Le rêve de Petit Pierre/02
II « L’ÉRABLIÈRE »
Cachée derrière une rangée d’érables, un peu loin de la route, la grande maison grise à lucarnes se dresse, proprette et gaie, malgré son air vieillot. À sa gauche, la laiterie fraîchement blanchie à la chaux, à demi cachée sous les sapins verts, jette une clarté sur la paisible demeure. Près de la porte d’un rouge clair, le gros chien noir Pitou sommeille paresseusement, sa grosse tête frisée allongée entre ses pattes, et, tout auprès, assis dans l’herbe courte, petit Pierre joue au couteau entre ses jambes écartées. Ses cheveux blonds cendrés ondulent sur sa nuque brune, et deux grands yeux clairs, regardent tour à tour la « batterie » dont la grande porte est ouverte, le chien qui dort, la sucrerie qui se dessine au loin derrière le grand jardin. Et respirant avec délices, en ouvrant les lèvres, le petiot secoue ses boucles soyeuses, et reprend son jeu, faisant pirouetter le couteau lancé en l’air, de manière qu’il s’enfonce bien avant, jusqu’au manche.
C’est le petit Pierre Leblanc. Son père, fermier à l’aise et de race, a infusé dans les veines de son fils, l’amour du sol natal.
Dans la maison règne une grande animation. La fermière jeune et alerte, la figure toute enluminée par la chaleur du fourneau, est en train de retirer une fournée de tartes aux framboises dorées, appétissantes. Au fond de la pièce, dans le berceau couvert d’une mousseline blanche qui le protège contre les mouches, dort le petit Jacques, le dernier né. Près de la fenêtre qui découvre toute la plaine, la bonne vieille mère Leblanc plume avec ses doigts vaillants, bien que raidis, deux belles poules grasses à souhait.
— J’ai bien fait de prendre de l’avance hier soir, dit la jeune femme, en faisant mes beignes et mes ragoûts ; j’aurais eu trop à faire, aujourd’hui !
— Oui, te voilà bien avancée, maintenant, ma fille, répondit la vieille mère, mon pauvre Toine peut venir, tout est bien préparé.
— Dire que c’est mon beau-frère et que je ne l’ai jamais vu, reprit la jeune femme. Ça fera bientôt quinze ans qu’il est parti, n’est-ce pas ?
— Oui, fit la mère, avec un soupir. Quinze longues années où j’ai pleuré et veillé en pensant à lui. Tout petit, il n’était pas comme les autres ; il cherchait ses aises, le changement, les beaux habits ; et je crois bien qu’il n’a jamais aimé la terre comme nous ! Un soir, je m’en souviens toujours avec chagrin, il nous dit qu’il était résolu d’aller tenter fortune aux États. Le garçon du vieux Toussaint Lajeunesse y avait gagné une belle aisance ; le petit Villeneuve, parti depuis deux ans, était venu se promener chez son père, faraud, et il l’avait si bien entortillé de belles promesses, que mon pauvre Toine en était tout chaviré. Michel lui parla du dommage qu’il ferait à la terre en la privant de ses bras ; il lui dit notre isolement, lui, une fois parti. Vous savez que je n’ai réchappé que Joseph et lui, sur mes sept enfants. À bout d’arguments, je lui nommai la petite Louise Guénette, qu’il préférait à toute autre. Et son père lui promit de l’installer maître chez lui, quand il se serait marié. Rien n’y fit ! Il voulait partir… aller dans ce pays où, disait-on, l’argent se gagnait presque à rien faire… Et le lendemain, triste comme si la mort eut passé, on le reconduisait à la gare. Toute en larmes, je lui dis en l’embrassant : « mon garçon, n’oublie pas les tiens, songe que nous nous faisons vieux et que tu ne nous reverras peut-être jamais ! » Il promit d’écrire et de revenir à l’été suivant… Tu vois, ma fille, je ne l’ai pas revu depuis ce jour-là, et mon cœur tremble rien qu’à penser que je vais le retrouver vieilli et changé.
— Ah ! dame ! depuis des années comme ça que vous ne l’avez pas vu, pour sûr qu’il aura vieilli et changé ! Mais il ne faudra pas vous tourmenter, vous comprenez. Nous autres aussi nous vieillissons sans beaucoup nous en apercevoir.
Il emmène son petit garçon Freddy, n’est-ce pas ? Je crois qu’il est du même âge que Pierre ? Joseph dit que là-bas Antoine s’appelle Monsieur White…
— Mon doux ! fit la vieille, j’espère qu’il n’a pas changé son nom ! Depuis si longtemps qu’il parle anglais, si on n’allait plus se comprendre ? Seigneur Jésus ! Que les enfants nous causent donc du tourment !
Dans l’embrasure de la porte, une ombre se dessine. C’est le maître de la ferme : Joseph Leblanc. Il tend à sa femme un petit cochon de lait blanc et rose, en disant : Tiens, Mélanie, c’est le plus beau que j’ai pu trouver. C’est pas tous les jours fête pareille ; on peut bien faire la noce, n’est-ce pas la mère ? ajoute-t-il attendri, en se tournant vers l’aïeule, dont le bonnet blanc oscille un peu, je gage que votre cœur en est tout agité !
— Que veux-tu, mon Joseph ? C’est mon petit, comme toi ! Je vous ai bercés ensemble dans mes bras, vous avez dormi tous les deux dans le berceau où sommeille ton petit Jacques. Quand je pense à tout ce temps où il a vécu et peut-être souffert sans moi !… Dire que mon pauvre Michel est mort sans le revoir…
— Oui, le père est parti trop vite, dit le fermier. Antoine doit en avoir eu des remords. Il me semble qu’il aurait pu venir au moins cette fois-là ! Mais ça s’est fait si vite, ajouta-t-il. Quand on pense que le père revenait des champs, ayant travaillé plus que nous, les jeunes, et que soudain il est tombé de tout son long dans la cuisine, en disant… « Ah ! mon Sauveur ! mes petits, je suis fini ! »
— Il ne faut pas parler de choses aussi tristes, un jour comme aujourd’hui, dit la fermière. Notre père est parti, les yeux fixés sur les champs qu’il avait tant aimés. On doit remercier le Ciel de lui avoir fait la mort si douce. Maintenant, fit-elle, après un silence, je vais serrer mes pâtisseries et farcir le petit goret. Joseph, fais-toi la barbe, et vous, mère, songez que vous allez revoir votre Toine.
Docile, la mère Leblanc prit dans ses bras le petit Jacques, que les voix avaient réveillé. Le fermier après avoir placé son miroir bien en lumière, dans le cadre de la porte, sortit le rasoir de son étui et, le coude en l’air, se mit en frais de se raser.
— C’est à soir, papa, que mon oncle Toine arrive ? fit du dehors une voix claire.
— Oui, viens vite ! et appareille-toi tout de suite, mon bonhomme, si tu veux que j’t’emmène !