Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 109-113).


CHAPITRE XIII

les faisans. — les brunets.



J’avais tué en revenant un magnifique faisan dont je comptais faire mon souper.

Mon premier soin, aussitôt arrivé, fut de préparer mon feu et de plumer mon gibier. En le vidant, je sentis une forte odeur analogue à celle de l’eau de laurier-cerise ou du kirsch dont j’avais quelquefois goûté en Europe.

Je savais que cette odeur provenait dans ces liquides de la présence de l’acide hydrocyanique ou prussique, poison terrible et foudroyant, aussi je m’empressai d’ouvrir l’estomac du faisan et j’y trouvai une dizaine de baies semblables à celles du laurier-cerise. Je jetai l’oiseau bien loin de moi.

Grâce aux connaissances que j’avais acquises en m’initiant aux études de mon cher Stanislas, je venais d’échapper à la mort, car la chair imprégnée de ce poison n’eut pas tardé à me faire sentir ses effets toxiques, et je ne connaissais rien autour de moi qui pût en paralyser l’action. Le seul contre-poison connu est l’ammoniaque liquide étendu d’eau, encore faut-il que cette substance soit administrée immédiatement, car plus l’acide hydrocyanique est concentré, plus il tue rapidement : lorsqu’il est pur, ses effets sont prompts comme la foudre.

J’eus bientôt réparé le déficit causé à mon souper et dès lors, j’examinai toujours soigneusement l’estomac des animaux dont je faisais ma nourriture.

J’étais un matin couché près d’un petit bouquet d’arbres qui croissaient au bord du ruisseau : je suivais avec intérêt les évolutions des martins pêcheurs alcyons qui décrivaient à la surface de l’eau leurs cercles rapides.

Cet oiseau, long d’environ vingt-cinq centimètres, a la poitrine blanche traversée par un large ceinturon bleu, ainsi que les ailes ; une tache blanche s’étend entre le bec et l’œil, et les plumes du sommet de la tête se dressent élégamment en forme de huppe : il porte en Amérique le nom de Jaguacati.

Rien n’était gracieux comme ces jolis animaux, lorsque, partant comme un trait de la branche où ils étaient perchés, ils se précipitaient sur le poisson qu’ils avaient aperçu entre deux eaux, plongeaient et reparaissaient tenant leur proie dans leur bec : puis ils l’allaient battre sur une pierre afin de l’assommer avant de l’avaler.

Je fus distrait de ce spectacle par le chant de deux oiseaux de dix-neuf à vingt centimètres de long, dont le corps était d’un noir violet et la tête et le cou gris brun. Ils étaient perchés de chaque côté et à peu de distance du nid d’une fauvette tachetée ou figuier tacheté.

C’étaient deux carouges brunets, mâle et femelle. Ils paraissaient regarder avec beaucoup d’attention la fauvette qui se tenait sur le nid en train de couver, et se faisaient de temps en temps part de leurs observations.

Je voulus vérifier un fait dont j’avais lu la relation dans un ouvrage d’histoire naturelle, et je grimpai sur l’arbre.

Les trois oiseaux s’envolèrent. Je trouvai dans le nid trois œufs de fauvette, puis en écartant avec précaution la paroi inférieure j’aperçus un œuf de carouge beaucoup plus gros que les autres et qui était entièrement caché et séparé par le duvet et les herbes molles qui formaient le fond du nid.

Je redescendis après avoir remis les choses dans leur premier état, et bientôt après je vis les trois oiseaux accourir et reprendre leur poste.

Voici quelques explications sur ce fait singulier.

Dès que le figuier a terminé son nid et un peu avant la ponte, le carouge femelle arrive, creuse dans le fond un trou où elle dépose un œuf, le recouvre avec précaution et de manière à le cacher, puis elle laisse à la couveuse étrangère la tâche de donner au jeune carouge la chaleur et les soins nécessaires à l’éclosion.

Pendant tout le temps de l’incubation les carouges font sentinelle dans les environs du nid et semblent surveiller les figuiers dans tous leurs mouvements. Dès que ceux-ci s’absentent ensemble, on voit les brunets courir au nid, regarder si leur œuf est encore là ou si le petit éclos se porte bien, puis se retirer à l’approche des maîtres de la maison.

Ce fait est analogue à ce que nous savons des mœurs du coucou, avec cette différence que le carouge ne jette pas les œufs de la fauvette pour mettre les siens à leur place et que le jeune brunet ne dévore pas ses frères de lait, comme cela arrive souvent au jeune coucou vorace quand il ne les précipite pas en bas du nid en les soulevant par-dessus les bords. Au contraire, toute la couvée reçoit les mêmes soins et en profite également, et on ne s’est jamais aperçu que la présence d’un étranger fût un sujet de discorde dans la famille du figuier.

Au moment où j’allais quitter ces charmants oiseaux, je vis le mâle de la fauvette arriver à tire-d’ailes, courir au nid, puis revenir se percher à quelques pas de moi sur la branche flexible d’un cotonnier où je pus l’examiner à loisir.

Long de douze centimètres environ, cet oiseau a la tête et le dessous du corps d’un beau jaune avec des taches rougeâtres qui couvrent toute la partie inférieure du cou, la poitrine et les flancs. Le dessous du corps est vert-olive ainsi que les ailes qui sont en outre bordées de jaune éclatant ; le bec et les pieds sont noirs et lustrés.

Je continuai pendant plusieurs jours mes courses aux environs et chaque fois je faisais des découvertes ou des observations curieuses et intéressantes qui venaient augmenter mes connaissances en histoire naturelle et qui m’étaient d’autant plus précieuses qu’elles étaient faites dans le grand livre de la nature ouvert à l’infini devant moi.