Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen/01

Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 497-530).
II  ►
FREDERIC-GUILLAUME IV
ET LE
BARON DE BUNSEN

I.
LES AFFAIRES DE SUISSE ET LA PRINCIPAUTÉ DE NEUFCHATEL

Aus dem Briefwechsel Friedrich Willielms IV mit Bunsen, von Leopold von Ranke, 1 vol. in-8o ; Leipzig 1873.


Un célèbre historien allemand, M. Léopold de Ranke, vient de publier une correspondance extrêmement curieuse entre le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen, son ambassadeur auprès de la reine d’Angleterre. On sait quelle réputation a laissée le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV ; esprit d’élite, âme profondément chrétienne, intelligence initiée à tous les secrets des lettres et des arts, il passait pour le caractère le plus irrésolu. Cette imagination enrichie par une culture si savante convenait peu, disait-on, au gouvernement d’un état comme la Prusse dans un temps de révolutions violentes et de problèmes hasardeux ; les Prussiens de la Prusse et les Prussiens de l’Allemagne, je veux dire les partisans de l’unité germanique dans tous les états de l’ancienne confédération, lui reprochaient amèrement d’avoir manqué par timidité les occasions les plus favorables à leur cause. On aimait à le représenter comme un rêveur, bien plus, comme une sorte de mystique, artiste et docteur illuminé, qui ne songeait qu’à la restauration d’un moyen âge théocratique au moment où la révolution, frappant aux portes de son palais, lui offrait la couronne d’un nouvel empire. Les lettres qui viennent d’être mises au jour modifient singulièrement ce portrait. Artiste, savant, chrétien, Frédéric-Guillaume était tout cela ; il n’avait garde pourtant de se perdre dans ses rêves. Ce chimérique appréciait très nettement les choses réelles. La révolution de 1848, qui l’a si fort tourmenté, ne l’a point surpris. Sur ce point et sur d’autres, ses lettres nous fournissent les preuves d’une clairvoyance singulière. Quant à cette passion de l’unité, qui agite l’Allemagne entière depuis plus de soixante ans et dont nos politiques n’ont jamais voulu tenir compte, il la ressentait à sa manière aussi vivement que personne, n’ayant de scrupules qu’au sujet des voies et moyens.

On sait aussi quelle a été, dans l’histoire intellectuelle de notre siècle, la physionomie du baron de Bunsen. Comme historien et théologien, il a marqué sa place au premier rang. Disciple et collaborateur de Niebuhr, il est devenu maître à son tour dans la science profane comme dans la science sacrée. Soit par les découvertes qui demeurent attachées à son nom, soit par les discussions fécondes qu’il a provoquées, il a éclairé des périodes importantes du christianisme primitif. On a de lui une Philosophie de l’histoire que l’Allemagne n’a pas craint de comparer à la fois aux Pensées de Pascal et au Cosmos d’Alexandre de Humboldt, — aux Pensées de Pascal parce qu’elle renferme une apologie du christianisme aussi neuve que hardie, au Cosmos de Humboldt parce que l’auteur y déroule un large tableau du cosmos intellectuel et moral. Enfin son grand ouvrage sur la Bible est un monument de science et de foi qui semble défier les assauts de l’exégèse contentieuse. On connaissait les services que M. de Bunsen a rendus à la science, on connaissait aussi le rôle qu’il a joué dans la politique ; on n’ignorait pas que, lié d’amitié avec Frédéric-Guillaume IV, il avait été, en face de M. Stahl et des conseillers absolutistes du souverain, le conseiller ardemment libéral, on se rappelait que, pendant de longues années, ambassadeur du roi de Prusse auprès de la reine d’Angleterre, il avait presque toujours soutenu les causes auxquelles s’intéressaient les puissances occidentales de l’Europe. Ce que nous n’avons pas su jusqu’en ces derniers temps, c’est que cet esprit si mesuré avait servi avec une passion impétueuse le dessein de livrer l’Allemagne aux Hohenzollern, c’est que cet esprit si libéral avait gardé contre la France toutes les haines de 1813.

Ces lettres, si intéressantes pour l’Allemagne, le sont plus encore pour nous par les révélations qu’elles nous apportent. Il ne suffirait pas toutefois de lire isolément le curieux volume de M. Léopold de Ranke ; il faut le rapprocher des Mémoires de Bunsen ou plutôt de la vie de l’illustre diplomate racontée par sa veuve. Mme de Bunsen était Anglaise ; elle a donné, à la manière anglaise, une ample biographie de son mari tirée de ses papiers de famille, où abondent les pièces de tout genre, lettres, rapports, documens officiels et confidences intimes[1]. Quelques années après, un écrivain allemand a traduit ces Mémoires et les a enrichis de documens nouveaux[2]. Grâce à la correspondance mise au jour par M. Léopold de Ranke, rien ne manque plus au dossier. On peut dire en effet que ce livre est le complément indispensable de la biographie de Bunsen. Frédéric-Guillaume IV tient certainement une grande place dans les mémoires de son ami ; sa figure ne pouvait pas y apparaître aussi vive, aussi originale, aussi passionnée que dans les lettres tracées de sa main. Les convenances n’avaient pas permis à Bunsen de donner ces lettres du roi à côté des siennes ; il lui était même interdit d’en indiquer les vivacités, j’allais dire les violences. On voyait dans les Mémoires certaines émotions poignantes de l’ami du roi, on ne connaissait pas les paroles qui les avaient produites. Les voici dans le texte même, voici les demandes et les réponses, chacun peut suivre tous les incidens du dialogue. La personne du roi et celle du ministre, un peu effacées jusqu’ici sur la scène politique, prennent tout à coup dans ces disputes secrètes un relief extraordinaire. Écoutons-les parler, et, puisque nous entrons dans un monde qui n’est pas le nôtre, résignons-nous à entendre plus d’une fois un cruel langage. Il n’est pas inutile de découvrir à nu, même chez les meilleurs, chez les plus nobles représentans de l’Allemagne, les sentimens de haine qui, persistant après un demi-siècle malgré la transformation de toutes choses, ont préparé nos catastrophes.

La correspondance de Frédéric-Guillaume IV avec Bunsen embrasse des sujets très divers. Elle commence en 1830 ; Frédéric-Guillaume n’était encore que le prince royal de Prusse, et c’est seulement dix années plus tard qu’il devait monter sur le trône. La dernière lettre, datée du mois de septembre 1857, a été écrite pressa la veille de la maladie qui l’a obligé de confier la régence à son frère. Parmi tant de sujets qui ont occupé les deux amis, il convient de choisir les plus importans, ceux qui ont fait éclater leurs dissentimens ; leurs contradictions, leurs colères, sans jamais nuire à leur amitié, — ceux-là aussi qui nous permettent de voir le fond de leur pensée à l’égard de la France. L’affaire du Sonderbund et des cantons radicaux de la Suisse en 1847, affaire qui passionna si vivement Frédéric-Guillaume IV comme prince de Neufchatel, — le parlement de Francfort et la constitution d’un empire d’Allemagne offert à la Prusse par la démocratie germanique, — enfin la guerre de Crimée, l’abstention de la Prusse, et la démission de Bunsen qui eût voulu soutenir comme ambassadeur à Londres une politique tout opposée à celle du roi, voilà les trois événemens décisifs dans cette histoire. Je raconterai d’abord comment le jeune prince et le jeune savant se prirent l’un pour l’autre d’une affection si tendre ; je dirai ensuite la longue bataille, toujours si amicale, quoique si vive, du souverain et de son ministre.


I

Au mois de décembre 1822, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, accompagné de deux de ses fils, était venu visiter à Rome le pape Pie VII. C’était le moment où la politique de la sainte-alliance triomphait par toute l’Europe. Les puissances non catholiques étaient dans les meilleurs termes avec le saint-siège. Si le souverain pontife avait recouvré ses états après la chute de Napoléon, il le devait à la Russie, à la Prusse, à l’Angleterre, autant qu’à la France et à l’Autriche. L’année précédente, à la suite de négociations très attentives avec l’ambassade prussienne à Rome, Pie VII avait réglé par une bulle la situation des catholiques dans le royaume de Prusse. Ce n’était pas, à proprement parler, un concordat entre Rome et Berlin, c’était du moins une première ouverture qui promettait des relations plus étroites. Le roi Frédéric-Guillaume III s’était empressé de donner sa sanction à la bulle de Pie VII. Il ne s’en tint pas là ; bien sûr de l’accueil qu’il trouverait auprès du pape, il désira lui rendre visite et s’entretenir directement avec lui des affaires ecclésiastiques de son royaume. C’est ainsi que Frédéric-Guillaume III se trouvait à Rome, au mois de décembre 1822, avec deux de ses fils, le prince Guillaume et le prince Charles.

Quand des souverains ou des princes venaient visiter Rome au temps où les papes y régnaient, il était d’usage que la cour du Vatican mît à leur disposition les plus habiles ciceroni, les meilleurs juges en matière d’art, les maîtres de l’archéologie païenne et chrétienne. Cette fois on n’eut pas besoin de s’adresser aux savans italiens ; les deux ciceroni compétens entre tous se trouvaient au palais Caffarelli, à l’ambassade prussienne. Le premier, c’était l’ambassadeur lui-même, George Niebuhr, mauvais écrivain, historien systématique, mais érudit du premier ordre et initié à tous les secrets de la science des monumens. Le second était un jeune conseiller de légation, Christian-Charles-Josias de Bunsen. Comme son maître Niebuhr, Bunsen était passionné pour les recherches historiques, et, sans négliger ses devoirs de diplomate, il pensait que sa grande affaire à Rome était l’étude de Rome. Il y habitait déjà depuis six ans. Né en 1792 dans une petite ville de la principauté de Waldeck, il avait consacré sa jeunesse aux plus fortes études. Son ambition était de renouveler l’histoire des religions afin de mettre en toute lumière la divine grandeur du christianisme ; pour cela, il voulait relever en Allemagne les études orientales, qui n’étaient plus cultivées, disait-il, qu’à Londres et à Paris[3]. Il avait eu un ardent désir de s’établir quelque temps à Calcutta, dans l’espérance d’y soulever un monde. Comme notre Eugène Burnouf, il aurait voulu s’emparer des clés de l’Orient. N’ayant pu réaliser ce projet, il s’était attaché à la fortune de Niebuhr, et c’était l’amour de la science qui avait fait de lui un diplomate. Il ne comptait pas du reste conserver longtemps son poste. Arrivé à Rome en 1816, il s’y était marié l’année suivante avec une jeune Anglaise, miss Waddington, dont la famille jouissait d’une haute estime en France comme en Angleterre, et qui lui apportait, avec tous les dons de l’esprit et du cœur, les avantages de la fortune. Assuré d’un bonheur sans nuage, délivré des soucis de l’existence, le jeune savant était bien décidé à se consacrer tout entier à ses études de prédilection. Le jour où Niebuhr prendrait sa retraite, et ce jour semblait proche, Bunsen avait résolu de renoncer à la diplomatie. Les incidens de sa vie devaient en décider autrement, et parmi ces incidens il faut signaler l’épisode du mois de décembre 1822, la visite faite à Pie VII par le roi de Prusse et ses deux fils.

Niebuhr eut naturellement l’honneur d’accompagner Frédéric-Guillaume III dans la ville éternelle, de lui en montrer les musées, les églises, les monumens sans nombre, tout ce que les siècles y ont accumulé de richesses et de ruines, tout ce qui faisait dire à notre vieux poète angevin Joachim du Bellay :

Rome vivant fut l’ornement du monde,
Et, morte, elle est du monde le tombeau.

Bunsen fut le cicerone des jeunes princes. Le plus âgé des deux, le prince Guillaume, avait vingt-trois ans ; c’est celui-là même à qui la funeste guerre de 1870 vient de donner l’empire d’Allemagne. L’autre, le prince Charles, avait vingt-ans. L’aîné de la famille, le prince royal, celui qui devait être un jour Frédéric-Guillaume IV, était resté à Berlin pendant que son père visitait l’Italie. Bunsen par son savoir et sa bonne grâce eut beaucoup de succès auprès des princes. Le roi lui-même eut avec lui plus d’un entretien sur des sujets qui lui tenaient fort à cœur, principalement sur la réforme de la liturgie dans l’église évangélique. Bunsen, ayant étudié cette question avec un zèle religieux que soutenait une science profonde des antiquités chrétiennes, était en mesure de répondre à toutes les demandes du roi. Le savant n’était pas toujours du même avis que son auguste interlocuteur ; approuvé ou contredit, le roi était toujours charmé. Un soir, après un repas pendant lequel Bunsen, interrogé par le monarque, avait discuté avec lui sur son thème favori de l’organisation de l’église protestante, Alexandre de Humboldt, qui assistait au dîner, ne put s’empêcher de lui dire : « En vérité, j’ai été aussi surpris que satisfait de la manière dont vous parlez au roi. Vous résistez à ses idées sans le mettre de mauvaise humeur ; je l’ai vu au contraire tout joyeux à la suite de cette conversation. » Le roi était si content de Bunsen qu’il lui laissa plus d’une marque de sa bienveillance avant de quitter Rome. Un jour, dans une excursion à Naples, il acheta tout exprès un beau vase étrusque pour en faire don au jeune savant ; un autre jour, sans se douter que Bunsen songeait à quitter la diplomatie, il l’y attacha davantage en le nommant conseiller de légation (Legationsrath).

Il fut souvent question à la cour de Berlin de ce diplomate si savant, si pieux, si aimable, et qui, sans manquer à aucune convenance, gardait si bien son franc-parler. Ces récits devaient frapper l’imagination du prince royal. Il était, selon le mot de Montesquieu, amoureux de l’amitié. N’y avait-il pas dans le caractère qu’on lui dépeignait les choses les plus conformes à ses propres idées, celles qu’il aurait le plus de joie à trouver chez un ami, science, philosophie chrétienne, piété profonde, amour des arts, et par-dessus tout une respectueuse franchise ? Il semble que le prince royal, sur la simple relation de son père et de ses frères, ait conçu pour Bunsen une sorte d’amitié idéale. Sans le connaître autrement, il lui écrivit « qu’il serait bien heureux, lui aussi, de l’avoir pour cicerone le jour où, réalisant un de ses vœux les plus chers, il ferait son voyage d’Italie. »

Ils ne se connurent personnellement que cinq années après, et ce fut une œuvre d’art qui leur en fournit l’occasion. J’emprunte ce curieux détail aux Mémoires publiés par Mme de Bunsen. Une des premières madones de Raphaël, peinte en 1506 à Florence pour les Salviati, si puissans dans la république depuis la chute des Médicis, passa quelques années plus tard aux mains de la famille Colonna, quand les Salviati furent renversés à leur tour. C’est de là que lui vient le nom sous lequel elle est connue aujourd’hui. La madonna Colonna, en 1827, appartenait à la duchesse de Lante, qui annonçait l’intention de la vendre. C’était le moment où se constituait le musée de Berlin. L’occasion parut bonne, et le prince royal d’une part, Bunsen de l’autre, se trouvèrent associés à cette affaire. Le prince se chargea de rassembler les fonds, Bunsen se chargea de la négociation diplomatique. Il fallait obtenir en effet l’autorisation de faire sortir de Rome la précieuse toile du Sanzio, et l’on pouvait craindre quelque résistance. Des deux côtés, tout réussit à merveille. Une fois maître du tableau, Bunsen se donna le plaisir de le porter lui-même à Berlin, heureux de l’offrir au prince royal pour l’anniversaire de sa naissance, le 15 octobre 1827.

Bunsen, on peut le dire, fut reçu à bras ouverts. Le froid et sec Léopold de Ranke affirme que le prince le reconnut immédiatement sans l’avoir jamais vu. Je suis persuadé pour ma part, après avoir lu ses lettres, que le cœur du jeune homme a dû voler au-devant de l’ami impatiemment appelé. L’année suivante, Bunsen étant retourné à son poste, le prince faisait à son tour ce voyage d’Italie qu’il désirait si fort, et il le faisait selon son vœu, sous la direction de son cher cicerone. Que de nobles études en commun ! que de ravissemens ! que de confidences ! Frédéric-Guillaume, si bien préparé à cette visite de Rome par ses goûts et ses enthousiasmes, y passa des jours enchantés, grâce à ce commerce de deux âmes vraiment nées l’une pour l’autre. Interrogeant du même esprit les souvenirs du passé, ils s’élançaient d’un même cœur vers l’avenir. L’église évangélique était une de leurs plus vives préoccupations. Sur bien des questions d’ailleurs, le prince laissait entrevoir sa politique, politique chrétienne avant tout, fidèle à tous les principes bienfaisans et respectueuse de tous les droits. S’ils ne pensaient pas de même en toute chose, si le prince était plus attaché à la tradition légitimiste, le savant plus favorable aux innovations libérales, ces dissentimens allaient se perdre dans une parfaite communauté d’inspirations religieuses. Quand le prince royal quitta Rome au mois de novembre 1828, Bunsen l’accompagna jusqu’à Vérone. Ils s’étaient promis de s’écrire souvent, de se communiquer toutes leurs pensées, et c’est à cette date en effet que s’ouvre la longue correspondance de Bunsen avec le prince. Si le prince parut d’abord moins empressé, sa première lettre, datée du 22 avril 1830, montre bien qu’il ne mérite pas le reproche d’indifférence. A la façon dont il s’accuse, on voit qu’il est d’avance pardonné.

« Mon très fidèle Bunsen,

« C’est bien le nom qu’il faut absolument que je vous donne, par opposition avec moi, qui le mérite si peu. Vous m’avez écrit si constamment, si fidèlement, et quelles lettres ! de l’une à l’autre l’intérêt allait croissant toujours. Et moi ! voilà bientôt un an et demi que j’ai pris congé de vous, le cœur bien serré, à Vérone, alle duo torri presso santa Anastasia, et je n’ai pas encore pris la plume pour vous adresser des paroles amies. Elles sont là pourtant qui remplissent mon cœur et se pressent sur mes lèvres, impatientes d’aller à vous, cher Bunsen. Riez, je vous en supplie, si je vous répète aujourd’hui encore que je vous suis reconnaissant du fond du cœur de tout ce que vous avez fait pour moi dans la Rome éternelle et sur la terre d’Italie ; il faut pourtant que je vous le dise, car cela m’étouffe.

« FREDERIC-GUILLAUME. »


Quelques semaines après, il rendait compte à Bunsen d’un projet qui les intéressait vivement tous les deux. Le palais où était établie à Rome l’ambassade prussienne appartenait au duc de Caffarelli ; il s’agissait d’en faire l’acquisition. Le prince royal ne cessait de harceler à ce sujet les lenteurs du ministère, et, parlant à Bunsen de ses espérances, il terminait sa lettre par ces mots : « quelle joie, si un heureux destin me ramène à Rome, quelle joie d’y trouver un foyer qui soit à nous et des amis in maximis, quelle joie d’y prier avec eux in san Salvatore soprà Giove ! O divin songe d’une nuit d’été ! »

Entre ces deux premières lettres du prince (avril et mai 1830) et le jour où il montera sur le trône s’étend une période de dix années, période agitée, tumultueuse, qui va renverser le système de la sainte-alliance et fournir aux deux amis les plus graves sujets de méditations politiques. Accoutumés que nous sommes à juger les événemens de juillet 1830 d’après le sentiment presque général de la France, nous ne tenons pas assez compte du point de vue où se plaçait l’Europe pour les apprécier. Les esprits les plus modérés parmi nous y voyaient une révolution, regrettable peut-être, mais rendue inévitable par la faute du roi Charles X, et qui, après tout exempte de violences, avait été tout ensemble réparée et honorée par des monarchistes amis de la liberté comme de l’ordre public. En Russie, en Prusse, en Autriche, en Bavière, dans tous les états secondaires de l’Allemagne, on y voyait surtout une reprise du mouvement révolutionnaire arrêté en 1815 par la victoire de la coalition, le congrès de Vienne et la sainte-alliance. Telle fut l’impression des personnages auxquels est consacrée cette étude. Niebuhr se représentait déjà l’Europe en feu, la révolution déchaînée, la civilisation chrétienne frappée au cœur ; on affirme qu’il en est mort. « Il est mort comme Burke, écrit Bunsen à Brandis le 22 janvier 1831, il est mort comme Pitt après Austerlitz et la chute de l’empire d’Allemagne ; il aurait pu s’approprier ses dernières paroles : oh ! my country ! » Le prince royal ressentait les mêmes anxiétés, et Bunsen, qui reviendra plus tard avec tant de confiance aux idées libérales, s’attendait aussi aux crises les plus funestes. En se confirmant l’un l’autre dans ces idées, ils s’efforçaient d’y échapper par l’étude. C’est le moment où Bunsen s’occupe de fouilles archéologiques à Rome pour le compte de son ami ; Frédéric-Guillaume le presse de questions sur le forum, sur la colonne trajane, sur la topographie de la vieille ville et de la ville des césars. Il a besoin de ces distractions, écrit-il à Bunsen le 30 avril 1836, « car tout lui apparaît à Berlin sous un jour sombre et misérable. » Savez-vous ce qui lui donne cette humeur noire ? il vient d’apprendre que les princes d’Orléans vont arriver à Berlin pour les manœuvres du printemps ; il ajoute : « À Vienne aussi, on les attend à bras ouverts. Tout cela m’est si dur que j’en pleurerais. »

L’histoire impartiale a raconté le voyage des princes d’Orléans à Berlin en 1836, elle a dit le cordial accueil qu’ils reçurent, les succès qu’ils obtinrent, succès de si bon aloi que le roi de Prusse voulut contribuer de sa personne aux négociations qui amenèrent le mariage du duc d’Orléans avec une des plus nobles princesses d’Allemagne. On savait tout cela ; savait-on aussi que des sentimens tout opposés avaient pu se faire jour chez le prince royal, élève si respectueux de son père, et plus tard si fidèle continuateur de sa politique ? C’est aujourd’hui seulement que ces révélations nous arrivent[4]. Il est bon d’en prendre note, ne fût-ce que pour compléter le tableau dont nous ne possédions qu’une partie. Si ces détails n’intéressaient qu’une personne ou une famille, ce ne serait pas à nous de les relever ; ils appartiennent à l’histoire, puisqu’ils indiquent la persistance ou plutôt le continuel renouvellement des sentimens de haine que les cœurs les plus généreux nourrissaient contre nous. Si les meilleurs pensaient ainsi, que devaient faire les autres ?

Bunsen était si intimement d’accord avec le prince sur les points essentiels, il avait une telle admiration pour sa politique tout imprégnée de sentimens chrétiens, qu’il le considérait dès lors comme le représentant de la vérité sur le trône. Il était persuadé que l’avènement de Frédéric-Guillaume IV serait le début d’un âge d’or. Il lui donna en 1837 une curieuse preuve de son enthousiasme. Le prince était tombé malade ; dès que la nouvelle en vint à Rome, fort exagérée sans doute par la sympathie même que Frédéric-Guillaume inspirait, on devine quelles furent les anxiétés de Bunsen. Le prince mort, que d’espérances à jamais perdues ! Il est difficile de ne pas se rappeler ici Fénelon et le duc de Bourgogne ; avec l’ami de Bunsen, c’était tout un avenir, tout un monde qui descendait au tombeau. Heureusement rassuré après quelques semaines, Bunsen voulut chanter sa joie, et il composa en l’honneur de son ami un poème intitulé Astrée, Voltaire a pu dire de sa voix moqueuse :

Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l’âge d’or et le règne d’Astrée,
Et les beaux, jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parens,


la raillerie du mondain n’empêche pas que tous les nobles cœurs et tous les esprits poétiques ne se soient représenté à l’origine des choses un état d’innocence, un paradis de justice. Illusion ou non, c’est le sentiment de l’humanité. Sous une forme ou sous une autre, tous les peuples ont chanté « l’aimable simplicité du monde naissant. » Une des plus belles figures nées de cette croyance universelle, n’est-ce pas Astrée, fille de Jupiter, qui faisait régner la justice parmi les hommes, et qui, une fois la justice méconnue, s’envola vers le ciel ? Astrée connaît le culte du prince royal pour l’éternelle justice, elle sait que son règne sera le règne du droit, et c’est elle qui vient rassurer son ami. Au milieu des souvenirs de l’ancien monde, appliqué à en retrouver les inspirations premières et la gracieuse adolescence, Bunsen ne faisait pas œuvre de pédant le jour où il évoquait Astrée ; il personnifiait tout naturellement ses idées dans une des images qui l’entouraient. Sa maison était située sur les hauteurs du Capitole ; c’est là qu’il eut cette vision, comme il l’appelle, le 22 janvier 1837. « Bien que j’aie quitté la terre, lui dit la déesse, je la surveille du haut des cieux, et j’ai toujours l’espoir d’y redescendre. J’y suis redescendue, quand vous avez reconquis votre indépendance en combattant pour le roi et la patrie. Oh ! les beaux jours ! un âge de justice semblait se préparer ; mais bientôt parut une génération impie qui détruisit les semences fécondes. Chacun réclame des droits, nul ne songe au droit. La liberté qu’ils veulent est la liberté sans Dieu. Ils appellent la vie et embrassent la mort. Rassure-toi pourtant ; la justice que j’aime, ma justice idéale vit encore dans deux cœurs, le cœur du roi et le cœur de son fils. C’est pour ce fils que le père brave les tempêtes, afin de lui conserver le trône libre. C’est ce fils un jour qui donnera la liberté à ses peuples. Il protégera tout ce qui est grand, il élèvera tout ce qui est humble, il s’appuiera sur le passé pour assurer l’avenir, il prendra toutes les pierres vénérables des anciens âges pour construire la cathédrale de la jeune liberté. » C’est là certainement une glorification de l’esprit de la sainte-alliance ; remarquons-y cependant cet appel aux innovations où percent déjà les causes de dissentiment qui éclateront si vivement par la suite.

Le singulier poème que nous venons d’analyser porte ce titre : Astrée, vision que j’ai eue au Capitole le 22 janvier 1837, écrite le 18 avril et remise au prince royal à Sans-Souci le 19 août. Bunsen avait été mandé à Berlin au mois d’août 1837 pour des affaires très compliquées où la justice primitive d’Astrée aurait eu grand’peine à se reconnaître. Il s’agissait d’un conflit entre le gouvernement prussien et la cour de Rome au sujet de l’archevêque de Cologne. Tant que le système de la restauration n’avait pas subi d’atteinte, il n’y avait eu que de bons rapports entre Rome et la Prusse. On se rappelle la visite de Frédéric-Guillaume III à Pie VII en 1822. Léon XII, successeur de Pie VII en 1823, et Pie VIII, qui remplaça Léon XII en 1829, continuèrent ces relations amicales auxquelles M. de Bunsen contribua très utilement par sa déférence et sa bonne grâce. Ce protestant évangélique était tout à fait une persona grata auprès du Vatican. Après 1830, les choses changent de face. Il n’y avait pas de concordat entre la Prusse et le saint-siège, il n’y avait qu’un bref de Pie VII, lequel, accepté avec bienveillance par le roi Frédéric-Guillaume III, demandait de part et d’autre un grand esprit de conciliation. La politique romaine a souvent excellé dans cet art des tempéramens qui préviennent les brusques ruptures ; souvent aussi elle a risqué des luttes ouvertes. Le conflit engagé entre la Prusse et Rome au sujet des mariages mixtes avait été évité pendant bien des années sous les pontificats de Pie VII et de Léon XII. Le tumulte d’idées qui suivit la révolution de juillet obligea le pape Grégoire XVI à maintenir plus résolument ses droits, en même temps qu’elle amenait le roi de Prusse, si modéré d’ailleurs, à tenir plus compte qu’auparavant des exigences de l’esprit public. La querelle s’envenima. L’archevêque de Cologne fut emprisonné. Cette violence, qui souleva l’Europe, et qui fut même si vertement blâmée par les protestans évangéliques du royaume de Prusse, rendait les négociations impossibles. Le pape déclara qu’il n’accepterait aucune discussion tant que l’archevêque ne serait pas replacé sur son siège. Chargé de débrouiller à Rome une affaire si gravement compromise à Berlin, M. de Bunsen y employa un esprit de conciliation que les circonstances, ne comportaient plus. Il déplut à tout le monde : la chancellerie romaine l’accusait de duplicité, la bureaucratie berlinoise l’accusait de trahison. Seul, le prince royal soutint énergiquement son ami envers et contre tous. Il était désolé de la mesure dont l’archevêque de Cologne avait été victime ; cette brutalité le blessait dans ses convictions les plus chères, car il avait imaginé tout un système d’après lequel il voulait faire vivre l’église et l’état indépendans et respectueux l’un de l’autre au sein d’une bienfaisante union. Persuadé que Bunsen avait agi dans le même esprit, lui reprochant tout au plus certaine inexpérience de conduite et quelques maladresses de langage, il le défendait auprès du roi au risque de paraître ami plus fidèle que sujet dévoué, il le défendait surtout contre les faiseurs du ministère. Voilà un terme bien irrévérencieux appliqué aux ministres prussiens ; hâtons-nous de prévenir que nous l’empruntons au prince royal de Prusse. Et qu’on ne dise pas que nous avons pu l’exagérer en le traduisant ; nous n’avons pas eu à le traduire, le prince s’est servi lui-même de l’expression française afin de lui laisser toute sa force. Il est vrai que ces irrévérences se trouvent dans une missive toute secrète, et, comme dit le prince, condamnée au feu. On doit donc des remercîmens à l’empereur d’Allemagne qui, en confiant à M. Léopold de Ranke la publication de ces curieuses lettres, n’a pas fait d’exception pour celle-ci. La sentence de mort n’a pas été exécutée, nous profitons de ce bénéfice sans trop de souci pour les faiseurs, Voici un extrait de la lettre du prince :


« Je n’ai pas besoin de vous dire que ces lignes, tracées dans l’esprit le plus strictement confidentiel et par suite avec une franchise sans ménagement, sont condamnées à périr de la mort des hérétiques. Vous les brûlerez, et le plus tôt sera le mieux. — A mon avis, la façon dont a été conduite ici l’affaire de Rome et de Cologne est si mauvaise, si misérable, si dépourvue de réflexion et de sens, qu’on ne saurait rien imaginer de pire. Hélas ! s’il n’y avait que cela, je pourrais encore me consoler (avec une forte dose de légèreté, il est vrai) en pensant que he ne pouvais rien attendre, et qu’en réalité je n’attendais rien autre chose de nos faiseurs. Mais le roi, cher ami, vous avait donné ses pleins pouvoirs, et en vous les donnant il sentait bien qu’il autorisait chez nous les meilleures espérances. Voilà ce qui m’enlève toute consolation. Ce que je vous annonçais d’avance quand nous causions sur le sofa rouge est arrivé comme je vous l’avais dit. Que le roi vous ait conféré cette autorité de plénipotentiaire, c’est ce que ne vous pardonneront jamais nos faiseurs sans principes et sans idées. Il fallait donc absolument faire en sorte qu’aucune de vos paroles ne fournît des armes contre vous, il fallait vous mettre à l’abri de leurs attaques, puisque vous occupiez une position qui menaçait tant leur incapacité. je vous disais tout cela d’avance sur le sofa rouge, et encore une fois tout est arrivé comme je l’avais prévu. Je viens de juger sans ménagemens la conduite qu’on a tenue ici ; il faut aussi, très cher Bunsen, que je juge la vôtre. Le reproche que je vous fais, c’est de ne pas avoir assez pris garde à la situation des choses à Berlin, aux ressentimens implacables que la confiance du roi devait exciter contre vous, et de ne pas avoir en conséquence suffisamment pesé les termes de vos rapports et de vos notes. C’est cela que je blâme, et nulle autre chose. Votre victoire dans la chancellerie d’état avait multiplié ici les colères et les craintes des ambitieux. Aux yeux de certaines personnes, vous étiez un conquérant, comme Frédéric avant la bataille de Collin. On avait besoin que la bataille de Collin fût gagnée contre vous. On ne pouvait se servir pour cela que de vos propres fautes ; vous n’avez pas senti assez profondément que les absens ont tort… Moi seul, j’ai eu le courage de vous défendre, ou plutôt de défendre la juste cause. Tout ce que j’y ai gagné, c’est la réputation d’un homme qui sacrifie les intérêts de l’état à ceux de son ami. Et en vérité j’ai vu là se réaliser l’impossible ; il y a eu des instans où j’étais fâché d’être votre ami, car mon amitié pour vous affaiblissait à elle seule tous mes argumens en faveur d’une cause que j’avais tant à cœur de sauver ! Au reste, votre conduite dans l’ensemble et dans le détail, votre note d’Ancône (que je trouve seulement un peu longue), votre seconde note de Rome, votre négociation avec Lützow, etc. tout cela, je ne me contente pas de l’approuver, j’ose dire que je vous aurais sévèrement blâmé si vous aviez agi autrement, et que toutes vos propositions sont conformes aux principes les plus purs. C’est pour moi un besoin et un bonheur de vous le dire. Maintenant écoutez mon conseil pour l’avenir, et laissons un instant le passé, puisque nous ne pouvons rien y changer, — car enfin je ne puis blanchir les nègres, et il me serait aussi difficile de donner à nos illustres hommes d’état le goût d’une politique noble et sage que de les guérir de leurs transes mortelles à l’idée d’une action et d’un langage énergiques.

« Venez à Berlin quand vous quitterez Rome. Ne renoncez pas à profiter de votre congé pour aller, en Angleterre ; mais, au lieu de vous y rendre directement, passez par ici, et, je vous en prie, restez-y quelque temps, quinze jours ou un mois. Il faut que vous parliez au roi lui-même et que vous regagniez du terrain. Venez vite, montrez-vous avec cette modestie et cette franchise qui vous appartiennent, écoutez et répondez. Le roi seul tient encore à vous, il a défendu de vous compromettre. Si on le fait, ce sera contre sa volonté, par une sorte d’escamotage, au moyen d’allusions dont les termes auront été perfidement choisis, de manière que le roi n’y trouve rien de compromettant pour vous. Je vous dis cela après y avoir bien réfléchi. Et maintenant adieu. Que Dieu vous conduise vers nous, et encore et toujours encore vers nous,

« Le Seigneur soit avec toutes vos actions. A vous de cœur dévoué,

« FREDERIC-GUILLAUME. »


Bunsen ne pouvait plus rester à Rome. Pie VII, Léon XII, Pie VIII, l’avaient traité avec une bienveillance particulière ; Grégoire XVI fit savoir à la cour de Prusse qu’il ne pourrait plus avoir de relations avec lui. Aucune explication, aucune justification, dit avec tristesse la veuve du diplomate, ne put triompher des défiances irritées du souverain pontife. Bunsen partit donc, on se figure aisément avec quels regrets. Il y avait vingt-deux ans qu’il habitait la ville éternelle ; c’est là qu’il s’était marié, qu’il avait travaillé avec Niebuhr, qu’il était devenu l’ami du prince Frédéric-Guillaume. Pendant vingt-deux ans, il avait été, selon l’expression d’Ampère, « non-seulement un des représentans de la Prusse auprès du saint-siège, mais l’ambassadeur de la science allemande auprès de l’antiquité. » Le jour où il quitta sa maison du Capitole, le 29 avril 1838, une foule d’amis, de voyageurs, de jeunes savans, accoutumés à trouver chez lui les encouragemens et les lumières, entourait sa voiture. Les adieux furent simples et touchans. On raconte qu’il dit en souriant à sa femme ; « Nous allons nous chercher ailleurs un autre Capitole. » Deux ans après, son ami devenait roi de Prusse, et l’année suivante, au mois d’avril 1841, il était chargé de le représenter à Londres auprès de la reine Victoria.


II

On a vu naître et grandir l’amitié du roi Frédéric-Guillaume IV et de M. de Bunsen ; nous allons assister maintenant à leurs dissentimens sur un certain nombre de questions capitales. Si j’avais à raconter ici toute la carrière diplomatique de Bunsen, les six premières années qu’il a passées à Londres comme ambassadeur du roi de Prusse m’offriraient plus d’un curieux épisode. Les lettres l’assemblées par sa veuve présentent un tableau animé de la société anglaise. Le voyage du roi de Prusse à Londres au mois de janvier 1842, la fondation de l’évêché prussien, de Jérusalem, les relations de Bunsen avec les hommes d’état, les savans, les théologiens de l’Angleterre, forment une série d’épisodes où l’histoire de notre temps peut recueillir d’intéressans détails. Si j’avais aussi à raconter dans son ensemble le règne de Frédéric-Guillaume IV, je serais inexcusable de passer sous silence les événemens qui en signalèrent les débuts, les espérances libérales du pays, les discours mystiques du roi, l’effervescence publique croissant d’année en année et avec elle un malentendu toujours plus grave entre le peuple et le souverain. Ce n’est pas le but qu’on s’est proposé ici ; un sujet plus nouveau nous appelle, sujet assez désintéressé en apparence, mais singulièrement dramatique par la passion que le roi de Prusse y a portée. Il s’agit des affaires de Suisse en 1847 et de la part que Frédéric-Guillaume IV a été obligé d’y prendre comme prince de Neufchatel et comte de Valengin.

On sait par quelle suite de circonstances un des grands souverains de l’Europe possédait encore à cette époque une principauté enclavée au milieu des cantons de la Suisse et faisant partie de la confédération helvétique. Une principauté partie intégrante d’une république ! un canton républicain gouverné par un prince ! Le principe de ces contradictions qui semblent mettre deux mandes en présence est bien antérieur à 1789. Ce qu’il y a ici de plus surprenant, c’est qu’une telle anomalie, déjà si étrange avant la révolution, ait pu encore lui survivre. Elle devint même, comme on va le voir, beaucoup plus extraordinaire que par le passé. Pendant les guerres de la république et de l’empire, la bizarrerie même de la situation politique de Neufchatel lui avait fourni un moyen de se soustraire à des alternatives menaçantes ; profitant de son caractère à double face, le canton-principauté sut échapper quelque temps au péril de prendre parti pour la France contre la coalition ou pour la coalition contre la France. Cette habileté de conduite ne l’empêcha point toutefois de subir la loi du vainqueur d’Iéna ; la Prusse en 1806 dut céder à Napoléon la principauté de Neufchatel. Il est vrai qu’elle l’a reprise en 1814, et ce fut alors que la principauté, après avoir été jusqu’en 1806 un canton libre allié à un certain nombre d’autres cantons, fit complètement partie de la confédération helvétique. Voilà comment une des plus curieuses irrégularités de l’ancienne Europe se trouva consacrée et aggravée par les traités qui organisèrent l’Europe nouvelle.

Est-il besoin de dire que cette irrégularité ne choquait en rien l’esprit de Frédéric-Guillaume IV ? L’ami de M. de Bunsen, si amoureux du moyen âge, voyait là une sorte de fragment des temps féodaux qui se tenait debout au milieu d’une société démocratique. Le spectacle assurément n’était pas fait pour lui déplaire. C’était comme une application visible de ses doctrines, une pièce justificative de l’école historique, comme l’appellent les Allemands, c’est-à-dire de l’école qui recommande les transformations lentes, continues, insensibles, en haine de cet esprit impatient (hélas ! nous le connaissons trop) qui croit ne pouvoir assurer sa marche en avant sans tout renverser derrière lui. Cette principauté de Neufchatel avait été dévolue à la maison de Hohenzollern par un héritage qui remontait à deux siècles. Le roi de Prusse avait pour ses sujets de Neufchatel une affection particulière. Le parti conservateur du canton lui inspirait une sorte d’admiration respectueuse et profondément tendre. Il y voyait des types d’honneur, de loyauté, de dévoûment, comme la Prusse n’en connaissait plus. dette comparaison entre les Prussiens et les Neufchatelois, tout à l’honneur de ces derniers, reparaît plus d’une fois dans les lettres du monarque. Comment s’étonner de la vivacité avec laquelle Frédéric-Guillaume IV va juger les événemens de 1847 ? La cause du Sonderbund a beau prendre une apparence catholique, il n’hésite pas, lui, prince protestant, à déclarer qu’il ne s’agit pas ici d’une lutte entre les deux communions, ou plutôt, à l’entendre, catholiques et protestans n’ont qu’un seul intérêt, puisqu’ils sont les uns et les autres en présence d’un ennemi commun, le parti radical, dont la prétention est de déraciner le christianisme dans toute la Suisse.

Nous avons traversé tant de révolutions depuis le Sonderbund qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler en peu de mots l’origine et le caractère de la crise. En 1841, un mouvement radical appelle au pouvoir dans le canton d’Argovie les hommes du parti démagogique. Ce mouvement n’eût pas triomphé, si le canton d’Argovie n’avait pas subi d’influence extérieure ; mais les démagogues de Suisse venaient d’organiser une stratégie presque infaillible : quand ils voulaient s’emparer d’un canton où radicaux et conservateurs se tenaient en échec, ils y portaient les forces de leur parti, convoquées pour cela de tous les points de la confédération. C’est ainsi que le canton d’Argovie, à la date que nous avons indiquée, devint la proie des radicaux. A peine installés au pouvoir, ils suppriment les établissemens religieux. C’était une atteinte flagrante au pacte fédéral, dont l’article 12 garantit « l’existence des chapitres et couvens, ainsi que la conservation de leurs propriétés. » La diète aurait dû réprimer immédiatement cette violation de la loi. Elle ne le fit pas. Que ce fût impuissance ou complicité, peu importe ; les cantons catholiques se sentirent menacés et protestèrent énergiquement. Pour relever le défi du nouveau gouvernement d’Argovie, Lucerne appela les jésuites et leur confia l’éducation de la jeunesse. Cette réplique, imprudente peut-être, était fière et hardie ; elle signifiait chacun chez soi. Les radicaux de toute la Suisse, ceux qui méprisent l’indépendance des cantons et prétendent imposer leurs doctrines au pays tout entier, ne se bornèrent pas cette fois à employer contre Lucerne leurs moyens ténébreux, ils résolurent de lever des corps-francs et d’attaquer Lucerne à main armée. On vit alors, en pleine civilisation, 8,000 condottieri commandés par un chef nommé Ochsenbein, déclarer la guerre à un des cantons de la Suisse, sans que le gouvernement de la Suisse songeât à empêcher cette agression odieuse. Lucerne se défendit avec vigueur ; les corps-francs d’Ochsenbein furent chassés à coups de fusil. Cependant la victoire de Lucerne n’assurait pas la sécurité des cantons catholiques. L’attitude de la diète ne cessait pas d’être inquiétante et l’entreprise qui venait d’échouer pouvait se renouveler au premier jour. Les pays menacés ne pouvaient plus compter que sur eux-mêmes. C’est alors que se forma une alliance défensive entre les cantons de Lucerne, d’Uri, de Schwytz, d’Unterwalden, de Zug, de Fribourg et du Valais. On l’appela Sonderbund, c’est-à-dire ligue séparée ou fédération particulière. En réalité, quels que fussent les termes de l’alliance conclue, il n’y avait là aucun traité contraire au pacte fédéral, aucun acte de séparation illégale. Les gouvernemens des petits cantons ne faisaient qu’exercer un droit naturel et remplir un devoir impérieux ; ils avaient certainement le droit et le devoir de se concerter pour leur défense, puisque le gouvernement de la patrie commune ne les protégeait plus. La défaite des corps-francs d’Ochsenbein par le général de Sonnenberg, commandant des troupes de Lucerne, avait eu lieu le 1er avril 1845. Après bien des agitations, dont le détail n’appartient pas à ce récit, M. Ochsenbein, envoyé à la diète par les radicaux de Berne, était devenu en 1847 président de la confédération. Le dénoûment de la crise approchait. Le chef battu des corps-francs allait prendre sa revanche en subjuguant les cantons catholiques au nom de la Suisse, comme un chef d’état soumet des provinces rebelles.

Tel est, dans ses traits principaux, le résumé de cette histoire[5]. On comprend que le roi de Prusse ait suivi de tels événemens avec l’anxiété la plus vive. Protestant des plus zélés, il était chrétien par-dessus tout ; il sentit bien que ces agressions démagogiques étaient dirigées contre le christianisme. Lors même que ses nobles sentimens ne l’eussent pas attaché dès le début de la lutte à la cause des catholiques injustement frappés, il n’aurait pas tardé à s’apercevoir qu’il était menacé dans ses amis de Neufchatel. Est-ce que les pasteurs les plus respectés de Genève et de Lausanne, est-ce que le représentant le plus illustre du protestantisme évangélique en Suisse, M. Alexandre Vinet, n’ont pas été opprimés en 1847 par les mêmes hommes qui poursuivaient le Sonderbund ? La haine du Sonderbund n’était qu’un masque ; le radicalisme s’attaquait plus haut. De 1841 à 1847, depuis la suppression des couvens d’Argovie jusqu’à la déroute du Sonderbund et bien au-delà encore, le prince de Neufchatel n’a cessé de voir dans les troubles de la Suisse un immense danger pour la civilisation chrétienne ; il désirait ardemment l’intervention de l’Europe.

Les grandes puissances étaient très partagées sur la conduite à tenir. Au mois de mai 1845, après l’attaque de Lucerne par les corps-francs, comme la défaite d’Ochsenbein, loin de terminer le conflit, présageait au contraire des luttes plus violentes, M. Guizot voulut connaître les intentions des divers cabinets. Il leur adressa une série de questions nettes et précises. Le roi de Prusse étant le plus directement engagé dans la question, M. Guizot avait écrit d’abord au marquis de Dalmatie, notre ministre à Berlin : « Si la guerre civile commence révolutionnairement en Suisse, nous ne devons, je crois, rien faire, ni même nous montrer disposés à rien faire avant que le mal se soit fait rudement sentir aux Suisses. Toute action extérieure qui devancerait le sentiment profond du mal et le désir sérieux du remède nuirait au lieu de servir. En aucun cas, aucune intervention ministérielle isolée de l’une des puissances ne saurait être admise, et quant à une intervention matérielle collective des puissances, deux choses sont désirables : l’une, qu’on puisse toujours l’éviter, car elle serait très embarrassante ; l’autre, que si elle doit jamais avoir lieu, elle n’ait lieu que par une nécessité évidente, sur le vœu, je dirai même sur la provocation d’une partie de la Suisse recourant à la médiation de l’Europe pour échapper à la guerre civile et à l’anarchie. Nous n’avons donc, quant à présent, qu’à attendre ; mais en attendant nous avons besoin, je crois, de nous bien entendre sur cette situation et sur les diverses éventualités possibles, car il ne faut pas que, si la nécessité de quelque action ou de quelque manifestation commune arrive, nous soyons pris au dépourvu. Parlez de ceci confidentiellement au baron de Bulow. Je n’ai pour mon compte aucune idée arrêtée, aucun plan à proposer ; mais je désirerais savoir ce que pense des chances de cet avenir suisse le cabinet de Berlin[6]. »

Cette question soumise confidentiellement au cabinet de Berlin fut adressée de la même manière aux cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg. M. Guizot a raconté dans ses mémoires l’effet qu’elle produisit à Vienne ; il a dit avec quel empressement M. de Metternich l’avait accueillie, essayant d’entraîner le gouvernement français dans une action beaucoup plus prompte et plus ardente qu’il ne convenait à sa politique. M. de Metternich, très occupé alors des dangers qui menaçaient l’Autriche en Italie, n’eût pas été fâché de mettre sur les bras de la France une grosse affaire qui ne lui aurait pas laissé le loisir de donner toute son attention aux complications italiennes. M. de Bois-le-Comte, ministre de France à Berne, quoique très d’accord au fond avec M. de Metternich sur la nécessité d’une action commune à exercer en Suisse, avait parfaitement démêlé et signalé à M. Guizot les motifs intéressés du ministre autrichien,[7]. Tout cela est exposé par l’illustre homme d’état français avec de nombreux détails si heureusement choisis, si habilement mis en œuvre, que l’intérêt ne se ralentit pas un instant ; comment donc se fait-il que la réponse du cabinet de Berlin aux questions posées dans la lettre de M. Guizot n’y soit pas indiquée ?

Un peu plus loin, au sujet de l’attitude équivoque de l’Angleterre, quand le moment est venu pour toutes les puissances d’agir diplomatiquement en commun pour arrêter la guerre civile en Suisse, M. Guizot mentionne en passant le vif mécontentement du cabinet de Berlin. A part cette mention rapide, je ne trouve rien dans son beau récit qui se rapporte aux projets du gouvernement prussien et aux dispositions personnelles du roi. Notre ministre à Berlin n’avait-il pas eu l’adresse de les découvrir ? ou bien Frédéric-Guillaume IV, aimant mieux, s’il était possible, s’engager de reconnaissance envers l’Angleterre qu’envers la France, évitait-il de traiter ces questions avec le gouvernement français, dont il connaissait d’ailleurs les vues hostiles au radicalisme et favorables à la pacification de la Suisse ? Quoi qu’il en soit, ce silence est surprenant, et quand on voit avec quelle verve Frédéric-Guillaume IV parlait des affaires de Suisse, quelle passion impétueuse il y apportait, quelles idées générales de politique européenne se mêlaient pour lui à ces événemens du Sonderbund, on s’étonne qu’il n’en ait pas transpiré quelque chose. M. Guizot assurément n’était pas homme à négliger des détails si caractéristiques, si les rapports de chancellerie les lui avaient signalés. Le rôle du prince de Metternich dans cette affaire, ce rôle si finement, si complètement mis en lumière par l’auteur des Mémoires, n’offre pas, il s’en faut bien, le dramatique intérêt qui s’attache à l’intervention personnelle du roi de Prusse.

Frédéric-Guillaume ne cessait de parler et d’agir au sujet des événemens de la Suisse. Il-avait là-dessus tout un système, et il considérait comme des aveugles ceux qui ne partageaient pas sa manière de voir. Ce système, il l’avait conçu dès le commencement de la crise, dès l’année 1845, c’est-à-dire au moment même où M. Guizot faisait sonder les cabinets étrangers sur leurs dispositions en vue de l’avenir. La lettre dont on vient de lire un extrait est du 23 mars 1845. Plus tard, quand la crise eut passé à l’état aigu, les idées de Frédéric-Guillaume devinrent pour ainsi dire des passions. Avec son imagination si vive, il croyait assister aux premiers engagemens d’une grande bataille dont l’Europe allait être le théâtre. Il était lui-même dans la mêlée. C’était le moment où la tribune de la chambre des pairs allait faire retentir en France et en Europe les plus éloquentes protestations contre les violences des radicaux. Les discours de M. Pelet de la Lozère, de M. le duc de Noailles, de M. de Montalembert, dans les mémorables séances de la discussion de l’adresse au mois de janvier 1848, font honneur, comme dit Fénelon, à la parole humaine. C’était le moment où ici même notre collaborateur chargé de la chronique politique écrivait ces mots : « chaque jour, un cercle de fer se resserre autour des cantons fidèles et les étreint de plus en plus. L’armée radicale choisit ses morceaux ; c’est sur Fribourg que portera sa première attaque. Fribourg est isolé : il n’est pas, comme Lucerne, adossé aux petits cantons ; 30,000 hommes sont en marche pour l’écraser ; Berne donnera d’un côté, Vaud et Genève de l’autre. Quelle noble campagne ! Demain sans doute on connaîtra le premier résultat ; on saura ce qu’ont fait 30,000 radicaux contre une petite ville dont la plus grande force est dans la justice de sa cause. » Ce lendemain ne se fit guère attendre ; avant la fin du mois de novembre, Fribourg avait capitulé, le Sonderbund était vaincu, la justice avait succombé sous la force. Le jour même où ces événemens s’accomplissaient, le roi de Prusse adressait la lettre suivante à M. de Bunsen :


« Tout accablé que je suis d’affaires pressantes, je saisis quelques minutes de liberté pour vous dire en peu de mots le fond des principes qui m’ont déterminé à agir et à parler, comme j’ai agi et parlé jusqu’à ce jour, comme je ne cesserai d’agir et de parler à l’avenir, jusqu’à l’heure où je reconnaîtrai clairement que le Seigneur notre Dieu abandonne une fois de plus à leur folie les souverains de l’Europe, ou bien au contraire, et Dieu le veuille, jusqu’à l’heure où je reconnaîtrai qu’il les inspire enfin de son esprit. De quoi s’agit-il en Suisse, et pour nous et pour les grandes puissances ? Il ne s’agit pas de ce qui est conforme ou contraire au droit de la confédération, il ne s’agit pas des catholiques et des protestans, il ne s’agit pas de savoir si la constitution est menacée par tel ou tel parti, si elle est faussement interprétée, il ne s’agit pas de prévenir une guerre civile locale ; non, en aucune manière il ne s’agit de ces choses-là il s’agit d’une seule question que j’appelle l’épidémie du radicalisme. Le radicalisme, c’est-à-dire la secte qui a scientifiquement rompu avec le christianisme, avec Dieu, avec tout droit établi, avec toutes les lois divines et humaines, cette secte-là en Suisse, va-t-elle, oui ou non, s’emparer de la souveraineté par le meurtre, à travers le sang, à travers les larmes, et mettre en péril l’Europe entière ? Voilà ce dont il s’agit. Cette pensée, qui est la mienne, doit être aussi la vôtre ; elle doit être celle de tous mes représentans auprès des grandes puissances : à cette condition seulement, vous et eux, vous agirez efficacement dans le sens de ma politique et de ma volonté. Il est de toute évidence à mes yeux que la victoire de la secte sans Dieu et sans droit, dont les partisans augmentent de jour en jour (comme la boue dans les rues les jours de pluie), particulièrement en Allemagne, et surtout dans les villes d’Allemagne, — il est, dis-je, de toute évidence à mes yeux que cette victoire établira un puissant foyer de contagion pour l’Allemagne, l’Italie, la France, un vrai foyer d’infection dont l’influence sera incalculable et effroyable. C’est pourquoi je tiens que s’attacher obstinément au principe de non-intervention, c’est se jeter à plat ventre dans la boue ; oui, c’est exactement ce que ferait l’amiral qui, devant la flotte ennemie, amènerait son pavillon, ou le commandant de place qui, entouré d’assaillans, capitulerait. C’est exactement la même chose que de s’engager dans une querelle en se résignant d’avance aux soufflets. Le cabinet anglais ne considère pas la situation des choses au point de vue des dangers que court le droit européen, cela est parfaitement clair ; quant à vous, très cher Bunsen, la voyez-vous ainsi que je la vois ? Cela ne m’est pas clair du tout. C’est pourquoi je vous écris, — car vous devez, il le faut, vous devez voir les choses comme moi, et agir en conséquence, brûlant du feu sacré, parlant, conseillant, n’ayant ni repos ni cesse, aussi longtemps que durera l’affaire.

« Un grand mal sortira nécessairement de la direction équivoque où l’on s’est engagé ; je ne veux pas que la responsabilité en pèse sur ma tête. Il faut que j’aie le droit de dire de moi-même : dixi et salvavi animam meam. L’égoïsme, la pusillanimité, l’aveuglement des puissances a laissé grandir la révolution il y a soixante ans, et Napoléon il y a cinquante ans ; aujourd’hui elles laissent grandir le formidable rejeton né de ce père et de cette mère. Tout ce que je fais dans la question suisse a pour principe le fond même de ma conviction, que je viens de vous montrer à nu, mon digne ami. Ma loyale affection pour mon cher Neufchatel, mon Neufchatel héroïquement fidèle et dévoué à l’honneur, est tout à fait d’accord avec la suite raisonnée de mes pensées et de mes actes, et loin de déplacer ma situation dans l’affaire de Suisse même de l’épaisseur d’un cheveu, elle ne peut que l’affermir, cela est de toute évidence. La convocation d’une conférence à Neufchatel sauvera la ville et le pays des bouleversemens dont les menace le terrorisme radical, elle seule les sauvera des meurtres, des profanations, des violences sauvages qui désolent en ce moment Fribourg et Lucerne, scènes d’horreur qui crient au ciel ! — Dites à lord Palmerston, à lord John Russell, au noble Peel, au prince, à la reine elle-même, s’il se présente une occasion convenable, que je ne suis pas un prince de Neufchatel en l’air, un prince de Neufchatel pour rire, que le courage du peuple et des autorités me fait un devoir de conscience d’intervenir avec un courage égal au nom de ce petit pays si honnête, si pieux, si fidèle, d’intervenir comme son prince et son protecteur, mais que l’action commune des puissances en faveur des Suisses fidèles à l’honneur et contre les Suisses sans honneur peut seule me mettre à couvert d’une compromission, et préserver mon Neufchatel de la contagion de l’impiété. Tout ce que fera dans ce sens her majesty’s government, je le considérerai avec reconnaissance comme un acte d’égard personnel pour moi, le plus fidèle allié de la Grande-Bretagne. Dites cela avec toute la chaleur de votre cœur, très cher Bunsen. Vous gagnerez les récompenses de Dieu, et mes liens avec l’Angleterre en deviendront plus forts et plus intimes. Cela est certain, aussi certain que les conséquences contraires dans le cas contraire.

« Sur ce, bon succès, et que Dieu vous garde ! Dieu est en aide aux gens de cœur.

« FREDERIC-GUILLAUME, »


Bien que le radicalisme suisse fût vainqueur au jour même où Frédéric-Guillaume IV écrivait cette lettre, tout n’était pas encore fini. Les grandes puissances, qui ne s’étaient pas concertées à temps pour empêcher la guerre civile, pouvaient encore empêcher les radicaux d’abuser de la victoire. C’est ce que demandait le roi de Prusse, et il ne le demandait pas seulement au nom de l’ordre européen, comme les autres souverains de l’Europe, il le demandait comme prince de Neufchatel. S’il croit que Bunsen n’a pas assez insisté sur ce point, s’il se figure que les ministres whigs à Londres n’ont pas pris au sérieux ses droits princiers sur le canton suisse, il gourmande son ami et lui fait toute une leçon d’histoire qui devra être répétée à lord John Russell et à lord Palmerston. Neufchatel était un fief de la maison d’Orange ; ce fief devint libre à la mort de la dernière princesse, Mme de Nemours-Longueville, et peu importe que Louis XIV alors l’ait pris ou ne l’ait pas pris par la force, il n’en revenait pas moins de droit à la maison d’Orange. Le dernier prince de la branche aînée de cette maison était le roi d’Angleterre Guillaume III ; quand il mourut, Frédéric Ier, roi de Prusse, devint prince légitime d’Orange, et le petit fief de Neufchatel se donna spontanément à lui comme à son maître et seigneur. Voilà ce que M. de Bunsen était chargé d’expliquer au ministère anglais. On lui dira peut-être que « tout cela sent le moyen âge à 40 lieues. » Qu’il n’aille pas se déconcerter ; sir Robert Peel doit avoir le goût de l’histoire, « lui qui a tout ensemble le sens d’un duc et le cœur d’un citoyen. » Au reste, qu’on s’intéresse ou non à l’histoire, il faut qu’on tienne compte du droit. Le droit est évident. Ni Frédéric-Guillaume IV, ni le roi son père, en permettant à la Suisse de compter Neufchatel parmi ses cantons, n’ont abdiqué les droits effectifs de leur principauté. Ce n’est pas pro forma, et pour augmenter la liste de ses titres, qu’il signe prince souverain de Neufchatel et comte de Valengin ; ils sont attachés, son petit peuple et lui, par un lien de droit et par un lien de cœur. « Et maintenant, ajoute le roi, je vous demande, je demande à lord John, je demande à lord Palmerston, au good old honest John Bull en personne, ce que je serais, qui je serais, si par des considérations politiques je laissais là mes rapports avec ce peuple de Neufchatel, dans un moment où tous les cœurs, où tous les organes du pays n’ont de protection et d’appui qu’en moi seul contre une oppression formidable, contre le péril d’être traités comme Fribourg, comme Lucerne, où les prêtres sont massacrés, insultés, réduits au silence, où les églises sont profanées, les maisons pillées et brûlées, où de nouveaux gouvernemens sont établis par la populace (c’est le juste mot qui convient ici), par une populace qu’ont ramassée en tous lieux des chefs d’une impiété scandaleuse. Pour moi, la réponse n’était pas douteuse. J’avais à témoigner à la face du monde que j’ai un cœur pour remplir mes devoirs de prince, un cœur pour répondre à l’amour, à la confiance, à la fidélité, un cœur pour ressentir les angoisses et entendre les supplications des miens. J’ai fait mon devoir ; advienne ce que Dieu voudra ! »

Ces paroles se rapportent à des actes personnels du roi, qui ne nous sont révélés ni par les lettres publiées récemment ni par les mémoires de Bunsen, mais qu’il est facile de deviner. Le roi de Prusse, dans ses communications avec la diète helvétique, avait dû s’avancer beaucoup plus qu’il ne convenait à la politique anglaise, beaucoup plus même que ne le souhaitait le cabinet des Tuileries, M. Guizot ayant mis tous ses soins à faire en sorte que l’intervention militaire des grandes puissances ne devînt pas une nécessité. Il avait, nous l’avons dit, d’excellentes raisons pour se défier des empressemens de l’Autriche. Or, si l’Autriche se montrait « inquiète et impatiente, » le roi de Prusse, avec son idée chevaleresque des devoirs que lui imposait son titre de prince souverain de Neufchatel, devait être encore bien plus pressé d’agir. Il avait sans doute laissé percer des menaces dans ses paroles, il avait tenu un langage auquel il ne pouvait plus conformer sa conduite, et Bunsen, qui avait pu juger à Londres du fâcheux effet de ces imprudences, avait loyalement averti son souverain. C’est de cela qu’il s’excuse ; puis, passant de la justification à des insistances nouvelles, il demande à Bunsen si l’Angleterre peut bien hésiter entre Ochsenbein, le chef des corps-francs, et Frédéric-Guillaume IV, le plus fidèle, le plus sûr allié de la nation anglaise. Enfin, sentant bien que ce sont là d’inutiles paroles et que la révolution de Suisse est définitivement accomplie, il cesse de s’excuser, il se redresse, il lance ces fières paroles aux cabinets européens qui n’ont pas redouté autant que lui l’influence du radicalisme helvétique : « répétez ceci hardiment à qui vous voudrez ; oui, j’ai fait un coup de tête après en avoir mûrement examiné et froidement calculé toutes les conséquences ; ce coup de tête, je l’ai fait : premièrement pour obéir à ma conscience de prince, en second lieu parce que je prévoyais ou pressentais que l’affaire de Neufchatel, dans sa situation présente, après la déroute du Sonderbund, serait peut-être la seule prise offerte aux grandes puissances pour ressaisir la question suisse en vue du salut de l’Europe. Si la puissante Angleterre, l’astucieuse France, la sénile Autriche, la lointaine Russie nous laissent tomber, mon Neufchatel et moi, je sais du moins que la honte de cette histoire ne nous atteindra point, ni moi lui mon Neufchatel ; ma compromission sera ma gloire. »

Voilà sans doute un fier langage, mais quelle candeur et, s’il est permis de le dire, quelle duperie ! Le roi Frédéric-Guillaume IV ne craint pas d’affirmer que la politique de la France a été astucieuse dans l’affaire suisse. Or cette politique, qui au fond était d’accord avec les sentimens du roi de Prusse sur les dangers de la confédération helvétique et de toute l’Europe, a été constamment aussi franche que droite, aussi sincère qu’habile. Dès les premiers jours de la crise, près de trois ans avant la défaite du Sonderbund, M. Guizot, faisant connaître ses sympathies pour les cantons opprimés, indiquait en même temps à quelles conditions, dans quel esprit, dans quelle mesure la France pourrait admettre l’intervention militaire des grandes puissances. C’était la raison même et la raison se déclarant sans détour. Pendant ce temps-là que faisait le good old honest John Bull en personne, comme l’appelle Frédéric-Guillaume IV ? Au lieu de se laisser toucher par les effusions du roi de Prusse, que lui transmettait M. de Bunsen, lord Palmerston convertissait M. de Bunsen à ses idées, et M. de Bunsen écrivait sans cesse au roi (on le voit bien par les réponses de Frédéric-Guillaume) qu’il se trompait dans l’affaire suisse, que le radicalisme suisse n’offrait rien de dangereux, qu’il n’y avait là autre chose qu’une querelle entre protestans et catholiques, enfin que ce n’était pas au roi de Prusse, prince de Neufchatel, de soutenir à Berne la cause des ultramontains. Lord Palmerston ne triomphait pas si aisément du ferme esprit de M. le duc de Broglie, ambassadeur de France à Londres. On peut voir dans les Mémoires de M. Guizot avec quelle précision M. le duc de Broglie déjouait les équivoques du ministre anglais, avec quelle vigueur il le forçait à s’expliquer. Cette discussion si nette, si pressante, sous des formes diplomatiques irréprochables, fait grand honneur à l’illustre envoyé de la France et au gouvernement qu’il représentait. M. le duc de Broglie, tout en arrachant à lord Palmerston des réponses décisives, ne pouvait l’empêcher de mettre en usage certains stratagèmes qui appartiennent plutôt à la comédie qu’à la politique. Les grandes puissances avaient fini par se mettre d’accord au mois de novembre 1847 sur une note collective adressée à la diète helvétique, et qui devait empêcher la guerre civile. Lord Palmerston, qui désirait le triomphe des radicaux, avait traîné la négociation en longueur, afin de laisser à la diète le temps d’écraser les sept cantons du Sonderbund ; obligé enfin de céder à la dialectique de M. le duc de Broglie, savez-vous ce qu’il fit ? L’envoyé de l’Angleterre à Berne fut chargé de dire au général Dufour, commandant des troupes de la diète : « Nous avons dû céder à la pression de la France, la note collective est signée ; ne perdez pas un jour, pas une heure, écrasez Lucerne, écrasez les sept cantons, la note arrivera trop tard. »

Signer dans un sens et agir dans un autre, c’est affaire à un personnage de comédie ; est-ce une conduite digne d’un grand ministre, du représentant d’une grande nation ? La fourberie était si forte que les esprits sérieux refusèrent d’y croire quand la nouvelle s’en répandit dans le monde politique. Notre collaborateur écrivait en sa Chronique du 30 novembre 1847 : « Lord Palmerston paraît ne s’être déterminé qu’à contre-cœur à s’associer aux intentions des autres puissances ; il n’a probablement cédé qu’à la conviction que, si le gouvernement anglais persistait à rester à l’écart, on agirait sans lui. Il nous répugnerait cependant de croire qu’en même temps que lord Palmerston se réunissait à l’offre de la médiation, son représentant en Suisse, M. Peel, eût envoyé son chapelain au général Dufour pour l’engager à ne pas perdre de temps et à en finir le plus vite possible avec le Sonderbund avant qu’on eût pu l’inviter à s’arrêter. » Malheureusement le récit dont on voulait douter par respect pour le cabinet de Londres était de la plus entière exactitude. M. Guizot n’a pas jugé que ce détail fût indigne de figurer dans ses Mémoires. On y voit comment, en l’absence de M. Bois-le-Comte, un jeune attaché de la légation française, M. de Massignac, réussit très habilement à faire parler M. Peel, le représentant de l’Angleterre. M. de Zayas, ministre d’Espagne à Berne, ayant eu occasion de lui dire qu’il regardait le fait comme certain, M. de Massignac entreprit de faire avouer la chose à M. Peel, et, voulant avoir un témoin, il fit en sorte que M. de Zayas assistât à cette conversation. Voici la fin du rapport de M. de Massignac à M. Bois-le-Comte, tel que le donne M. Guizot : « Nous parlions avec Zayas et Peel des affaires suisses et de la manière dont les différens cabinets les jugeaient. — Aucun cabinet de l’Europe, excepté celui de l’Angleterre, n’a compris les affaires de Suisse, a dit M. Peel, et lord Palmerston a cessé de les comprendre lorsqu’il a approuvé la note identique. — Avouez au moins, lui dis-je, qu’il a fait une belle fin, et que vous nous avez joué un tour en pressant les événemens. — Il se tut. J’ajoutai : — Pourquoi faire le mystérieux ? Après une partie, on peut bien dire le jeu qu’on a joué. — Eh bien ! c’est vrai, dit-il alors, j’ai fait dire au général Dufour d’en finir vite. — je regardai M. de Zayas pour constater ces paroles. Son regard me cherchait aussi[8]. » L’anecdote était fort instructive dans le récit de M. Guizot, elle devient encore plus piquante lorsqu’on a lu les lettres du roi de Prusse. En vérité, le moment était bien choisi pour se défier de l’astuce de la France, et pour adresser de si touchans appels au good old honest John Bull en personne !

A part ces détails, où la candeur et les préventions de Frédéric-Guillaume IV l’avaient exposé à de si étranges méprises, qui donc en somme avait le mieux vu la vérité générale dans cette affaire du Sonderbund ? On aperçoit d’un côté avec des nuances diverses, il est vrai, avec des vues plus ou moins intéressées, mais avec une égale horreur du radicalisme, le roi de Prusse, le prince de Metternich, M. Guizot, M. le duc de Broglie, M. Bois-le-Comte, — je cite seulement les personnes qui ont eu occasion de faire connaître leurs sentimens dans cette affaire, et, sans tenir compte des situations très différentes qu’elles occupaient, je les nomme ensemble comme formant un même groupe d’opinions. De l’autre côté, voici lord Palmerston, et avec lui, chose singulière, l’ami, le confident intime, le représentant officiel du roi de Prusse, M. le baron de Bunsen, Parmi les hommes d’état ou diplomates qui se sont déclarés contre les radicaux de la Suisse, il y a bien des divergences à noter. M. Guizot par exemple jugeait les événemens de la Suisse au point de vue strictement politique, c’est-à-dire en homme chargé des intérêts d’un grand pays, et qui ne veut pas les engager dans une entreprise hasardeuse. Le roi de Prusse, d’une âme moins circonspecte, les considérait au point de vue philosophique et social ; il voyait dans le radicalisme suisse une violation de la justice éternelle ; la crise de 1847 était à ses yeux la préparation et le signal d’une grande conspiration révolutionnaire dont l’Europe ne tarderait pas à ressentir les atteintes. De là ses cris d’alarme, et, quand on ne l’écoutait pas, ses cris de colère. Certes nous ne prétendons pas juger ici les changemens dont la Suisse a été le théâtre depuis l’année 1847, ni l’esprit qui anime aujourd’hui le gouvernement des cantons ; mais, si on se rappelle qu’après 1848 la Suisse a été le refuge de la jeune école hégélienne, la citadelle de l’athéisme et du communisme allemand, si l’on se rappelle avec quelle vigueur chrétienne le pasteur de Lutzelfluh, M. Bitzius, sous le nom de Jérémie Gotthelf, a poursuivi ces prédicateurs d’impiété, quels combats il a dû livrer dans ses romans patriotiques, avec quel dévoûment il a usé sa vie pour la défense des vieilles mœurs et de l’antique liberté, on ne peut s’empêcher de dire que Frédéric-Guillaume IV, au point de vue social, avait montré bien plus de sagacité que M. de Bunsen. M. de Bunsen, qui examinait les choses à travers les théories politiques de lord Palmerston, ne se doutait pas de la réalité terrible ; Frédéric-Guillaume voyait juste. Reprenant donc la question que je posais tout à l’heure : parmi les personnages mêlés à cette affaire lequel a le mieux saisi la vérité générale ? Je dirai simplement : Il y a eu là trois points de vue très distincts, — le point de vue de la politique de lord Palmerston, politique tout anglaise, indifférente aux révolutions du continent et hostile à toute idée d’intervention, — le point de vue à la fois politique et moral de la France sous le ministère de M. Guizot, de l’Autriche même sous le ministère du prince de Metternich, — enfin le point de vue exclusivement moral et ardemment chrétien du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Par conséquent, lord Palmerston n’a pas servi la vérité générale, ou en d’autres termes l’intérêt général de l’Europe, puisque ses principes politiques lui interdisaient de s’en préoccuper ; M. Guizot et M. de Metternich, le premier surtout, se préoccupaient de cet intérêt général sans oublier les intérêts particuliers de leur pays ; le roi Frédéric-Guillaume IV, avec une noble et impolitique insouciance des choses pratiques, ne songeait qu’à la cause menacée du christianisme européen.

Cette conviction si forte de Frédéric-Guillaume IV explique pourquoi il persiste dans sa manière de juger les affaires de Suisse, pourquoi il pense toujours à la Suisse, pourquoi il en parle sans cesse, même après que la révolution de 1848 devrait lui fournir de bien autres sujets de méditations sociales. M. Guizot a pu se reprocher dans ses mémoires d’avoir confié les affaires de Suisse à M. de Bois-le-Comte, « homme d’expérience et de devoir, capable, courageux et fidèle, mais trop prévenu pour le parti catholique, et trop enclin à en espérer le succès. » La cause était bonne, c’était la cause du droit, du véritable libéralisme si éloquemment défendue par Montalembert ; seulement, dans son zèle pour une cause qui lui était si chère, M. de Bois-le-Comte s’était fait de grandes illusions sur l’issue de la lutte. Il avait induit le gouvernement en erreur. « Si nous avions mieux connu les faits et mieux apprécié les chances, ajoute M. Guizot, nous aurions tenu le même langage et donné les mêmes conseils ; mais nous aurions gardé l’attitude de spectateurs moins inquiets et plus patiens. » Qu’il y a loin de cet aveu aux sentimens de Frédéric-Guillaume IV ! Le roi de Prusse est plus assuré que jamais de l’exactitude de ses prévisions. La révolution de 1868 a ébranlé l’Europe ; l’Allemagne est en feu, le sang a coulé à Vienne et à Berlin, une grande convention nationale est l’assemblée à Francfort ; qui donc s’occupe encore de la Suisse ? qui donc s’inquiète encore de M. Ochsenbein, ancien chef des corps-francs battus par Lucerne, et président de la confédération ? Personne sans doute. Vous vous trompez ; il y a un homme qui continue à disserter sur les événemens du Sonderbund, c’est le roi de Prusse. Il écrit à Bunsen, et, s’il lui raconte l’insurrection du 18 mars à Berlin, il semble lui indiquer un simple épisode d’une révolution bien autrement vaste commencée l’année précédente. Tout ce qui se passe en Allemagne et en France n’est que la suite de la victoire remportée par les cantons radicaux sur les cantons fidèles au vieux pacte fédéral. Bunsen osera-t-il encore affirmer que c’était là une affaire toute locale entre protestans et catholiques ? Osera-t-il nier qu’il y ait en Europe une grande conspiration révolutionnaire ? Ou bien le roi est un visionnaire effrayé par des fantômes, ou bien l’ambassadeur est une dupe. Là-dessus le roi éclate, il prend Bunsen à partie, il lui pousse l’épée dans les reins ; c’est une charge à fond. L’amitié n’est pas en cause assurément, mais la conscience même qu’il a de ses sentimens inaltérables pour l’ami de sa jeunesse l’enhardit à parler plus librement. Quelle ironie au milieu des paroles émues ! quels coups de boutoir entremêlés de caresses ! Je traduis la lettre tout entière :


« Potsdam, 13 mai 1848.

« J’ai quelque chose contre vous, mon cher, mon très cher Bunsen, et il faut que cela sorte, car je suis votre véritable ami. — Quand nous discutions encore (jours heureux ! jours de délices !) à propos de l’abominable affaire de Suisse, vous m’avez écrit dans une de vos réponses : « Ma ferme conviction est que l’idée d’une conspiration révolutionnaire est un fantôme, qu’il n’y en a pas, qu’il n’y en a pas eu, et que l’accord des esprits avec l’esprit du temps a seul produit les manifestations dénoncées et exploitées par l’école de Metternich. » Tel était le sens de vos paroles. A voir chez vous cette foi du charbonnier, les bras me tombèrent. Je ne soupçonnais pas que la preuve de mes assertions dût être écrite si tôt et d’une façon si sanglante sur les maisons de Berlin ; car, sachez-le, à Berlin tout était systématiquement préparé depuis quinze jours pour la plus infâme insurrection qui ait jamais déshonoré une ville. Des pierres, destinées à lapider mes fidèles soldats, avaient été l’assemblées dans toutes les maisons, non-seulement de Berlin même, mais de Cologne, de Neustadt, de Friedrichstadt[9]. On en a vu apporter par de longs convois, ainsi que des mottes de gazon, destinées à servir de défense contre le feu des troupes, et personne ne s’expliquait ce singulier besoin de pierres et de gazon. En outre, dans les rues principales, tous les étages des maisons avaient été mis en communication les uns avec les autres, afin que les insurgés, avertis du mouvement des troupes, pussent du haut des toits lancer des pierres ou tirer des coups de feu. Plus de 10,000 hommes, dont la trace est officiellement connue et suivie, et le double assurément en dehors des preuves authentiques, tous faisant partie de la plus ignoble canaille, avaient envahi la ville depuis plusieurs semaines ; ils s’étaient si bien cachés que la police, avec ses faibles moyens, ne put les découvrir. Il y avait parmi eux l’écume des Français (de vrais galériens), l’écume des Polonais et des Allemands du sud, surtout des habitans de Mannheim ; il y avait aussi des gens très disciplinés, de prétendus comtes italiens, des négocians… Un riche marchand de Mannheim a été tué dans la Kœnigstrasse pour s’être jeté la hache en main sur mon premier régiment de la garde (oh ! le brave régiment !) au moment où il se retirait après lui avoir accordé la vie sauve. Quand on a enterré les criminels du grand jour, il y en eut une cinquantaine que personne ne connaissait ; on ne savait ni leur pays, ni leur nom. A Paris, à Carlsruhe, à Mannheim, à Berne, — nous savons officiellement les dates, — les chefs du mouvement européen disaient le 18 mars : « Aujourd’hui c’est le tour de Berlin ! » Ainsi parlaient notamment Hecker, Herwegh et beaucoup d’autres associés de la même gredinerie (viele andere von der Schuftenschaft).

« A vous donc cette question, cher ami : persistez-vous encore dans votre parti-pris de ne croire à aucune conspiration ? Dieu fasse que vous répondiez : non ; mais ce non, je ne puis le garantir, et voilà ce que j’ai sur le cœur contre vous, voilà ce qu’il faut que je vous dise. Pourquoi ne puis-je le garantir ? Parce que des symptômes manifestes me prouvent que vous êtes atteint de libéralisme.

« Le libéralisme est une maladie comme le durcissement de la moelle épinière[10]. On connaît les symptômes de cette dernière maladie : 1° le muscle placé en saillie convexe entre l’index et le pouce prend la forme concave sous une certaine pression ; 2° les purgations constipent ; 3° les astringens relâchent ; 4° les jambes paraissent devenir plus fortes, seulement elles ne peuvent plus marcher. Ajoutons que dans cet état le malade peut faire illusion aux autres et se faire illusion à soi-même pendant quelque temps.

« C’est ainsi que le libéralisme agit sur l’âme. Croire au témoignage de ses yeux, c’est le fait d’un insensé. Rapporter les faits à des causes parfaitement établies et connues depuis longtemps, c’est pure superstition. Ce mot, l’esprit du temps, devient l’apologie grandiose de maintes choses que Dieu ordonne expressément de considérer comme des crimes On croit loyalement favoriser le progrès, on se félicite d’y contribuer et tournant le dos au but, on court ventre à terre à l’abîme. Les plus odieuses manifestations de l’impiété sont glorifiées comme l’élan du genre humain vers la lumière. Ce qui est noir devient blanc, la nuit est appelée le jour, et les victimes de cette folie coupable et maudite sont presque mises au rang des dieux ; pour quelques-unes, l’apothéose est complète, car l’esprit du temps chez ces gens-là forçats, galériens, sodomites, a pris un magnifique essor vers les hauteurs. Mais en voila assez au sujet de l’impiété. En vous parlant de la maladie morale, j’ai été jusqu’aux symptômes extrêmes, comme je l’avais fait à propos de la maladie physique. Loin de moi la pensée, cher ami, que vous soyez assez gravement malade pour toucher déjà au dernier période. Cependant vous êtes atteint du mal, car le parti-pris de ne pas croire à la conspiration révolutionnaire est le premier symptôme, le symptôme le plus sûr de ce libéralisme qui dessèche l’âme. Vous en avez rendu vous-même un témoignage qui se tourne contre vous. Niebuhr est mort en abjurant et le libéralisme et son refus de croire aux conspirations révolutionnaires. Abjurez aussi vos erreurs, mais vivez, vivez pour moi vivez pour votre temps et pour l’église de Dieu. Seulement ne jouez pas avec la maladie ; il n’y a qu’un remède pour en guérir : le signe de la croix sur la poitrine et sur le front.

« Traduisez cela en langage évangélique, en langage éternellement vrai, vous trouverez le remède infaillible, et ce remède, Dieu merci ! vous l’avez en vous-même. Que le Seigneur Dieu vous bénisse !

« FREDERIC-GUILLAUME. » Si M. de Bunsen a été au-dessous de sa tâche dans son ambassade d’Angleterre, cette fois du moins il se redresse. Hier encore il était le jouet de lord Palmerston, et, par sa mollesse à défendre la cause de son maître, il s’attirait des objurgations auxquelles il ne savait que répondre ; aujourd’hui, le voilà redevenu l’homme qu’il était. Le libéral généreux a senti l’aiguillon. Il est prêt à avouer les fautes qu’il a pu commettre ; doit-il courber la tête, si c’est le principe même de sa vie qui est traité avec injure ? Sa foi politique est insultée, il répondra.

Il répondra en philosophe, au nom des principes méconnus ; il répondra aussi en ami, au nom de l’affection blessée. Le roi ne connaît pas le libéralisme dont il parle ; il ne connaît qu’un faux libéralisme, celui qui engendre les tyrannies d’en bas, et les reproches qu’il lui adresse si justement, il les mérite lui-même pour sa conception de l’autorité, conception également funeste qui engendre les tyrannies d’en haut. Les partisans du faux système d’autorité prétendent, d’après Haller et Stahl, que la source du droit est dans le chef de l’état ; les partisans du faux libéralisme soutiennent, d’après Jean-Jacques Rousseau, que la source du droit est dans l’individu. C’est la même erreur en sens contraire. Pour l’individu comme pour l’état, le principe du droit est en Dieu. L’homme étant créé pour vivre en société, la société, ayant pour clé de voûte la conception de l’état, il s’ensuit que l’état et l’individu tiennent leurs droits du créateur. Il n’est pas inutile de rappeler ces principes au roi puisque le roi est entouré de gens qui les dénaturent. Niebuhr, que le roi semble accuser de faux libéralisme, n’a pas eu à se convertir en mourant ; il avait embrassé la foi du libéralisme véritable à une époque où les disciples de Haller n’étaient pas encore nés. « Pour moi, ajoute Bunsen, sous la direction de Niebuhr et avec lui, j’ai puisé ces doctrines de salut dans la Bible, dans Sophocle, dans Platon, dans Emmanuel Kant, alors que ces philosophes de cour balbutiaient encore ou s’efforçaient à grand’peine de se dégager des liens du jacobinisme. Jamais, à la vérité, nous n’avons voulu prendre des leçons à l’école des hobereaux de Brandebourg ! Jamais nous n’avons aspiré à la réputation d’hommes bien pensans en acceptant les principes avec lesquels ces messieurs ont fait plus de tort à la monarchie que les faux libéraux avec leurs fausses doctrines ! Loin de nous joindre à eux, nous avons, d’un cœur fidèle et d’une voix prophétique, crié : malheur ! malheur ! quand nous les ayons aperçus à côté du trône et sur Bes degrés même. Voyant le vaisseau courir à l’abîme, nous n’avons pu retenir nos cris de détresse. Dieu cependant nous a préservés tous deux du désespoir. C’est l’œuvre du Seigneur, non pas la nôtre. Non nobis, Domine, non nobis ! .. Votre majesté reviendra certainement à nos idées dès qu’elle ne se sentira plus oppressée par la stupide révolution des cent derniers jours, dès que la voix de la raison pourra se faire entendre au-dessus du bruit de la rue et des vociférations de la canaille. Vous sentirez alors comme il est facile de gouverner son siècle quand on parle le langage de l’heure présente, telle qu’elle résulte de la connaissance exacte de cette réalité, que nous sommes bien obligés d’accepter comme Dieu nous la donne. Alors aussi, très gracieux seigneur, Niebuhr et moi-même, tout humble que je suis, nous vous apparaîtrons non-seulement comme des hommes que vous avez jugés dignes de votre affection et de votre amitié, mais comme des hommes suivant la droite ligne, hommes de gouvernement et de liberté tout ensemble. »

Tous les esprits élevés applaudiront à ce langage. Bien que le roi de Prusse ait eu presque toujours raison sur Bunsen au sujet des affaires de Suisse, on peut dire que le dernier mot appartient à Bunsen. Il faut nous rappeler toutefois quels sentimens personnels il apportait dans cette lutte, et par suite quelle sensibilité passionnée troublait par instans la modération naturelle de son esprit. La correspondance de Frédéric-Guillaume IV et de son ambassadeur à Londres va nous montrer entre eux des dissentimens plus vifs encore sur des questions bien autrement sérieuses ; nous ne rencontrerons aucun épisode, où le cœur du monarque ait été si profondément remué. En veut-on une preuve qui soit en même temps la conclusion tragique de ce récit ? Avant de recueillir dans ces lettres ce qui se rapporte à la reconstitution de l’empire germanique, lorsque l’Allemagne (en 1849) offrit la couronne à la Prusse, avant d’y chercher aussi de nouveaux renseignemens sur la politique du cabinet de Berlin au moment de la guerre de Crimée, qu’il nous soit permis d’anticiper sur les dates. Le dénoûment de cette histoire exige que nous nous transportions quelques années plus tard.

Dans la nuit du 2 septembre 1856, des membres de l’ancien patriciat de Neufchatel, demeurés fidèles au roi de Prusse et protestant toujours en secret contre la révolution de mars 1848, rassemblèrent des gens de la campagne, s’emparèrent du château et occupèrent la ville. Au lever du jour, les Neufchatelois purent lire sur les murailles des proclamations ainsi conçues : « Vive le roi ! Le drapeau du roi flotte de nouveau sur le château de nos princes. Neufchatelois, rendons grâce à Dieu ! A moi les fidèles ! » Ces appels, qui frappèrent de stupéfaction les habitans de la ville, étaient signés par M. de Meuron, lieutenant-colonel, commandant des trois premiers arrondissemens. Le lendemain matin, tout était fini. Le gouvernement fédéral, avec autant de rapidité que de vigueur, avait pris des mesures, envoyé ses représentans, fait marcher des troupes, et enfermé l’insurrection royaliste « dans le château de ses princes. » Nous venons de dire que tout était fini dans la matinée du 4 septembre ; nous parlions seulement de l’échauffourée de la veille. En réalité, c’était le début d’une crise qui a failli mettre le feu à l’Europe.

La Prusse ne devait pas négliger une telle occasion d’intervenir soit que cette prise d’armes eût été encouragée par elle, soit que le zèle de quelques amis eût tenté cette folie à son insu, le roi Frédéric-Guillaume IV ne pouvait abandonner des gens qui avaient arboré son drapeau sur ses vieilles tours. Son droit subsistait toujours, ayant été à plusieurs reprises reconnu par l’Europe. Aux conférences de Londres en 1852, la reconnaissance de ce droit avait été insérée dans le protocole. En 1854, lorsque l’Angleterre demandait à la Prusse de rester neutre dans la guerre de Crimée, Frédéric-Guillaume y mettait cette condition, que l’Angleterre et la France lui feraient restituer son cher Neufchatel. Enfin en 1856 pendant les délibérations du traité de Paris, le baron de Manteuffel obtenait que la reconnaissance des droits du roi de Prusse, prince souverain de Neufchatel et comte de Valengin, fussent insérés dans le protocole du traité (séance du 8 avril 1856). La tentative du 4 septembre de la même année devait donc exciter à la cour de Frédéric-Guillaume IV les émotions les plus vives.

Le cabinet de Berlin, sans perdre un jour, adressa aux quatre grandes puissances une circulaire où se trouvent ces mots : « des sujets du roi ont été arrêtés et mis en prison parce qu’ils ont échoué dans une tentative destinée à rétablir l’autorité royale, méconnue depuis huit ans par la désastreuse influence des révolutionnaires étrangers qui ont imposé leur volonté à la très grande majorité des habitans de Neufchatel. Le fait seul de l’arrestation et des emprisonnemens des sujets du roi est déjà une insulte à son autorité, une négation de son droit et une atteinte à sa considération personnelle — une insulte qui tous les jours s’aggrave. » On reconnaît ici l’accent même de Frédéric-Guillaume IV ; on le reconnut surtout le 29 novembre suivant, lorsque le roi de Prusse ouvrit le parlement à Berlin. Après avoir dit qu’il ne renonçait pas encore à l’espoir d’obtenir par des négociations une solution conforme à la dignité de sa couronne, il ajoutait : « Cependant je ne puis ni ne dois consentir à ce que ma longanimité soit transformée en une arme contre mon droit lui-même. » Et, associant la nation prussienne à ses griefs comme prince de Neufchatel, il semblait déjà pousser le cri de guerre contre la Suisse. « À ces paroles, dit M. de Ranke, les applaudissemens éclatèrent comme un feu de peloton. »

La Suisse y répondit par d’énergiques mesures et un enthousiasme indescriptible. Il ne s’agissait plus ici de radicaux et de conservateurs ; en essayant un coup de main qui fournissait à la Prusse un prétexte pour intervenir, les royalistes neufchatelois ont fait appel à l’étranger. C’est une trahison envers la patrie. Sur cette question, toutes les divisions cessent ; conservateurs et radicaux, protestans et catholiques sont d’accord pour défendre l’honneur de la Suisse contre les menaces de la Prusse. On organise l’armée ; les cantons reçoivent l’ordre de tenir leurs contingens prêts à partir, d’équiper leurs bataillons de réserve ; 20,000 hommes iront couvrir la frontière sur le Rhin. L’ardeur patriotique et guerrière éclatait de toutes parts. « Je n’ai jamais contemplé plus noble spectacle, écrivait M. Agénor de Gasparin. On sent là quelque chose qui élève l’âme et qui fait venir les larmes aux yeux. Non, un peuple qui est capable de tels actes ne périra pas. » Cependant le danger d’une guerre qui serait bientôt devenue européenne croissait de jour en jour. Vainement l’empereur Napoléon III, par une médiation aussi sage que loyale, essayait-il de mettre les deux parties d’accord. Une première mission, confiée au général Dufour, n’amena point de résultat favorable ; la Suisse se refusait même à suspendre les poursuites contre les insurgés de Neufchatel. Les bons offices de la France obtinrent pourtant gain de cause, grâce au second envoyé, M. Kern, qui fit accepter à la diète les propositions de l’empereur. La Suisse mit les détenus en liberté, et sur un ultimatum des grandes puissances le roi de Prusse se résigna enfin à signer un acte en vertu duquel il « renonçait à perpétuité pour lui, ses héritiers et ses successeurs, aux droits souverains que l’article 23 du traité conclu à Vienne le 9 juin 1815 lui a attribués sur la principauté de Neufchatel et le comté de Valengin. »

On pense bien qu’il ne céda point sans de grands combats intérieurs. Il fallut que tous ses ministres, tous ses conseillers, les politiques les plus sages du royaume lui fissent comprendre que la principauté de Neufchatel était un embarras plutôt qu’une force pour la monarchie prussienne ; il luttait encore et se débattait de son mieux. En lui enlevant ce reste du moyen âge féodal, il semblait qu’on lui arrachât le cœur. Enfin il dut se rendre. Il prenait les eaux de Marienbad en juillet 1867, quand il consomma son sacrifice et délia ses sujets de leur serment de fidélité. Quand il revint de Marienbad à Berlin, il était en proie, dit M. Léopold de Ranke, à une surexcitation extraordinaire. Quelques mois après, il ressentit les premières atteintes du mal terrible qui, avant de mettre fin à son existence, mit fin à son gouvernement. Frédéric-Guillaume IV n’était plus qu’une ombre ; l’autorité souveraine passait aux mains de son frère, le prince Guillaume, régent de Prusse.


SAINT-RENE TAILANDIER.

  1. A Memoir of baron Bunsen, late minister plenipoientiary and envoy extraordinary of his Majesty Frédéric William IV at the court of Saint James, drawn chiefty from family papers by his widow, Francess baroness Bunsen, in two volumes, London 1868.
  2. Christian Carli Josias Freiherr von Bunsen, aus seinen Briefen und nach eigener Erinnerung geschildert von seiner Wittwe. Deutsche Ausgabe, durch neue Mittheilungen vermehrt von Friedrich Nippold, 3 vol. In-8° ; Leipzig 1868-1871.
  3. Il écrivait cela de Berlin le 14 novembre 1815.
  4. M. Guizot avait fait allusion dans ses Mémoires à ces dispositions des cours allemandes ; mais les expressions si mesurées dont il se sert ne laissaient pas soupçonner la violence des sentimens exprimés ici par le prince royal de Prusse. Voici les paroles de M. Guizot ; il est question de la mort du duc d’Orléans le 13 juillet 1842 et de la part que les cours étrangères prirent au deuil de la famille royale : « En Allemagne, dans son voyage à Berlin et à Vienne, M. le duc d’Orléans, par l’agrément de sa personne et les qualités de son esprit, avait surmonté des préventions peu bienveillantes et laissé en souvenir populaire ; mais les grandes cours du continent, et la plupart des petites à leur exemple, n’avaient pas cessé d’avoir peu de goût pour le roi Louis-Philippe et pour tout l’établissement de 1830, régime libéral issu d’une révolution. On se plaisait à lui témoigner des froideurs frivoles, à énumérer ses embarras, à douter de son succès. Seulement, quand l’inquiétude sur sa solidité devenait un peu sérieuse, elle ramenait la justice et le bon sens, et l’on s’empressait alors à lui donner les marques d’un prudent intérêt. Dès qu’ils apprirent la mort de M. le duc d’Orléans, l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse, tous les souverains de l’Europe adressèrent au roi son père leurs lettres autographes de condoléance, quelques-unes sincèrement émues. » Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. VII, p. 16. — Évidemment M. Guizot ne savait pas que le prince royal de Prusse, en 1836, avait peine à retenir des pleurs de rage en voyant les princes d’Orléans venir en visite à Berlin.
  5. Aux lecteurs qui désireraient plus de détails sur l’histoire du Sonderbund, nous signalons deux études publiées ici même par M. Adolphe de Circourt et par M. le comte d’Haussonville. M. de Circourt a exposé avec précision l’état des partis et l’enchaînement des faits (la Suisse en 1847. Des Révolutions et des partis dans la confédération helvétique, voyez la Revue du 15 mars 1847) ; — M. le comte d’Haussonville, jugeant les choses du dehors, s’est attaché à faire connaître le rôle de la politique française dans cette grave question (De la politique extérieure de la France depuis 1830. Rapports de la France avec la confédération helvétique. Affaires de Suisse jusqu’à la révolution de février, livraison du 1er février 1850). M. de Circourt nous révélait des complications dont le dénoûment n’était pas encore connu ; M. le comte d’Haussonville, écrivant trois ans plus tard, avait en main toutes les pièces et embrassait de plus haut l’ensemble des événemens. Tous les deux, malgré la différence des points de vue, ont protesté contre les violences qui ont rendu nécessaire de 1845 à 1847 la formation de la ligue séparée.
  6. M. Guizot, Mémoires, t. VIII, p. 443.
  7. « C’était là au fond, le vrai motif de l’insistance inquiète et impatiente du prince de Metternich pour notre prompte et compromettante intervention. » — « L’Italie absorbe la politique de l’Autriche, » m’écrivait avec sagacité M. de Bois-le-Comte. » — Mémoires, t. VIII, p. 456.
  8. Voyez M. Guizot, Mémoires, t. VIII, p. 507. — Avant que M. Guizot insérât dans ses Mémoires ces curieux détails, M. le comte d’Haussonville les avait déjà publiés ici d’après les rapports de M. Bois-le-Comte. Voyez, dans la Revue du 1er février 1850, l’étude déjà citée : De la politique extérieure de la France depuis 1830.
  9. Noms des divers faubourgs.
  10. Il n’est peut-être pas inutile d’avertir le lecteur qu’ici, comme partout dans ce travail, notre traduction est aussi littérale que possible.