 octobre), la situation devenant plus grave d’heure en heure, le ministre propose au roi de mobiliser l’armée et la landwehr. Le roi se trouble, il voit en face de lui la majesté de la vieille Allemagne, le représentant du droit, le gardien de la tradition, celui que le roi de Bavière et le roi de Wurtemberg appellent simplement l’empereur. Il se trouble, il a des scrupules, il veut négocier encore et s’entendre avec l’Autriche. M. de Radowitz insiste, disant que, même pour négocier, il faut déployer résolument toutes les forces militaires du royaume. Le roi s’y refuse ; M. de Radowitz donne sa démission (3 novembre).

Le soir même du jour où cette démission fut donnée et acceptée, le roi écrivait à son ami une touchante lettre de sympathie et de regret. Nous la reproduisons ici non-seulement parce qu’elle jette un jour assez vif sur le caractère de l’un et de l’autre, mais aussi parce qu’elle est liée d’une manière étroite à l’histoire que nous racontons.


« Sans-Souci, 3 novembre 1850, six heures du soir.

« Vous sortez à peine d’ici, mon cher ami, mon ami très aimé, et déjà je prends la plume pour vous adresser une parole d’affliction, de fidélité et d’espérance. J’ai signé l’arrêté qui vous enlève le ministère des affaires étrangères, et Dieu sait si mon cœur n’était pas accablé ! J’ai dû faire plus encore, moi, votre ami fidèle ; devant mon conseil assemblé, j’ai approuvé la résolution que vous avez prise de quitter les affaires, je vous en ai loué publiquement. Cela seul dit tout et peint ma situation d’une manière plus poignante que ne pourraient le faire des volumes. Je vous remercie du plus profond de mon cœur pour vos travaux au ministère ; votre ministère, mon ami, a été l’ingénieux et magistral accomplissement de mes desseins et de mes volontés. Ces desseins et ces volontés se fortifiaient auprès des vôtres, car nous avons toujours pensé et voulu de même. Malgré toutes nos tribulations, ce fut là un beau temps, une belle heure dans ma vie, et, tant qu’il me restera un souffle, j’en remercierai le Seigneur, que nous reconnaissons tous deux et en qui nous avons placé tous deux notre espérance. Que le Seigneur Dieu vous accompagne ; qu’il daigne, dans sa grâce, rapprocher un jour nos chemins ; que sa paix vous garde, vous environne et vous bénisse jusqu’à l’heure du revoir ! C’est l’adieu de votre ami éternellement fidèle

« FREDERIC-GUILLAUME. »


Qui donc avait obligé Frédéric-Guillaume IV à accepter la démission de M. de Radowitz, puisqu’il se déclarait si complètement d’accord avec lui ? Ce fut le ministère et particulièrement le chef du cabinet, M. le comte de Brandenbourg, cousin du roi, qui présidait le conseil depuis le 8 novembre 1848. Le comte de Brandenbourg s’était rendu aux conférences de Varsovie, il y avait vu le prince de Schwarzenberg, qui accompagnait l’empereur d’Autriche, et, tandis que M. de Radowitz, resté à Berlin, se préparait à la guerre, il avait offert toutes les concessions possibles en vue de maintenir la paix.

Voilà donc M. de Radowitz sacrifié au désir de s’arranger avec l’Autriche, quoi qu’il puisse en coûter à l’honneur de la Prusse. C’est une nouvelle victoire du prince de Schwarzenberg. Cependant le temps presse, chaque minute peut amener un conflit : les troupes prussiennes d’un côté, de l’autre les armées bavaroise et autrichienne, sont déjà face à face dans les plaines de la Hesse. Le jour même où M. de Radowitz a quitté le pouvoir, M. de Manteuffel, son successeur et l’un des principaux adversaires de sa politique, a écrit au prince de Schwarzenberg que le gouvernement prussien ne s’opposait pas à l’exécution des décisions de la diète dans l’électorat de Hesse. C’était, à peu de chose près, la reconnaissance de la diète restaurée et l’abandon de l’union restreinte. En même temps le général de Grœben reçoit l’ordre d’éviter le moindre conflit avec les troupes fédérales. Le 5 novembre, l’armée prussienne et l’armée bavaroise s’étant rencontrées à Fliedern, les Prussiens rétrogradèrent. M. de Manteuffel croyait qu’après cette dépêche du 3 novembre et les ordres qui l’avaient suivie M. de Schwarzenberg, satisfait de ce changement de politique, accueillerait le nouveau ministre à bras ouverts. Qu’est-ce donc que l’Autriche pouvait désirer de plus, à moins qu’elle ne prétendît mettre la Prusse à ses pieds ? M. de Manteuffel n’avait-il pas désarmé les colères du prince de Schwarzenberg ? Mais rien ne désarmait ce terrible lutteur. Voyant la Prusse reculer, il pense que le retard prolongé de sa réponse accroîtra encore le désarroi du cabinet prussien. La dépêche de M. de Manteuffel était partie de Berlin le 3 novembre, et on comptait sur une réponse pour le lendemain ; le 6, on n’avait rien reçu. M. de Schwarzenberg n’avait pas eu tort de prévoir ce que d’autres ont nommé plus tard le moment psychologique. Le ministère prussien se demandait avec stupeur ce que signifiait ce silence. Le comte de Brandenbourg, avant de devenir ministre, était général de cavalerie ; politique prudent et circonspect, il avait le cœur d’un soldat. Dans ces heures d’angoisse, il put se demander avec désespoir s’il n’avait pas déshonoré son nom et perdu son pays. N’avait-il pas offert la paix à des hommes qui certainement, on ne pouvait plus en douter, voulaient la guerre à tout prix contre la Prusse ? N’avait-il pas refusé la mobilisation de l’armée et de la landwehr au général de Radowitz ? Le malheureux ministre fut pris de la fièvre chaude ; dans son délire, il s’écriait : « Mon casqué, mon épée ! Qu’on selle mon cheval ! Il est trop tard, trop tard. Les voilà déjà dans Breslau ! O mon beau corps d’armée ! » Ce furent ses derniers mots ; la fièvre l’emporta[10].

Cette mort fit une grande impression dans Berlin. Le prince de Prusse, qui voulait la guerre, profita de l’émotion publique pour dominer les irrésolutions du roi. Le jour où le ministre tombait en soldat, tué par son remords et sa douleur comme par un coup de feu, Frédéric-Guillaume IV se décidait aux mesures extrêmes. Le décret refusé à M. de Radowitz était imposé à M. de Manteuffel ; le roi convoquait le ban et l’arrière-ban de la nation. Il est vrai que M. de Manteuffel, poursuivant toujours la paix à tout prix, s’empressait le soir même de donner à M. de Prokesch, ambassadeur d’Autriche à Berlin, une explication très rassurante de ces mesures. Le gouvernement prussien, disait-il, avait voulu apaiser l’opinion publique ; au fond, il s’en tenait toujours aux offres contenues dans la note du 3 novembre. Était-ce duplicité ? était-ce désarroi ? La vérité est que d’un jour à l’autre les ordres se contredisent et la situation change de face. Le 7 novembre, le général de Grœben, informé de l’ordre royal qui mobilise l’armée et la landwehr, reçoit en même temps des instructions nouvelles ; le ministre de la guerre, M. de Stockhausen, lui prescrit de ne pas poursuivre son mouvement de retraite et de régler librement sa marche d’après les considérations militaires. Le lendemain, 8 novembre, nouveau contre-ordre ; il faut évacuer Fulda et se borner à occuper les routes d’étapes. C’est le moyen que M. de Manteuffel a imaginé pour satisfaire le gouvernement autrichien sans trop irriter l’opinion publique en Prusse. L’Autriche voulait obliger la Prusse à évacuer la Hesse, les puissances désignées par la diète pour l’exécution fédérale ayant seules mission d’agir en ce pays. M. de Manteuffel s’arrange pour ne pas évacuer la Hesse, afin de ne pas exaspérer le sentiment national d’un bout de la Prusse à l’autre ; il se garde bien pourtant de gêner l’action de l’Autriche, M. de Schwarzenberg est libre de faire dans la Hesse tout ce que la diète commandera. Voilà en deux mots la signification de ce moyen terme qui consistait à occuper les routes d’étapes. Malheureusement l’ordre arriva un peu tard dans la matinée du 9 novembre. Le prince de Tour et Taxis, qui arrivait à la tête des troupes fédérales, rencontra l’armée prussienne à Bronzell, près de Fulda. Les Prussiens étaient très excités depuis qu’ils avaient appris la convocation de la landwehr. C’est la guerre, disaient les officiers, nous n’en serons plus à nous retirer devant les Autrichiens et les Bavarois. Dès que les troupes fédérales furent en vue, il n’y eut pas besoin de signal, les coups de fusil partirent. Des chasseurs autrichiens tombèrent sous les balles prussiennes. Ce ne fut pas même, on le pense bien, un engagement d’avant-postes. Le télégraphe de Berlin venait de prescrire de nouveau la plus grande circonspection au général de Grœben. L’armée prussienne dut se retirer, les Autrichiens et les Bavarois entrèrent à Fulda sans coup férir. C’est ce que les Allemands du sud, pour se moquer des Prussiens, appelaient alors la célèbre bataille de Bronzell. Des Prussiens même, dans un sentiment d’ironie amère, répétaient ce mot sanglant et le jetaient comme une injure à M. de Manteuffel. Vainement les amis de M. de Manteuffel ont affirmé plus tard que c’était là un fait tout militaire, que les généraux prussiens n’avaient pas de forces suffisantes, qu’ils se sont retirés pour éviter une lutte inégale ; rien n’est plus contraire à la vérité. Ces ordres et ces contre-ordres tenaient aux fluctuations de la politique étrangère. Un des chefs de corps, le général de Bonin, chargé d’opérer la retraite de Bronzell, a dit à ce sujet des paroles que l’histoire a retenues. L’ordre lui ayant été transmis par un officier d’état-major qui allait repartir avec des dépêches pour le gouvernement, il lui donna cette commission : « dites à Berlin que je voudrais avoir devant moi dix mille Bavarois de plus et ne pas avoir de télégraphe derrière moi. »

Le lendemain de la « bataille de Bronzell, » la réponse du prince de Schwarzenberg aux propositions du 3 novembre arrivait enfin à Berlin. Au lieu des remercîmens, auxquels s’attendait M. de Manteuffel, c’était une sorte d’ultimatum. L’Autriche, avant de mettre bas les armes et de se concerter avec la Prusse sur la réorganisation du pouvoir central, exigeait impérieusement des garanties qui se résumaient dans ces trois points : 1° dissolution de l’union restreinte, 2° reconnaissance de la diète, 3° évacuation de la Hesse. À ces conditions elle consentirait à ouvrir des conférences ministérielles, dans le genre de celles qui avaient eu lieu à Vienne en 1819, en se réservant toutefois de soumettre les décisions de cette assemblée à la ratification de la diète. Si la Prusse n’acceptait pas ces conditions, M. de Prokesch avait ordre de demander immédiatement ses passeports. M. de Manteuffel fut atterré. Il essaya pourtant de résister un peu, il voulait n’accorder qu’une partie et réserver le reste. Dissoudre l’union restreinte, il n’y répugnait pas, pensant que la question demeurait ouverte et qu’on pouvait chercher une autre forme d’organisation fédérale où la Prusse reprendrait son rang ; mais reconnaître la diète ! mais évacuer la Hesse ! La diète reconnue, c’était le retour à l’ancien régime, c’était la violation des promesses éclatantes que le roi de Prusse avait tant de fois renouvelées à son peuple et aux peuples d’Allemagne ; la Hesse évacuée, c’était peut-être une révolution à Berlin. M. de Manteuffel parlementa de son mieux dans la journée du 9, promettant de dissoudre l’union restreinte, demandant grâce pour le reste. M. de Prokesch fut impitoyable ; il réclama ses passeports dans la soirée même, et il fallut l’intervention personnelle du roi pour qu’il consentît à attendre deux jours de plus.

Le lendemain 10 novembre, M. de Manteuffel adresse au représentant de la Prusse à Vienne la dépêche qui doit être lue au prince de Schwarzenberg : « La Prusse dissoudra l’union restreinte, elle ne s’opposera point à ce que l’Autriche exécute en Hesse les décisions de la diète, mais elle continuera d’occuper les routes d’étapes ; elle demande en outre que les conférences ministérielles destinées à reconstituer l’autorité centrale en Allemagne se tiennent sur un territoire neutre, non pas à Vienne, mais à Dresde. » Sans attendre la réponse du prince de Schwarzenberg, impatient de montrer son bon vouloir en courant au-devant de ses désirs, le ministre prussien s’empresse de prendre les mesures qui auront pour effet de dissoudre l’union restreinte. Le collège des représentans des princes, un des organes de l’union, est convoqué le 15 novembre. A défaut de M. de Sydow, commissaire prussien auprès de l’assemblée, qui refuse de remplir cette mission, M. de Bülow annonce solennellement aux nobles membres « que le projet de constitution allemande annexé au traité du 26 mars 1849 est abandonné par la Prusse et qu’un nouveau projet sera préparé de concert avec l’Autriche en des conférences ministérielles. » Cependant, au cas où le prince de Schwarzenberg, qui n’a pas encore répondu, persisterait dans sa politique sans pitié, ne se reprocherait-on pas d’avoir congédié si vite les états qui composaient le Sonderbund prussien ? La déclaration communiquée par M. de Bülow insinue donc que l’union subsiste toujours, que le lien n’est pas rompu entre la Prusse et les états associés à ses efforts, que la Prusse compte sur eux pour défendre leurs intérêts communs contre les agressions du dedans ou du dehors, que des circonstances prochaines peut-être resserreront encore ces alliances naturelles. Le document que nous analysons se termine par ces paroles : « malgré l’entente de la Prusse et de l’Autriche au sujet des conférences, l’Autriche et ses alliés ont ordonné des mouvemens de troupes en si grandes masses et en de telles directions que le gouvernement du roi, après avoir demandé en vain la suspension de ces mesures, a été obligé de se mettre aussi sur le pied de guerre. Il a mobilisé l’armée prussienne, et dans l’intérêt particulier de la Prusse et dans l’intérêt général de l’union. A tous les états qui persévérèrent dans l’union, la Prusse, selon le statut du 26 mai 1849, garantit aide et protection par tous les moyens. En revanche, la Prusse compte que ces états, au premier appel, sont prêts à envoyer leurs contingens disponibles avec tout l’équipement de guerre, pour les distribuer dans les différentes parties de l’armée prussienne. »

On devine aisément quelle fut la surprise du collège des princes. Le trouble et les contradictions de la politique prussienne formaient un imbroglio à n’y rien comprendre. Quoi ! l’union était à la fois dissoute et conservée ! Il n’y avait plus l’union et il fallait qu’en vertu de l’union les états, dont les représentans assemblés à Berlin n’avaient plus qu’à se séparer, prissent parti pour la Prusse dans une guerre imminente ! Et qu’était-ce donc que cette guerre ? Une guerre au sujet de laquelle la Prusse n’avait jamais consulté l’union, quand l’union existait. À cette déclaration du ministère prussien, tous les membres du collège des princes répondirent dans le même sens, et leurs observations peuvent se résumer ainsi : « de quoi s’agit-il ? est-ce une nouvelle union que la Prusse veut établir ? Nous n’avons qualité ni pour accepter ta dissolution de l’union restreinte ni pour en conclure une autre. Nous devons en référer à nos gouvernemens, et nous ne pouvons le faire qu’en leur fournissant toutes les pièces. Que le gouvernement du roi veuille donc bien, et dès demain, s’il est possible, nous faire connaître complètement, dans le détail, et sur pièces authentiques (vollständig, genau, und dem Wortlaute nach), ses négociations avec l’Autriche. » Le lendemain, M. de Bülow déclara que le gouvernement prussien ne croyait pas le moment venu de faire cette communication. On eut beau le presser, on ne put rien obtenir. Il était bien clair que l’union restreinte, si languissante depuis Erfurt, avait cessé de vivre.

Pendant ces singuliers épisodes, le prince de Schwarzenberg avançait toujours. Le 15 novembre, on reçut à Berlin sa réponse à la dépêche du 10. Le gouvernement autrichien se montrait satisfait de la dissolution de l’union, il acceptait l’idée des conférences où se traiterait la reconstitution de l’autorité germanique centrale, et, tout en laissant la Prusse le choix de la ville, il indiquait les avantages de Vienne ; mais il persistait à exiger l’évacuation de la Hesse. « Aucune raison, disait-il, ne saurait autoriser la Prusse à occuper militairement les routes d’étapes ; ces routes lui sont ouvertes en de certains cas par les traités de la confédération, elle a le droit de s’en servir pour un but déterminé, elle n’a pas le droit de s’y établir. Son droit n’est qu’un droit de passage. » Évidemment le prince de Schwarzenberg, en contestant ainsi à la Prusse ce qui n’était qu’un simulacre de pouvoir, une vaine satisfaction d’amour-propre, voulait savoir jusqu’où irait sa résignation. M. de Manteuffel a consenti à la dissolution de l’union, il a consenti à voir l’Autriche exécuter sous ses yeux les arrêts de la diète dans la question hessoise ; il est tout prêt d’avance à concéder l’abandon des routes d’étapes. Il cherchera seulement à traîner les choses en longueur, en demandant, ce que nul ne conteste, la reconnaissance formelle du droit de la Prusse à se servir des routes d’étapes dans les cas prévus par les lois.

Ainsi, de concessions en concessions, la Prusse avait livré la Hesse, déserté l’union, renié ses engagemens, déchiré ses programmes, lorsque Frédéric-Guillaume IV fut appelé, le 21 novembre 1850, à ouvrir la session législative. Au moment de paraître devant les chambres, l’ami de Bunsen et de Radowitz eut-il tout à coup un sentiment plus amer de ses humiliations ? Voulut-il simplement répondre aux frémissemens de l’opinion et détourner les colères publiques ? C’est peut-être l’un et l’autre ; en tout cas, il prononça un discours très ferme qui fut considéré en Allemagne comme une annonce de guerre. Le roi rappelait d’abord, directement ou par allusion, les principaux traits de la situation générale, la fin du système de l’union restreinte, la nécessité de poursuivre le même but par d’autres voies, puis après avoir signalé les affaires de la Hesse, cause de malentendus si graves, il élevait le ton pour montrer la nation tout entière courant aux armes à son appel :


« J’ai appelé toute la force guerrière du pays ; c’est avec joie, avec orgueil, que je vois toute la partie de mon peuple apte à porter les armes se lever comme un seul homme et se joindre à mon armée, dont la bravoure et la fidélité sont éprouvées. En très peu de temps, nous nous trouverons plus forts qu’à aucune autre époque des temps anciens ou récens. Nous ne cherchons pas la guerre, nous ne voulons porter atteinte aux droits de personne, nous ne voulons imposer nos propositions à qui que ce soit ; mais nous exigeons une organisation de la patrie commune qui soit conforme à notre position actuelle en Allemagne et en Europe, et réponde à l’ensemble des droits que Dieu a mis dans nos mains. Nous avons pour nous le bon droit, nous le défendrons ; nous resterons sous les armes, solides et prêts à tout jusqu’à ce que nous soyons sûrs que ce bon droit est reconnu. Nous le devons à la Prusse, nous le devons à l’Allemagne,… donc que notre devise soit : union et fidélité ! confiance en Dieu et dans un même esprit, l’antique et vénérable esprit prussien ! C’est ainsi que Dieu nous a souvent et puissamment aidés et qu’il nous aidera encore. Telle est ma ferme confiance. »


Belles paroles destinées seulement, on le dirait, à faire éclater d’une manière plus douloureuse le brusque dénoûment des négociations diplomatiques et l’humiliation suprême de la Prusse ! C’est le 21 novembre 1850 que ce discours avait été prononcé ; le 25, M. de Prokesch reçoit l’ordre de signifier à M. de Manteuffel que le gouvernement autrichien exige l’évacuation complète de la Hesse dans les vingt-quatre heures. Ce terme écoulé, si M. de Manteuffel refuse, M. de Prokesch demandera ses passeports. On a manqué dix fois déjà l’occasion de tirer l’épée de la Prusse ; manquera-t-on celle-ci encore ? Va-t-on-courber la tête ou accepter le défi ? M. de Manteuffel n’hésite pas ; il écrit au prince de Schwarzenberg pour lui demander avec instance une entrevue à Oderberg, sur la frontière des deux états, à moitié chemin entre Berlin et Vienne ; mais si le prince de Schwarzenberg ne se hâtait pas de répondre ? s’il lui plaisait de prolonger à dessein les anxiétés de la Prusse ? On connaît trop ses allures hautaines ; non, il ne faut pas attendre qu’il ait répondu. M. de Manteuffel, c’est l’avis du roi, va partir sans délai. Il ne s’arrêtera pas à la frontière, il ira jusqu’en Autriche, à Olmutz, et c’est là qu’il attendra le prince de Schwarzenberg. M. de Manteuffel écrit donc au ministre autrichien une nouvelle lettre qui annule la première ; il part, il va au-devant de lui, il faut absolument qu’il le voie, il attendra qu’il lui plaise de se rendre à Olmutz.

Le prince de Schwarzenberg n’eut garde d’y manquer. Cette attitude de suppliant accusait assez la détresse du gouvernement prussien ; après tant d’avantages que l’Autriche avait remportés depuis un an et demi, l’entrevue d’Olmutz promettait une victoire décisive. Ce fut le terme en effet de cette campagne diplomatique. L’épée de la Prusse, tirée avec tant d’éclat aux applaudissemens de la chambre et du pays, rentra humblement dans le fourreau. L’empereur dictait sa volonté à son vassal ; la Prusse s’engageait à évacuer la Hesse complètement, sans nulle réserve, à s’éloigner même des routes d’étapes, à laisser le terrain libre aux soldats autrichiens et bavarois ; en revanche, la Prusse et l’Autriche devaient inviter son altesse royale l’électeur Frédéric-Guillaume Ier à permettre qu’un bataillon prussien demeurât dans Cassel pour y maintenir l’ordre de concert avec les troupes fédérales. Un bataillon prussien dans Cassel ! voilà certes une éclatante victoire. Et que fera-t-il dans Cassel, ce bataillon admis par grâce ? Il aidera les troupes fédérales à maintenir l’ordre. La puissance qui acceptait cette faveur était la même qui avait annoncé l’intention de défendre la Hesse contre la diète et l’Autriche. Mieux eût valu se soumettre purement et simplement, puisqu’on ne voulait pas agir. Coopérer à des actes qu’on s’était promis d’empêcher, c’était trop. M. de Manteuffel le sentit, et, dans un mémoire explicatif de la convention d’Olmutz, il essaya de prouver que rien d’essentiel n’était changé en ce qui concernait les différens états de l’Allemagne ; la question de l’unité germanique devant être reprise, disait-il, aux conférences de Dresde, chaque puissance y reparaîtrait avec l’appui de ses alliés et l’autorité de ses principes. C’était une consolation offerte au sentiment public irrité. Le prince de Schwarzenberg ne voulut pas même concéder au ministre prussien le bénéfice de ce commentaire, qui ne s’adressait qu’à la Prusse. Dans une circulaire confidentielle envoyée à tous les agens diplomatiques de l’empire, il se donna le cruel plaisir d’étaler toutes les circonstances de sa victoire. Le tissu d’explications arrangé avec tant de soin pour dissimuler la honte de la Prusse était littéralement mis en pièces. Si la dépêche était confidentielle, c’était afin que le ministre eût ses coudées plus franches. Aussi quelle verve ! quel entrain ! quelles allures de maître ! On sait bien d’ailleurs qu’il se trouve toujours quelque agent dont la négligence ou l’indiscrétion livre au public ces dépêches-là L’indiscrétion eut lieu, la circulaire fut connue de toute l’Europe. Voilà pour quel résultat M. de Manteuffel courait si précipitamment au-devant du prince de Schwarzenberg le 25 novembre 1850, et signait le 29 la convention d’Olmutz ! Rien ne manquait à l’humiliation du gouvernement prussien.


IV

Nous avons dit que M. de Bunsen, pendant l’interruption de sa correspondance intime avec Frédéric-Guillaume IV, est toujours ambassadeur de Prusse à Londres, et que de ce poste, où tant de choses lui sont révélées, il suit avec angoisses la lutte de M. de Radowitz et du prince de Schwarzenberg. Ses mémoires nous dédommagent ici de ce qui manque à sa correspondance. Chacune des péripéties que nous venons de raconter a son contrecoup dans cette nature impétueuse. Très occupé lui-même de l’affaire du Slesvig-Holstein, qui se règle à la conférence de Londres, irrité contre le ministère anglais, qui tient tête si résolument à l’ambition prussienne, irrité contre la France et la Russie, qui marchent d’accord avec l’Angleterre dans la question des duchés danois, Bunsen trouve encore le loisir de suivre avec une attention passionnée tout ce qui intéresse la cause de l’unité allemande. A chaque nouvelle qui lui arrive de Berlin, son âme vibre. C’est parfois un élan d’espérance, le plus souvent c’est un cri de douleur et de colère. Le 20 février 1850, il écrit ces mots : « Il faut absolument que l’unité allemande se fasse. Aujourd’hui, à la onzième heure, toutes les influences funestes réunissent leurs efforts afin d’empêcher cette grande création européenne, ou, pour mieux dire, cette grande renaissance. Vains efforts ! les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Toutes les puissances du continent sont contre nous, et il y a des traîtres dans notre camp ; les princes tiendront une conduite plus ou moins équivoque maintenant que le péril est passé ; mais ils sont liés par leurs parlemens populaires, par leurs finances et leurs dettes. On ne se débarrasse pas de ces liens-là comme beaucoup d’entre eux se sont débarrassés de leurs promesses. » Qui lui inspire ce langage ? La prochaine réunion du parlement d’Erfurt. Il n’a garde pourtant de se faire illusion, il est mécontent des peuples, encore plus mécontent des princes, et quand il s’attache à la cause de l’unité germanique avec l’obstination du désespoir, il se compare à un naufragé. « Je m’y cramponne, dit-il, comme le soldat naufragé se cramponne à un débris du vaisseau, aimant mieux s’engloutir avec lui que de chercher refuge sur quelque navire étranger. » Cette obstination le rend attentif à tous les incidens de la lutte. Il sait ce qu’on dit à Munich, à Dresde, à Stuttgart, dans les conseils des princes ; il sait ce que font les collègues ou les agens de M. de Radowitz, ceux qui trahissent le roi, ceux qui trompent le ministre, et il les dénonce avec une incroyable liberté de langage. Quelquefois, étonné lui-même de son audace, il s’arrête tout à coup, puis il rassure sa conscience de diplomate et recommence de plus belle. « De telles choses, écrit-il un jour à Radowitz, ne doivent pas pénétrer dans nos archives, du moins par mon fait ; mais soyez sûr que nos enfans les liront un jour dans bien des mémoires. Il faut donc que vous les sachiez, vous qui êtes dévoué au roi. »

Enfin quand les jours de honte sont venus, quand la Prusse, au lieu de secourir la Hesse, recule devant l’Autriche et s’incline à Varsovie devant le tsar Nicolas, il se voit reporté aux heures les plus sombres du passé. Il date ses lettres de 1806 ! Oui, à l’entendre, l’année sinistre a reparu. La Prusse est comme au lendemain d’Iéna. Seulement, au lieu de Napoléon, c’est la Russie qui dicte la loi à l’Allemagne. Écoutez-le :

« L’Autriche monte la garde à la porte du cabinet du tsar, assistée de ses écuyers, les petits rois de la confédération du Rhin, tous impatiens de ramener l’ancien joug, le joug des maisons princières absolutistes infidèles à leur parole, infidèles à la patrie. La dernière heure de la Prusse a sonné, si elle ne se lève pas comme en 1813. Une foule de choses en ce moment rappellent trait pour trait la situation de 1806, avec cette différence toutefois que la Prusse ne sera pas seule en Allemagne, si elle le veut bien. Personne ne prendrait parti pour la Prusse des hobereaux poursuivant des intérêts dynastiques ; la Prusse constitutionnelle et allemande aurait pour elle non-seulement les trois quarts des pays germaniques ; mais l’Angleterre elle-même[11]. C’est ce que j’ai fait savoir à Berlin, en y mettant toute la vigueur d’accent dont je suis capable : si la Prusse ne se décide pas à déployer la bannière constitutionnelle et allemande, on la considère ici comme perdue, perdue par la paix comme par la guerre. Déployer cette bannière, est-ce donc arborer le drapeau de la révolution ? Dieu veuille qu’on ne persiste pas à le croire dans les conseils de Berlin ! sinon c’en est fait de nous. Nous serons vaincus comme en 1806, et la ruine de l’Allemagne est consommée. Le salut ne viendra qu’après de longues années de honte. Aujourd’hui encore, dans ce moment suprême, il y aurait un moyen de tout sauver ; que faudrait-il faire ? Réunir les chambres, former un ministère constitutionnel pris dans la majorité, ou bien compléter celui qui existe à l’aide d’élémens nouveaux, exposer devant Dieu et devant les hommes le véritable état des choses, puis agir en conséquence. Mais que peut produire cette commission de Hesse, une partie des commissaires apportant comme règle la constitution de l’ancienne diète, l’autre soutenant que la constitution hessoise est la seule base du débat ? Il n’est plus temps en vérité de mettre en avant ces propositions vaines. Pendant qu’on se livre à ces chicanes, non-seulement on laisse l’électeur de Hesse dans le camp ennemi, mais on envoie dans une sorte de prison notre bonne et fidèle armée. Ni l’une ni l’autre de ces choses ne serait arrivée, si on avait laissé les constitutionnels de la Hesse établir un gouvernement provisoire. Sur cette menace, l’électeur serait accouru à Berlin, et nous aurions pu défendre contre le monde entier les positions de Fulda et de Gelnhausen. Maintenant, je le crains, nous sommes placés entre les cours, qui toutes nous sont hostiles, et les peuples, qui ont perdu confiance en nous. J’ai écrit tout cela ouvertement et sans rien ménager. Si vous me demandez ce qu’il faut attendre de l’Angleterre, je réponds : tout ou rien, selon les circonstances. Par malheur, personne ne croit ici à une résolution sérieuse du gouvernement prussien ; on nous regarde non-seulement comme des gens abattus, humiliés, mais comme des politiques sans foi qui veulent s’agrandir par des intrigues. »


C’est à M. de Camphausen, ancien ministre des affaires étrangères, que M. de Bunsen écrivait de Londres en ces termes le 2 novembre 1850, le jour même où M. de Radowitz exposait son programme à Berlin et demandait au roi de mobiliser l’armée. On a vu que le lendemain Frédéric-Guillaume IV, reculant toujours devant le prince de Schwarzenberg, sacrifiait son ministre, et quel ministre ? un autre Bunsen, ou, pour parler plus exactement, un Bunsen plus tendre, plus aimé, un Bunsen catholique dont les pensées répondaient mieux encore à l’imagination du roi. M. de Bunsen lui-même, qui aurait pu être jaloux de l’affection de Frédéric-Guillaume IV pour M. de Radowitz, avait été séduit par tant de grâce et de noblesse ; il l’appelait un caractère, un génie. Le lendemain de la chute de Radowitz, M. de Camphausen répond en ces termes à la lettre que nous venons de traduire :


« Depuis le jour où vous m’écriviez, cherchant encore le moyen de détourner le coup qui nous menaçait, le coup a été porté. Un grand état, aussi puissant que pas un autre en Europe, sans embarras intérieur, appuyé sur l’esprit de la nation ; avec des finances bien ordonnées, lèche la poussière des pieds de son adversaire sans faire seulement une tentative de résistance, et cela sur une simple menace de guerre que des ennemis fanfarons, l’angoisse au cœur, ont proférée avec fracas. »


Il nous serait facile de multiplier ces citations et de montrer par tout un concert de plaintes, de clameurs, de protestations indignées, combien ces humiliations de 1850 furent ressenties, non-seulement en Prusse, mais dans une grande partie de l’Allemagne. Les mémoires de Bunsen sont remplis sur ce point des documens les plus expressifs. Restons-en là ; ces exemples suffisent. Ce ne sont pas les premiers venus que nous venons d’entendre. Quand des hommes graves et circonspects, un ambassadeur, un ancien ministre, se permettent un pareil langage, on peut deviner ce que pense le pays tout entier.

Pourquoi n’a-t-on pas soupçonné la force que des ressentimens unanimes communiquent à un peuple ? pourquoi a-t-on négligé d’en tenir compte dans les calculs de la politique et les prévisions de l’avenir ? Nous pouvons dire que de notre poste d’observateur nous n’avons pas failli à cette tâche. A l’heure où s’achevait la période que nous venons de retracer, nous signalions certains symptômes dont les hommes d’état eussent bien fait de prendre note. Nous nous refusions à croire que la Prusse fût hors de combat, comme se l’imaginait le prince de Schwarzenberg ; nous disions que la défaite de la Prusse, comme la victoire de l’Autriche, était plus apparente que réelle, et que, les hommes changeant de rôle, les affaires changeraient de face. C’est l’avertissement que nous adressions aux vainqueurs, lorsque nous écrivions ici même : « Tout a réussi selon leurs vœux, tout a plié devant leur audace tant qu’ils ont eu affaire à des tentatives d’usurpations servies par une intelligence plus brillante que forte ; qu’ils prennent garde de vouloir usurper à leur tour, et, malgré la netteté de leur esprit, de se fourvoyer dans les chimères. Il y a deux illusions qui peuvent séduire également l’Autriche et la Prusse, et les jeter dans les folles aventures. En Prusse, c’est la tradition d’un patriotisme hautain qui se croit appelé, depuis Frédéric le Grand, au gouvernement de l’Allemagne entière ; en Autriche, ce sont les souvenirs du vieil empire germanique, souvenirs qui, réveillés peu à peu par les fautes mêmes de la Prusse, semblent pousser aujourd’hui le cabinet de Vienne à des entreprises exorbitantes… Les chimères du sud ne valent pas mieux que celles du nord. Que l’Autriche ne s’attribue pas plus qu’il ne lui appartient ; le prestige de ses vieux titres est surtout invoqué lorsqu’il est d’accord avec les intérêts présens. Le jour où elle voudrait refaire le passé, les états qui ont recouru à son assistance pour échapper à la souveraineté des Prussiens ne tarderaient pas à se retourner contre elle. Ces rois eux-mêmes qui, dans l’entrevue de Bregenz, portaient l’an dernier des toasts si chevaleresques au jeune empereur François-Joseph, ne les voit-on pas déjà tenir un langage plus approprié à ce temps-ci, le sérieux langage des intérêts et des affaires ? Quand le gouvernement de Bavière, par l’organe de M. de Pfordten, s’efforce de repousser à Dresde la politique autrichienne, quand le roi de Wurtemberg écrit au prince de Schwarzenberg pour le détourner de ses projets et qu’il demande auprès de la diète un parlement national, ces symptômes ne disent-ils pas assez haut que le débat n’est pas seulement entre le cabinet de Vienne et le cabinet de Berlin ? Il y a désormais trois Allemagnes, l’Autriche, la Prusse et le groupe des états secondaires. Ni la Prusse n’est aussi faible, ni l’Autriche n’est aussi forte qu’on pourrait le supposer d’après les circonstances récentes, toutes deux, elles ont besoin de cette troisième partie de l’Allemagne dont il est impossible de ne pas tenir compte. Si l’Allemagne ne respecte pas les lois impérieuses que lui fait sa situation bien comprise, si des intelligences téméraires veulent, soit au profit de la Prusse, soit pour la gloire des Habsbourg, violer les droits vivans et ressusciter ce qui est mort, il n’y aura que troubles, anarchie, créations impuissantes… » Voilà ce que nous écrivions ici même le 15 avril 1851 dans une étude sur le général de Radowitz. Les événemens n’ont que trop justifié nos paroles ; on a vu si nous avions eu raison de dire que l’Autriche abusait de sa victoire et que la défaite de la Prusse laissait sa puissance intacte, en y ajoutant la force des ressentimens populaires.

Cependant nous ne savions pas encore à cette date quels projets de revanche concevaient déjà les esprits irrités. Voici un de ces projets qui, comme cri de haine et aussi comme preuve de génie politique, est complet de tout point. L’auteur, M. le comte Albert de Pourtalès, était alors envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Frédéric-Guillaume IV auprès de la Porte ottomane. C’était un collègue de M. de Bunsen, et un collègue qui partageait tous ses sentimens sur la question allemande. De Constantinople à Londres, ils se sont confié leurs douleurs pendant l’année 1850 ; à la nouvelle de la convention d’Olmutz, M. de Pourtalès écrit à M. de Bunsen cette page extraordinaire que le traduis littéralement :


« Constantinople, 18 janvier 1851.

« Si je suis plein d’amertume contre Radowitz, très honorable ami, je n’ai point de termes pour exprimer mon indignation contre Manteuffel, car malgré Haugwitz, malgré George-Guillaume, malgré Tilsitt, notre histoire n’offre rien, à mon avis, qui puisse être comparé à la défaite d’Olmutz. Réunir les chambres et l’armée au roulement du tambour pour recevoir un soufflet en cérémonie de gala ! Jouer avec les souvenirs de 1813, et jouer quel jeu ! Parler des concessions de l’Autriche, parce qu’auprès du bourreau Rechberg on nous permet de placer un valet de bourreau, parce qu’on nous permet aussi de nous traîner sournoisement vers le Holstein, comme des complices ou des receleurs ! Être obligés de publier nous-mêmes notre honte, notre ignominie, au son des trompettes, au bruit des timbales, avec protocoles et documens ! Tout cela est si douloureux, j’en ai le cœur si déchiré, si écrasé, que je ne trouve pas d’expressions pour le dire.

« Mais aide-toi, le ciel t’aidera ! Nous ne pouvons pas demander que les autres agissent pour nous, si nous-mêmes nous ne faisons rien. Si mauvaise, si honteuse que soit notre situation présente, il y a pourtant un fait que ni la lâcheté, ni la trahison ne peuvent détruire, c’est que l’Allemagne a un avenir et que la Prusse est appelée to take the lead. L’histoire des dernières années prouve que la force des circonstances nous rend toujours cette hégémonie que nous refusons si souvent et si misérablement. L’aveugle parti de la Kreuz-zeitung peut étaler tant qu’il voudra son système historique ; Rochow, Gerlach, Stahl, peuvent continuer tant qu’ils voudront de parler et d’agir contre la Prusse, dans le sens de l’Autriche et de la Russie, ils échoueront tous, car c’est Dieu et non pas Manteuffel qui gouverne le monde. Les conférences de Dresde ne produiront rien ; ce qui en peut sortir de meilleur, c’est quelque faible cliché de la constitution de la diète que le premier souffle emportera. En attendant, nous agirons sans relâche contre nos bons amis Nicolas et François-Joseph, nous encouragerons les Turcs, nous conseillerons aux Italiens de se grouper autour de la maison de Savoie, nous tâcherons de faire comprendre au parti révolutionnaire national dans toute l’Europe que le Piémont et la Prusse sont les deux seuls états européens dont l’existence et l’avenir soient étroitement liés au succès de l’idée de nationalité en ce qu’elle a de raisonnable. Nous nous entendrons avec le parti libéral en Suède (qui vient précisément de remporter une grande victoire au parlement de Stockholm), parce que tôt ou tard les libéraux suédois sentiront et agiront en Scandinaves. Nous empêcherons à tout prix l’accroissement des états moyens de l’Allemagne, nous étoufferons cette idée diabolique et digne des Habsbourg d’un Sonderbund hanovrien-saxon-oldenbourgeois,… puis nous attendrons le moment où l’Autriche, essayant de régler ses finances et d’organiser son système politique, fera un éclatant fiasco ; alors, comme on dit, chacun son tour ! Alors nous lui rendrons, à ce Schwarzenberg, nous lui rendrons avec usure ce qu’il nous a fait[12] ! »


Quel cri de haine ! et quelle sûreté de coup d’œil ! Est-ce le comte Pourtalès qui a tracé cette ligne de conduite ? ou bien n’a-t-il fait que répéter avec passion ce que d’autres politiques avaient déjà conçu dans leur impatience de venger la Prusse ? On ne sait ; en tout cas, voilà bien le programme qui a été réalisé seize ans plus tard, c’est l’annonce fiévreuse de Sadowa. On ne se ferait pas une idée exacte des événemens de 1866, si on n’y voyait pas surtout la revanche de 1850.

Pour nous, dans cet épisode si peu connu des annales contemporaines de la Prusse et de l’Allemagne, ce n’est pas l’intérêt des événemens, si pressant qu’il puisse être, qui a le plus vivement excité notre curiosité ; nous avons été surtout frappé des considérations politiques et morales qui s’en déduisent. Il y a ici un grand exemple des justices de l’histoire. Tout en repoussant cette couronne impériale que lui offrait un parlement trop révolutionnaire à son gré, Frédéric-Guillaume IV avait retenu à son profit une des idées chères à la révolution ; par son traité du 26 mai 1849 comme par l’institution du parlement d’Erfurt, il avait essayé de mettre l’Autriche en dehors de la communauté germanique afin de dominer cette Allemagne où la Prusse ne rencontrerait plus de puissance rivale. C’était précisément ce qu’avait voté le parlement de Francfort. A son tour, le prince de Schwarzenberg entreprit d’exclure la Prusse, ou du moins de l’annuler, de paralyser ses mouvemens, de la ramener au rang des états secondaires, d’en faire quelque chose comme la Bavière ou la Saxe. Voilà en réalité le résultat que préparait la convention d’Olmutz. Dans les deux cas, c’était une politique violente et contraire à la nature des choses. Seize ans plus tard, la journée de Sadowa détruit l’œuvre d’Olmutz ; le traité de Nicholsbourg rejette hors de l’Allemagne la vieille monarchie des Habsbourg. C’est une violence nouvelle, une nouvelle atteinte à l’ordre naturel des choses ; et qu’est-ce que cet ordre naturel sinon la légitimité par excellence ? M. de Schwarzenberg était mort presque au lendemain de cette victoire dont il avait usé sans modération et sans équité. Depuis, un autre Schwarzenberg s’était levé en Allemagne, mais cette fois dans le camp adverse. Le Schwarzenberg prussien avait le même génie que le Schwarzenberg autrichien, la même trempe de caractère, la même audace, la même ténacité, le même dédain du juste, la même confiance absolue dans le droit du canon. C’est lui qui triomphe depuis plus de sept années.

Pour consoler et raffermir les esprits qui souffrent de la violation du droit, il n’était peut-être pas inutile de rappeler comment a triomphé en 1850, comment a péri seize ans plus tard la création de l’homme qui a été tout ensemble l’aiguillon et le modèle du vainqueur d’aujourd’hui. Nous n’en dirons pas davantage. On a pu affirmer en Allemagne que la force prime le droit ; nous affirmons, nous, avec l’esprit de la France et d’après les exemples tirés de l’histoire contemporaine de l’Allemagne, que le droit méconnu finit infailliblement par avoir son jour ; — heureux si, dans son ardeur de revanche, il ne devient pas l’injustice à son tour et n’attire pas sur lui les châtimens qu’il a infligés à d’autres. C’est notre Pascal qui l’a dit : « la violence n’a qu’un cours borné, au lieu que la vérité subsiste éternellement. » Ce principe n’appartient pas seulement aux sphères sublimes de la pensée, il a aussi son application sur la scène changeante de la politique. Une récente histoire nous en a fourni de bien dramatiques témoignages : évidemment ce ne seront pas les derniers.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 août.
  2. Œuvres de Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, ancien ambassadeur d’Espagne près la cour de France, 2, édition, Paris 1862. — Voyez, dans le tome II, les curieuses pages qui portent ce titre : Lettres politiques sur la situation de la Prusse en 1849.
  3. Voyez les Mémoires de Bunsen, édition allemande, Leipzig 1871, t. III, p. 9.
  4. Deutschland und Friedrich Wilhelm IV, Hambourg 1848.
  5. Voyez Félix Fürst zu Schwarzenberg, K. K. Minister-präsident. Ein biographisches Denkmal, von Adolphe Franz Berger, 1 vol. in-8o. Leipzig 1853, p. 195-197.
  6. « Eine « gemüthliche Anarchie » kam vielen als das Ideal ihrer politischen Wünsche vor. » Geschichte der neuesten Zeit, 1816-1866, mit besonderer Berücksichtigung Deutschlands, von Wilhelm Müller, 1 vol. ; Stuttgart 1867.
  7. « Seine ungeheuern Folgori. » Voyez dans les Mémoires de Bunsen le passage intitulé Gedanken und Erlebnisse von 18 juni 1849 an, t. III, p. 4.
  8. J’emprunte ces deux lettres aux Mémoires de M. de Bunsen. Voyez l’édition allemande, t. III, p. 144-145.
  9. « Die beiden Könige brachten Offentlich an der Tafel nicht dem Kaiser von OEsterreich, sondern dem Kaiser ein Hoch. » Voyez l’écrit intitulé : Vier Monate auswärtiger Politik, Berlin 1851, p. 12.
  10. J’emprunte ces curieux détails à un écrit publié à Berlin en 1851 sous ce titre : Quatre mois de politique étrangère (Vier Monate auswärliger Politik). L’auteur, qui ne se nomme pas, attaque M. de Manteuffel avec une extrême vivacité. Cet ouvrage fit grand bruit quand il parut ; on en fit quatre éditions en quelques semaines.
  11. L’Angleterre, si opposée aux projets de l’Allemagne sur le Danemark et qui venait de régler la question des duchés de concert avec la Russie et la France (protocole de Londres, juillet 1850), était disposée à seconder la Prusse dans un cas très particulier des affaires allemandes. Les hommes d’état anglais ne voulaient pas permettre que le prince de Schwarzenberg, poussant trop loin ses avantages contre le cabinet de Berlin, parvint à faire admettre dans la confédération germanique tous les états non allemands de la monarchie autrichienne. Il y eut à ce sujet des tentatives d’alliance entre la Prusse et l’Angleterre dans les derniers mois de 1850. M. de Radowitz, après sa sortie du ministère, fut chargé d’une mission à Londres pour sonder le terrain. La lettre de M. de Bunsen indique parfaitement pourquoi ces tentatives échouèrent ; la politique indécise et contradictoire de Frédéric-Guillaume IV excitait de vives défiances chez les membres du cabinet. de Saint-James. Bunsen le dit avec franchise : on regardait les ministres prussiens comme des politiques sans foi qui veulent agrandir la Prusse par des intrigues. « Niemand glaubt hier an eine ernste Entscheidung, die meisten halten uns nicht allein für gedemüthigt, sondern für Treulose, welche durch Ränke sich haben gross machen wollen. » — Voyez Mémoires de Bunsen, édition allemande, t. III, p. 156.
  12. Voyez Mémoires de Bunsen, édition allemande, Leipzig 1871, t. III, p. 171-172.