Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 123-133).


CHAPITRE XV

arrivée dans la tribu. — adoption.



C’était un homme fort et vigoureux, âgé d’environ vingt-cinq ans et dont les traits respiraient la franchise et l’audace. Ses vêtements, déchirés et souillés de sang, étaient riches et ornés de plumes et de perles ; les dents et les griffes d’ours gris qu’il portait en collier indiquaient qu’il était un habile chasseur. Les queues de loup qui formaient sa coiffure et tombaient sur les reins, ainsi que les bandes tatouées de son bras droit, étaient les marques qui distinguaient un guerrier intrépide, et les plumes d’aigle, dont une aigrette parait son front, révélaient sa dignité de chef.

Ce n’était pas un Pied-Noir, je les avais vus de trop près pour m’y méprendre ; ce n’était pas un Sioux, la forme de son mocassin était différente ; ce n’était pas un Pawnie, la figure d’une tortue tatouée sur sa poitrine n’appartenait pas à cette tribu, et je me perdais en conjectures quand il se réveilla.

Le dîner était prêt et nous commençâmes à manger ; nous en avions besoin tous les deux.

L’Indien but et mangea en silence, et je remarquai que ses forces semblaient revenir. Cependant il ne put se lever et fut obligé de rester à la place où il était ; sa faiblesse était encore trop grande.

Je lui dis alors en peu de mots, sans parler de mon aventure avec les Pieds-Noirs, car je ne savais pas à qui j’avais affaire, comment j’étais arrivé assez à temps pour le sauver au moment où il allait être mis en morceaux par le bison.

Je me servais d’un dialecte assez commun dans les prairies et qui consiste en un mélange d’anglais, de français et de mots tirés de la langue des différentes tribus : ce langage sert surtout aux trappeurs dans leurs longues courses aventureuses, et je l’avais facilement appris en vivant près de Lewis.

Il me comprit très-bien, écouta attentivement tout ce que je lui dis, et prenant ma main dans une des siennes en me posant la paume de l’autre sur la tête, il me dit ces quelques mots :

« C’est bien, mon frère pâle est bon, il sera mon ami. »

Et me faisant un geste plein de grâce et de dignité, il s’étendit à terre et s’endormit.

Bientôt je l’imitai et je me laissai aller sans défiance au sommeil, à côté de cet homme sauvage que la reconnaissance avait fait mon ami et qui, faible et sans armes, se confiait entièrement à un étranger dont il jugeait les sentiments d’honneur égaux à ceux qu’il ressentait lui-même.

À l’aube du jour, je fus réveillé par l’Indien, dont la blessure était cicatrisée et à qui le sommeil avait rendu les forces nécessaires pour regagner son village.

Il me prit la main et me dit qu’après le service que je lui avais rendu, j’étais devenu pour lui un frère et qu’il ne voulait, ni ne pouvait me laisser seul avec d’aussi faibles armes que celles que je possédais, exposé aux dangereuses rencontres que je pouvais faire dans les prairies. Il m’engagea donc à le suivre à son village, où je serais accueilli avec joie.

Je n’hésitai pas à accepter, car je sentais souvent un vide dans cette solitude où je me trouvais si heureux quand Lewis était près de moi, et puis c’était une occasion de voir de près et d’étudier les mœurs des Peaux-Rouges.

Peut-être aussi la tribu dans laquelle j’allais entrer faisait-elle quelque commerce avec les Européens, et c’était encore un moyen de gagner une grande ville et d’y avoir des nouvelles de l’Europe.

Je dis à l’Indien que j’acceptais son offre et que j’étais prêt à le suivre.

Il se leva aussitôt, et sans prononcer un mot de plus, il se dirigea par un sentier tortueux jusqu’à une petite anse du bord de la rivière. Il pénétra dans les roseaux épais qui la bordaient, et je le vis bientôt reparaître traînant un canot dans lequel nous montâmes.

Nous descendîmes le fleuve pendant un jour et une nuit, échangeant quelques rares paroles et passant notre journée alternativement étendus au fond du canot et fumant, pendant que l’un de nous faisait mouvoir les rames.

Ce fut avec un bien vif plaisir que j’acceptai la pipe et le tabac que le chef indien me présenta. Depuis ma séparation de Lewis j’avais été privé de cette distraction, qui m’eût été si précieuse dans ma solitude.

Le matin du second jour, la rivière, en faisant un coude brusque, me laissa voir, au milieu d’une plaine coupée de bouquets d’arbres, une réunion de huttes ; c’était le village où nous allions.

Aussitôt que notre approche fut signalée, de grandes clameurs se firent entendre ; tous les habitants accoururent au bord de l’eau, et leur bruyante réception témoignait assez du respect et de la considération dont jouissait mon compagnon.

J’étais l’objet de la curiosité générale et, il faut le dire, les regards fixés sur moi ne portaient pas tous l’expression de la bienveillance.

Le chef débarqua, me prit par la main, et sans prêter attention aux acclamations de toute espèce, il écarta d’un geste la foule qui se pressait devant nos pas, et se dirigea lentement et avec dignité vers une hutte plus spacieuse que les autres et qui s’élevait au milieu du village. Je sus depuis que c’était celle du conseil.

Cette hutte ou wigwam était large, elle était formée de quatre troncs d’arbres placés debout ; ils supportaient deux poutres mises en croix et une charpente formée de perches d’osier, le tout recouvert de terre.

Dans le milieu était creusé un trou qui servait de foyer, et immédiatement au-dessus était une ouverture pour laisser sortir la fumée et pénétrer la lumière. Autour du wigwam étaient des réduits pour dormir, cachés par des tentures de peaux. En face de l’entrée était une espèce de trophée de guerre et de chasse, il était formé de deux têtes de buffles, peintes de couleurs éclatantes et surmontées de boucliers, d’arcs, de flèches et de différentes armes.

En entrant dans la hutte, le chef me fit signe de m’asseoir sur une natte qui était réservée aux étrangers, et il se plaça vis-à-vis de moi sur une espèce de tabouret.

Alors un vieillard vint avec le calumet de paix[1], l’alluma, le présenta au chef, et ensuite se retira près de la porte.

L’Indien après avoir tiré quelques bouffées de tabac, me passa le calumet, et lorsque je l’eus imité, il fit un signe au vieux sauvage, qui semblait remplir les fonctions d’un héraut.

Celui-ci monta vers le haut du wigwam et sortit la tête par l’ouverture qui servait à laisser pénétrer le jour. Là, avec une force de poumons qui devait s’entendre d’un bout du village à l’autre, il répéta ce que le chef lui dictait et convoqua les guerriers et les vieillards au conseil.

Peu de temps après, les Indiens commencèrent à entrer un à un comme ils étaient appelés ou annoncés ; ils soulevaient la peau de buffle suspendue devant la porte, à peu près comme nos portières. Ils traversèrent fièrement la hutte et s’assirent en silence sur les peaux étendues sur le sol.

J’en comptai vingt, rangés autour du trou qui servait de foyer. Ils étaient dignes du pinceau d’un grand peintre, car les Aricaras, c’est le nom de la tribu dans laquelle je me trouvais, sont une noble race.

Grands et bien faits, toute leur allure révèle une fierté sauvage et une gravité de manières qui donne à leurs cérémonies un caractère très-imposant.

Lorsqu’ils furent tous assis, le vieil Indien alluma de nouveau le calumet et le présenta au chef. Celui-ci, l’ayant pris, commença à envoyer une bouffée de fumée vers le ciel, une vers la terre et l’autre vers l’est ; après cette cérémonie il le donna au guerrier le plus proche et tous se le passèrent jusqu’au dernier.

Ils observaient le plus profond silence et l’impassibilité la plus parfaite, car, excepté quelques regards jetés sur moi, rien ne pouvait faire soupçonner l’intérêt qu’ils prenaient à cette réunion.

Après la cérémonie du calumet, l’Indien avec lequel j’étais venu et que j’appris être le chef des Aricaras, se leva majestueusement, promena un regard fier et noble sur le conseil des guerriers et commença son discours.

Pendant mon séjour avec le chasseur canadien, j’avais appris une grande quantité de mots en usage chez les Peaux-Rouges et qui leur servent pour communiquer entre eux. Car la plupart des tribus qui peuplent les vastes territoires de l’Ouest ont chacune un dialecte différent, qui est toujours employé par les hommes de la même tribu. Ces quelques mots appartenaient à un vocabulaire commun, et les gestes expressifs des orateurs du conseil me mirent à même de comprendre à peu près le sens de leurs discours.

J’en connus les détails plus tard et je les raconte ici.

Il dit qu’il s’était éloigné de son camp en poursuivant un troupeau de bisons, parla du moment où, après avoir lacé le jeune bison, la femelle l’avait attaqué à l’improviste, l’avait lancé en l’air, et ajouta qu’à partir de ce moment le Grand-Esprit avait jeté un voile sur ses pensées jusqu’à l’instant où il avait senti la fraîcheur de l’eau et où il s’était trouvé entre les mains d’un visage pâle qui pansait sa blessure et lavait son sang.

Sa voix suivait avec harmonie les diverses périodes de son discours. Elle était tantôt haute et forte, et tantôt douce et calme. C’est surtout lorsqu’il parla du blanc qui par ses soins avait rappelé son âme prête à partir pour les prairies du Wacondah, que son accent devint ému et pénétré de reconnaissance ; aussi lorsqu’il me désigna comme son sauveur, chaque Indien me regarda avec douceur, et une certaine agitation se fit remarquer chez ces hommes ordinairement si impassibles.

Après sa harangue, le chef reprit sa place et attendit en silence l’effet de son discours.

Quelques instants après, un vieillard se leva, alla consulter à voix basse chacun des assistants et vint ensuite se placer devant moi.

« Mon fils, me dit-il, la tribu tout entière des Aricaras, te remercie d’avoir sauvé les jours du Grand Aigle, son chef redoutable ; les guerriers ici réunis désirent que tu habites parmi nous comme un frère et comme un ami. »

Un murmure d’approbation accueillit les paroles du vieillard et je m’inclinai en signe de remercîment et d’assentiment : chacun vint alors me poser la paume de la main sur le sommet de la tête en témoignage d’amitié.

Le Grand Aigle se leva ensuite, et prenant la parole :

« Vieillards et guerriers, dit-il, vous, la tête et le cœur de ma nation, je vous suis reconnaissant de ce que vous faites pour celui qui a sauvé les jours de votre chef, et je veux ajouter à la récompense que mérite mon frère pâle en le faisant entrer dans mon wigwam. Qu’il soit de ma famille ; il tiendra la place du frère dont le Grand-Esprit a tranché la vie, il partagera mes richesses et mes armes, il s’assoira au coin de mon foyer, avec ma femme et mes fils ; je le reconnaîtrai comme mon frère du même sang, devant toute la tribu. »

Je lui tendis affectueusement la main, et au milieu des murmures de satisfaction que les paroles du chef avaient causés, je fis signe que je désirais parler ; le silence se rétablit aussitôt.

Je commençai par leur exprimer le mieux qu’il m’était possible, combien j’étais pénétré de reconnaissance de toutes leurs offres et à quel point il m’était pénible de refuser ces témoignages de leurs bons sentiments.

Je leur fis comprendre que j’avais une patrie à laquelle mon cœur était éternellement attaché, et que je ne pouvais renier ainsi une famille, (car je ne désespérais pas de retrouver ceux à qui je devais le jour), des amis auxquels j’étais attaché, que peut-être mon père, ma mère, âgés et infirmes, attendaient de leur fils les soins que réclamaient leurs vieux jours. J’ajoutai que mon amitié et mon dévouement leur étaient assurés, que mon intention était, pour répondre à leurs sentiments, de rester quelque temps avec eux, et qu’ils me verraient à leurs côtés partageant leurs travaux et leurs fatigues comme un véritable enfant du désert.

Le commencement de mon discours avait été accueilli par l’auditoire avec une tristesse et un désappointement bien visibles ; mais à mesure que je parlais, je vis leur front se rasséréner et enfin s’épanouir, lorsque je me fus engagé à vivre parmi eux.

Le Grand Aigle s’approcha et promit au nom de sa tribu que je serais libre de les quitter lorsque je voudrais retourner au pays de mes pères, et qu’en attendant ce moment qu’il me priait de retarder, je pouvais agir en tout comme un Aricara si cela me convenait, ou rester sous leur protection comme un hôte étranger auquel l’hospitalité était due.

Le calumet fut de nouveau présenté ; nous échangeâmes des poignées de main et nous sortîmes de la hutte.

  1. Sorte de pipe.