Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 114-122).


CHAPITRE XIV

les bisons. — l’aricara.



Enfin un jour, je partis et repris mon voyage vers le nord. J’étais parfaitement bien remis et en état d’affronter toute espèce de fatigue. Je m’étais habitué à me servir de mon arc et j’étais assez habile pour ne pas craindre la rencontre d’un Indien ou de tout autre ennemi. Je marchai donc avec confiance vers le but de mon voyage.

J’atteignis bientôt un large cours d’eau que je remontai, d’abord parce que c’était la direction qu’il me fallait suivre, ensuite fasciné par la rare beauté du paysage au milieu duquel il coulait.

Les prairies qui le bordaient étaient ornées d’innombrables fleurs déployant autant de variétés dans leurs couleurs éclatantes que dans leurs formes élégantes. Les admirables îles dont son lit était semé et dans lesquelles je m’arrêtais quelquefois, avaient l’apparence de bosquets et de jardins. Les arbres en étaient souvent couverts de végétaux parasites et de lianes en


D’un coup de lame j’arrêtai l’animal,
il fit un soubresaut et retomba inanimé.

fleur qui embaumaient l’air de leur odeur suave.

Entre ces majestueuses masses de verdure étaient des prés et des clairières remplis d’une herbe haute et touffue. Ces îles servent souvent de retraite au buffle, à l’élan et à l’antilope, qui ont tracé d’innombrables chemins à travers les arbres et les buissons, ce qui en fait une espèce de labyrinthe.

Dans quelques endroits la végétation cesse tout à coup et le sol reste nu et aride. Cet effet est produit par la mise à découvert de grandes veines et de filons d’oxyde de fer par le frottement des eaux.

Près d’un coude que faisait la rivière, la montagne formée entièrement de minerai de fer avait présenté longtemps un obstacle au cours de l’eau ; mais vaincue par cette force incessante, elle avait été percée, et maintenant la rivière passait sous cette immense arche naturelle qu’elle rongeait tous les jours et dont elle préparait la chute pour la suite des siècles.

À partir de cette montagne, le terrain se relevait en pentes assez escarpées sur les deux rives et laissait voir à nu une assise épaisse d’environ cent mètres d’un bel oxyde de fer brun foncé dont la richesse était sensible aux yeux les moins exercés. Cette masse énorme de métal se prolongeait pendant douze ou quinze kilomètres et faisant un pli assez brusque, elle s’infléchissait et disparaissait sous le sol où elle s’enfonçait.

La présence de ces mines, dont Lewis m’avait parlé et que je reconnus d’après la description qu’il m’en avait faite, m’indiquait que j’étais sur une des branches du Missouri et par conséquent en bon chemin pour arriver au but de mon voyage.

Je continuai à côtoyer la rivière, examinant avec curiosité les merveilles de cette riche contrée.

Je pensais à cet inépuisable magasin du métal le plus utile à l’homme civilisé, magasin que la nature prévoyante a placé dans un riche et fertile pays au milieu de mines immenses de charbon de terre qui forment le fond des vallées qui bordent le Missouri.

N’est-ce pas le pronostic certain de la future splendeur de ces vastes régions de l’Ouest, qui n’attendent que l’intelligence et le travail de l’homme pour sortir de leur état sauvage, aujourd’hui riches de poésie et de grandeur, mais pauvres de produits utiles à l’humanité et voyant leur vigueur naturelle ne profiter à personne ?

Je m’arrêtais très-souvent et très-longuement ; je prenais des échantillons, car je m’étais fait une boîte d’écorce d’arbre que je portais suspendue à ma ceinture. J’y mettais les minéraux et les graines que je désirais conserver.

Au-dessus de ces mines, le pays est entièrement composé de prairies coupées par des collines ondoyantes et des ravins. Dans la saison des pluies toutes les fissures et les enfoncements du sol servent de lit à des torrents rapides, formés par les écoulements des eaux de la plaine, mais pendant les chaleurs de l’été ils sont presque à sec.

Sur les flancs des collines et au fond des ravins sont des bouquets d’arbrisseaux. Quant au reste de la contrée en remontant vers les montagnes qui bordent l’horizon, c’est une vaste solitude couverte d’une herbe haute et épaisse, mais sans un seul arbre qui puisse donner au voyageur un abri contre les rayons d’un soleil brûlant.

Le sol de toute cette partie supérieure du pays est fortement chargé de soufre, de sulfate de fer, d’alun et de sulfate de soude ; ces différentes substances colorent les ruisseaux qui les arrosent, et mêlés aux éboulements fréquents qui ont lieu sur les rives du Missouri, communiquent aux eaux de cette rivière la couleur et le goût des matières dont elles sont imprégnées.

Je longeais la rivière parallèlement à ses rives, quand, à la distance d’environ un kilomètre, j’entendis devant moi dans une plaine dont j’étais séparé par un épais rideau d’arbres, un bruit effrayant et qui s’approchait avec rapidité. La terre tremblait sous des coups violents et précipités.

Je n’eus que le temps de me jeter derrière un gros bloc de rocher.

J’avais à peine gagné cet abri et j’attendais mes armes à la main, l’arrivée de l’ennemi, quand je vis déboucher de tous côtés, écrasant, foulant les buissons, renversant les arbres et brisant tout sur leur passage une troupe de cent quatre-vingts à deux cents bisons.

Ils poussaient de sourds mugissements, faisaient jaillir la terre et les pierres sous leurs pieds, et passant comme un ouragan à peu de distance de moi, ils se dirigeaient vers la rivière. Je voyais cette noire avalanche rouler en quelque sorte jusqu’au fleuve et laisser derrière elle une tranchée qu’il semblait que la faux eût tracée.

Toute la troupe se précipita dans l’eau, repoussant les flots de leur énorme masse. En peu d’instants ils atteignirent l’autre rive, reprirent leur course désespérée et disparurent.

Évidemment un ennemi dangereux pouvait seul avoir été la cause d’une telle panique, et j’attendais anxieusement ce qui allait arriver, quand je crus entendre derrière le rideau d’arbres par lequel avaient débouché les bisons, des éclats de voix humaine, mêlés à des mugissements furieux. Je quittai mon abri, m’élançai dans la direction du bruit et en quelques minutes j’eus franchi l’obstacle qui s’opposait à ma vue.

D’un coup d’œil j’embrassai une scène dont je devinai aussitôt toutes les péripéties.

À environ cent pas de moi, un bison femelle couvrant de son corps un jeune veau dont les pieds étaient entravés par les cordes d’un lasso, se précipitait sur un Indien, armé d’une zagaie, qui avait lacé le jeune bison.

Je vis l’homme faire un faux pas, et avant qu’il eût pu s’échapper, l’animal l’enlevant sur ses cornes le jeta d’un violent coup de tête à quinze pas de là ; puis se précipitant avec une rage aveugle sur son ennemi, le front rasant le sol, les cornes menaçantes, il s’élança de nouveau pour l’éventrer et pour l’écraser sous ses pieds.

À l’instant où l’Indien tombait, je courus de toute la vitesse de mes jambes ; mais je ne pus arriver assez à temps pour empêcher le premier acte de vengeance de l’animal furieux.

Je vis le malheureux chasseur décrire en l’air une courbe et aller tomber comme une masse devant son ennemi qui accourait pour le broyer.

Déjà le bison baissait la tête pour mieux présenter les pointes de ses cornes, quand j’arrivai derrière lui en poussant un cri qui lui fit éprouver un instant d’indécision ; mais si court que fût cet instant, il me suffit pour lui trancher d’un vigoureux coup de couteau le jarret de derrière. Il poussa un mugissement de douleur et de colère, chancela, tomba sur le côté, essaya de se relever et retomba de nouveau épuisé.

Je profitai de ce moment pour terminer rapidement son agonie, et d’un coup de lame adroitement donné entre la base du crâne et la première vertèbre cervicale, j’arrêtai les souffrances de la pauvre bête. Elle fit un soubresaut et retomba inanimée ; elle était morte.

Tout ceci avait été fait en bien moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter.

Je courus de suite à l’Indien, qui paraissait être dans un piteux état. Il était complètement évanoui, une large blessure heureusement peu profonde existait au flanc droit et se prolongeait jusqu’aux reins ; les cornes du bison avaient glissé sur les côtes et n’avaient pas pénétré à l’intérieur des tissus : cependant le sang coulait avec abondance, et il s’agissait de l’étancher.

Pendant mon séjour avec mon cher Lewis, j’avais eu l’occasion mainte et mainte fois de le voir se servir de plantes pour arrêter les hémorragies. Je jetai les yeux de tous côtés et j’eus le bonheur d’apercevoir quelques pieds d’origan ; je les pris, les mâchai, j’en formai une espèce d’emplâtre que j’appliquai sur la blessure de l’Indien, et je vis avec plaisir qu’après quelques instants l’écoulement du sang s’était arrêté.

Je courus ensuite à la rivière et je remplis une petite gourde que je m’étais faite avec une calebasse. Sensible à la fraîcheur de cette eau, le blessé se ranima, et bientôt, revenant à la vie, il poussa un son inarticulé et rouvrit les yeux.

Ses regards se rencontrèrent avec les miens et son premier mouvement fut de chercher autour de lui une arme pour se défendre ; mais l’effort qu’il fit était au-dessus de ses forces et il retomba sur l’herbe sans connaissance.

Grâce à mes soins, il revint bientôt à lui et son regard fut plus calme et presque amical. J’exprimai sur ses lèvres le jus d’une espèce de mûre sauvage, et je le vis avec plaisir se ranimer un peu : bientôt après, les pommettes de ses joues se colorèrent légèrement et il put se maintenir assis, le dos appuyé à un tronc d’arbre. Il voulut parler, mais je mis un doigt sur ma bouche et d’un regard lui fit signe de rester silencieux. Ses yeux exprimèrent l’étonnement, puis il reprit cette impassibilité qui distingue les hommes de sa race, ferma les paupières et un instant après, vaincu par la fatigue et la perte de son sang, il dormait paisiblement.

Je profitai de ce moment pour aller mettre en liberté le jeune bison, qui nous importunait de ses beuglements plaintifs et qui, enlacé comme il l’était par les cordes du lasso, serait mort de faim ou dévoré par les loups des prairies et les vautours. Il était assez fort pour rejoindre seul le troupeau auquel il appartenait, et en effet, à peine délivré, je le vis disparaître dans la direction qu’avaient suivie les bisons.

Je tuai quelques oiseaux, coupai une tranche du bison tué, et pendant que l’Indien dormait, je préparai notre cuisine, tout en examinant attentivement le blessé.