Le rêve de Petit Pierre/03
III L’ATTENTE
D’un bond, petit. Pierre fut dans la porte. En un tour de main, sa mère débarbouilla sa frimousse brunie, démêla sa chevelure et roula les boucles sur son index : fière de le voir si beau, si plein de vie, elle lui donna un baiser retentissant, mais hâtif, car la fermière était toujours pressée. Elle retira ensuite de la vieille armoire de chêne le bel habit bleu, garni d’une rangée de boutons blancs, dans lequel petit Pierre était si faraud. Le bambin chaussa lui-même ses belles bottes à clous, et il se planta debout, avec l’air de souhaiter qu’on lui dise qu’il était beau et que le cousin Freddy ne pouvait pas l’être plus que lui-même.
— Hé ! Bernard, attelle la « Blanche » sur le phaéton, cria le fermier au jeune moissonneur qui revenait du champ.
— Faut-il graisser la voiture, mon oncle ? dit le jeune homme ? Il y a si longtemps qu’on s’en est servi, vous savez.
— Fais pour le mieux, répondit celui-ci, en fixant par un dernier geste des bras son collet de celluloïd.
Vingt minutes après, la jument blanche, aux naseaux frémissants, frappait à la porte de la cuisine : le fermier, à côté de Pierre tout réjoui, fit de la langue un claquement significatif et dit : Marche Blanchette. Et la belle bête partit bon train, nerveuse et fière, dans la lumière colorée du soleil couchant.
Les deux femmes, les mains sur les hanches, un coude appuyé sur la porte, les suivirent du regard jusqu’au tournant de la route, puis, chacune à ses pensées, elles se remirent à leurs besognes.
— Tiens, dit Joseph Leblanc à petit Pierre, v’là le père Moisan qui bat déjà son grain ! Il a de grands garçons : ça donne un bon coup de main.
— T’en a pas, toi, des grands garçons ? dit l’enfant.
— Mais non, petiot, c’est toi qui est mon plus vieux ! mais tu vas grandir, j’espère, et tu m’aideras à ton tour.
— Ah ! oui, fit petit Pierre, j’suis bien assez grand ! l’été passé, tu sais bien, j’ai mené le lait à la beurrerie, tout seul !
— C’est vrai, tu es un vaillant petit homme, et quand nous serons vieux, continua-t-il en suivant sa pensée, je t’achèterai la terre du Père Neveu qui est à côté de la mienne, et nous vivrons heureux ensemble.
— C’est ça, fit Pierre, en homme qui a bien compris, mais l’enfant songea bientôt à autre chose !
Pensez donc ! Encore quelques minutes et l’on serait à la gare. Là, il verrait pour de bon le terrible engin auquel il rêvait si souvent : Une grosse machine noire qui crache la fumée partout et qui a dans le front un gros œil rouge tout en feu et sur le dos une cloche énorme qui sonne bien fort !
Il verrait descendre des messieurs bien habillés et des dames toutes en soie ! et son oncle Antoine, qu’il ne connaissait pas et dont la grand’mère parle toujours avec des yeux rougis… puis le petit Freddy, qui jouerait avec lui.
La vue de l’église changea le cours de ses réflexions. Il avait comme tous les petits Canadiens une foi vive, enthousiaste, ravissante ! En saluant comme son père, le petit homme songea : Tu sais, Jésus, je m’en vais voir arriver l’train, mais j’t’aime bien pareil, tu sais ! j’viendrai t’voir certain, avec Freddy !
Enfin, on vit apparaître la petite gare peinte en rouge. Tout à coup un sifflet strident coupa l’air, et Pierre serra le bras de son père en disant : le v’là l’train ! Et le petit fit le geste de prendre le grand fouet pour accélérer le pas de Blanchette.
— Crains pas ! mon gas, on a le temps, dit le fermier. Il n’est rien qu’à Sainte-Anne : ça va prendre encore cinq minutes.
On attacha la jument à quelque distance de la gare, car le bruit des chars la rendait nerveuse.
Le père et le fils, se tenant bien serrés par la main, virent venir enfin la puissante locomotive qui arrivait, s’avançait, rougeoyante, trépidante et terrible, crachant la fumée, la vapeur, avec un bruit étourdissant.