Presses universitaires de France (p. 23-57).

AMANTS


« L’amour c’est la marche à la perfection, »
dit Georges Polti.

Donc pour fonder un bel amour, ne nous laissons envahir par aucune habitude. Le jeu, la compétition, l’alcool sont autant de fléaux, assassins du bonheur. Ils nous ferment les routes de la perfection donc celles de la joie.

De plus les trois fléaux que je viens d’indiquer, par la trépidation qu’ils infligent à la vie, nous en ôtent le goût. Ils en tuent la saveur et font de nous des morts moraux[1], sans parler des suicidés pour le jeu, des maladies mortelles par forçage du cœur (pour la compétition sportive, la folie ou la cirrhose du foie pour les alcooliques, etc.). Ils nous font perdre la direction du destin (du meilleur). Ils nous en font lâcher les leviers de commande.

Une seule de ces manies et nous ne pouvons plus aller que droit sur le gouffre.

Et cependant rien n’est jamais perdu.

Sens-tu, mon frère, qu’un de ces trois désordres te guette ou t’a saisi ? Ou telle autre manie que tu crois innocente et qui est dramatique sitôt qu’elle empiète et devient l’idée fixe ?

— Ne partez pas en lâche, Madame. La défaitiste elle aussi est un traître. Posez vos conditions. Dites : « Si tu ne vis pas comme tu te le dois, je pars. » Au début, lui remué de fond en comble, céderait. Il sacrifierait son vice.

Un drame du mutisme.

M. Duclos, à Nice, intermédiaire, jouait au baccarat. Mais il était sauvable car il chérissait sa femme douce, dévouée, charmante.

Il fit de mauvaises affaires. Jouant et perdant il ne put payer ses échéances et s’égara. Il soigna les oiseaux avec sa femme en chantant comme chaque matin, et sitôt qu’elle fut sortie, il lui posa ce billet sur la table :

« Pardon du mal que je vais te faire. Le jeu me tient. Je suis perdu. Je veux être enterré au Lavandou. Je te chéris. »

Erreur criminelle : Il en immolait deux par son suicide : — « J’aurais travaillé pour lui avec tant de joie » me disait-elle en sanglotant.

Ainsi fut-il privé 1 — de savoir jusqu’où il était aimé ; 2 — de faire sa preuve de courage en s’arrachant du jeu et rebâtissant sa vie à cinquante ans. Et 3 — « Ah je l’aurais aidé à remonter » dit son patron qui le regrette.

Duclos avait aussi perdu ce réconfort fraternel, bref tout le meilleur de la vie.

Tout cela pour n’avoir échangé avec la compagne que les faits divers, puis la joie, le plaisir, le travail ; mais non l’essentiel (ce qui donne ou qui ôte le courage) et pour avoir méconnu le secours inépuisable de la femme au grand cœur.

Dans un tel cas, mon ami n’hésite pas ; jette-toi dans les bras de ton amie et charge-la d’étrangler ton démon avant qu’il te dévore. Dis-lui : « Enferme-moi, rosse-moi s’il le faut, mais défais-moi du jeu, de la manie. »

La femme et la plus jeune adore te sauver. Simplicité, bonenfantisme et vivre à cœur ouvert. S’appuyer l’un sur l’autre pour vivre double et mieux, et plus haut surtout que la convoitise. Sans compter que tu n’as pas de plus beau moyen pour devenir le maître de sa joie[2].

Toi jeune femme
si le vice du luxe commence à t’enserrer, dis à l’amour de t’en punir bien vite en t’ôtant les moyens de t’y livrer. Habille-toi d’un sac plutôt que de choir là.

Ou si un homme, hier, à la volée, te plut et si son visage commence à te poursuivre, dis sans tarder à l’homme de ton cœur, à celui qui est ton centre, ta racine, le seul qui t’accompagnera, dans la maladie, dans l’âge, dans la mort, dis-lui : « Au secours, guéris-moi, emmène-moi, garde-moi de plus près. »

La peur du mot.
Ce qui perd les unions, c’est la timidité, la peur du mot. On accomplit des meurtres faute d’avoir parlé à son amour.

Aberration. Pis que cela : Ruine du cœur qui ne vit, ne prospère que de se confier. Ayons le courage du mot pour sauver l’essentiel et garder en mains notre meilleur destin.

Elles s’en vont, les sottes, sans rien dire. Et eux aussi quand tout était sauvable et chacun est volé. Mais rattrapez-vous : les recommencements sont plus chauds que les prémices.

Puis l’appel au secours bien net ainsi jeté porte en soi la plus belle des vertus conjugales et je voudrais dire conjuguantes : « Arrête-toi, écoute-moi, c’est grave. »

Il faut un peu terrifier l’amour pour qu’il arrête d’un seul coup la mécanique du jour vécu.

Et répéter jusqu’à effet : « Arrête-toi, cher être et sauve-moi. »

Et puis parler. Débrider et vider l’abcès jusqu’au squelette : se remettre aux mains de l’ami le touchera droit aux entrailles. L’homme aime tant notre faiblesse ! Et ce qu’on ne sait pas assez, par ce cri de sa naufragée qui s’accroche à lui, l’homme, le protecteur aimera cent fois plus sa grande devenue pour un jour de transes sa petite.

Cent fleurs du cœur naîtront de l’humble aveu. Et le bonheur s’en repaîtra.

Saveur des grâces
de l’aveu de faiblesse, on n’a pas assez dit aux amants votre parfum de plénitude, votre goût d’aube et de rosée.


L’amour veut qu’on demande.
Et soyons modestes. Les âmes trop fières et qui veulent donner sans demander se trompent. L’amour n’aime pas cet orgueil. Les stoïques le glacent. Et pourvu qu’Elle ou Lui, n’abuse pas — l’amour veut tant de mesure et de respect — le cher autre aime qu’on demande. Il choisit le poussin piailleur qui l’appelle pour tout. Il est pris par l’enfant petit qui se cache en la femme forte, en le garçon musclé de cœur comme de corps.


Nos vertus ne font pas peur à l’amour
ainsi que le disait l’éducation sentimentale des roués. Elles sont au contraire, ses ailes et sa solidité. Mais il est clair qu’en attitude, il faut nous les faire pardonner par la grâce. L’amour est un artiste et la seule attitude est d’y être agréable. C’est pourquoi la gaieté est si forte sur lui. Il aime nos vertus qui le rassurent ; mais il a besoin de s’en reposer par ces travers ingénus que les gens secs appellent nos défauts et qui sont ces mollesses, ces penchants qui nous expriment et sont notre saveur particulière. Ils portent notre air de visage, l’intimité, la personnalité de l’aimé et font lever la tendresse en les deux. Ces imperfections nous enferment ensemble. C’est par elles que nous ne ressemblons à personne et devenons matière d’art.
Si, dans ce préambule,
j’ai tiré le sens religieux sur l’amour, c’est qu’il ne peut se passer d’une foi, d’une étoile, c’est que nous ne sommes pas des morceaux de viande, mais des émanations de la divinité. « Vous êtes des dieux » dit Jésus qui, en amour, a tout apporté.

Si je découds les lèvres des amants, si je veux qu’entre eux l’essentiel transparaisse, c’est pour leur éviter plus tard l’horreur de vivre moralement chacun de son côté, quelquefois dans le même lit, quand les maladresses ont tué la première fougue.

Je vais pénétrer maintenant dans leur maison, dans leur journée, les prendre par la main pour les aider. On ne peut aider que par les détails.

Je les déniaiserai non de leur innocence, ce trésor, mais de leur sécheresse, cette mort, de leur raideur et de leurs préjugés.


Ce livre étant celui de l’absolu[3],
nous appelons amants ceux qui s’aiment profondément et sont unis par un lien que nuis envieux n’entameront et que la mort épanouira, l’amour étant la seule preuve de l’immortalité avancée parmi nous.

Quels amants ne l’ont pas connu à ce soulèvement qui fait qu’ils ne sentent plus le sol, comme s’ils s’enlevaient de terre dès qu’un attrait puissant se lève en eux.

La grâce ou la beauté ?

Quand l’amour doit être tout le soleil d’un temps d’épreuves, gardons-nous bien de l’appauvrir. La culture physique, une certaine hygiène ont vulgarisé, ont généralisé la beauté moyenne ; mais elles ont brusqué la grâce, elles ont attenté à la séduction secrète de chacune. Je vois la beauté publique partout. Mais son visage est immobile. Elle rit, mais on ne la voit guère sourire à son amour. Quand j’en demande la raison :

— Les garçons nous veulent brèves et directes comme eux, me disent les filles asservies. « Nous sommes comme ils nous veulent. »

Je réponds : — Dites plutôt comme veulent leurs aises, c’est-à-dire ce à quoi on ne pense pas ; mais non comme le veulent leur passion, ni leur fantaisie. Ne savez-vous plus qu’ils aiment surtout être surpris ? Et comment les surprendrez-vous et les ravirez-vous si vous n’êtes que celle qu’ils ont prévue, voulue ?

Ainsi vous les verrez repus, mais jamais, pauvres filles, ivres de vous comme nous les voyions de nous.

Les filles. — Ils n’aiment plus la douceur, la lenteur. L’allure aimable de nos mères les impatiente, les agace.

Moi. — Jamais vous ne me ferez croire que l’homme peut aimer au suprême degré celle qui lui ressemble.

Les filles obstinées. — Ils n’aiment plus la grâce, les manières.

Ma réponse. — Ah pardon, ne confondez pas. La grâce c’est le naturel qui aime. C’est le cœur ensoleillé qui passe sur les traits. S’il y avait la moindre manière dans un visage, ou dans l’allure, la grâce en mourrait aussitôt…

La grâce est ce que Rodin voit passer sur une face de vierge quand il dit : « Le tranquille beau temps de ses yeux. »

Si vous me dites que le garçon n’endure plus la grâce, c’est que jamais il n’aimera ou qu’il se trompe de mot[4]. Et croyez-moi, vos allures cassantes, explosives ne l’attacheront pas jusqu’à l’enchantement qui sillonnait le visage de nos maris quand nous leur souriions en silence à plein cœur.

Vous serez peut-être pour eux « l’ami qui a des hanches » que cherchait Baudelaire ; mais si vous leur montrez cette face de pierre, comment serez-vous la consolatrice qui faisait ce visage transporté de plaisir à notre compagnon quand il rentrait recru par la journée de déceptions, de lutte, et que nous donnions à l’accueil toute sa force de plaisir. Ah croyez-moi, cessez de fracasser les charmes, de bruit, d’éclats de voix ! Le charme est un oiseau. Cessez de l’effrayer.

Ajoutez, ne soustrayez rien à la séduction. Prenez donc aux aînées leur empire sur l’homme et joignez leur attrait au vôtre qui a sa crânerie au lieu de vous en dépouiller — pour changer. Différer c’est haïr, ce n’est qu’une conception de chenille, mais de celle qui ne veut pas devenir papillon.


Et l’infirmière sans la grâce,
près des faibles corps déchirés, la voyez-vous, jeunesse ? ou simplement auprès des cœurs à vif ?

« Vous ne saurez jamais, vous femmes, avec quels gestes de soie il faut aborder notre sensibilité » disait Alfred Mortier.

L’homme délicat l’est tellement plus que nous ! Le rêve lui a fait tant de mal ! Il faut que la grâce en silence étonne sans l’effarer son rêve, qu’elle le berce en le comblant. L’amour est un frémissement, dans un mystère[5]. Si vous êtes sensible, baissez la voix, Madame, quand il passe.

La grâce lénifie, pacifie ; elle guérit les plaies du corps, du cœur, l’indifférence. Seule elle rend active et bonne la beauté qui, sans elle, n’est qu’une statue barbare à laquelle le monde ne peut que se blesser.


Savoir remercier.

Voyez-vous par exemple ce monstre, l’idole qui ne sait pas remercier, qui prend le don du cœur comme chose courante, et quand l’homme lui dit du fond de sa ferveur en poète éperdu : « Liane, je suis à vous » le voyez-vous le butor féminin, du fond de sa sécheresse impavide qui n’a pas tremblé ni reçu l’offrande de l’homme comme on prie, cette offre d’un cœur courageux puisqu’il ose le don, engage l’avenir dès que parle sa foi ? Voyez-vous le monde privé du merci de la femme, de l’homme, du merci de l’enfant à la vieillesse émue ? Il deviendrait la face de l’enfer, la face froide, la pire.

Est-ce contre cela, contre la mort des grâces que Rainer Maria Rilke a dit : « Le beau c’est le début du terrible. » Ce mot redoutable porte-t-il pas en soi tout le mal que peut faire la beauté sans la grâce ?

Puis la beauté est de partout, internationale par essence. La grâce qui emmène la tendresse est française. C’est la forme spirituelle, donc tolérable de l’ardeur, c’est sa coquetterie.

C’en est la forme parisienne.

Rendez la grâce, jeunes filles, à ce peuple ulcéré. Sans la grâce des vierges, des jeunes épouses, des mères embrasées, sans les yeux en fleurs de la jeunesse qui aime, le bonheur s’enfuirait transi, épouvanté.

Vous filles brusques,
ne découronnez pas la France de ce joyau : la grâce de ses femmes car vous y perdriez celle des hommes où est leur foi qui sent si bon ! Vous feriez enfuir ces trésors de la vie donc de l’art : le sourire du héros malheureux, et celui du jeune butor, de la belle brute, qui sous la douceur de la femme, s’assouplit, s’ouvre à la vie et se fait homme humain, toute la lyre enfin de la grâce virile dont le chant ne s’élève qu’apprivoisé par le sourire de l’amante.

Et surtout rapprenez à la beauté
qu’elle se déshonore en s’affirmant rude et fatale.

Si elle, qui apporte l’harmonie, la chasse de ses lèvres et de ses yeux, elle ferme le paradis naturel dont elle était la rose et la musique.

On ne triomphe à fond que de ravir.

Comment la ravageuse pourrait-elle être heureuse ?

La vie n’est paradis que si l’on aime partout même dans les moyens d’arriver à l’amour, que si l’on dit : oui à tout bon visage. Qui dit non à tous, est toujours malheureux. C’est le non de Satan qui ne craint que l’accord.

La beauté plus que tous a besoin de l’amour puisqu’elle y fut prédestinée ; le chasse-t-elle par sa froideur, elle n’a plus affaire qu’à la tentation de l’homme… qui va de l’une à l’autre. De plus elle se momifie car l’amour seul rafraîchit éternellement la face.

Et méditez le seul traitement de beauté qui ne variera pas : La star à la face immobile qui se refuse à la douceur n’est plus à quarante ans que vieille peau.

Tandis que je vois des grands-mères dévouées, à soixante ans en porter trente en poussant la voiture de leurs petits-enfants.

Et n’oubliez pas le genre canaille
et de mauvais aloi de la beauté qui traite l’homme de Turc à Maure, disant : Rien ne me résistera.

— Que si, ma belle ! Elles sont légion ces souveraines de vingt-cinq ans que j’ai vues vieillir seules.

L’homme est nerveux. La porte est ouverte. Si tu le laisses seul de cœur, comment veux-tu que, le vantail de ta porte poussé, il n’évoque pas ta parente modeste ou ton amie qui, si souvent l’a plaint, qui a un culte pour lui, qui n’ose pas l’espérer et qui va lui sourire à plein cœur, comme à son messie.


L’amour nous égalise toutes.

Modestie. Les femmes que j’ai vues aimées fanatiquement étaient laides. Mais comme elles aimaient ! L’amour va à l’amour. Cette fièvre s’attrape. Aussi elles savaient aimer. Fais tes études.

Si tu veux la joie,
homme, veille à tes mots. Toi le chef de la paire ; fais-les doux et légers pour plaire et insistants. Et qu’ils fassent justice à son zèle pour toi.

Le paradis entre vous deux, c’est voir ce que Dieu mit en elle entre tes bras et le lui dire. Et quand il s’efforce pour toi, Marthe, c’est de lui dire : « Quand tu comprends, je te dois tout. Tu me dois l’autre tout. » Et de rire de joie et de rire d’amour.

La crânerie de décrets est de mise. Car il ne faut pas oublier de lui donner conscience de toi, fille de braves.

Toi, mon ami,
pour être doux comme tous les vrais mâles, c’est-à-dire bienfaisant, réparateur du mal fait à la plus faible, depuis le fond des âges, dis-toi donc :

Même à l’état robuste elle est l’écorchée vive dans notre état social — où rien n’est préparé ni ménagé pour elle si je n’arrive à sa rescousse, moi dictateur de la joie.

L’amour vient pour guérir de douceur le mal fait à la femme par nos lois :

(Droit romain. Code Napoléon, codes de guerre et misogynes, accablant la plus faible, la réduisant à rien. Voir et revoir le code de l’Éternelle Mineure vénéré des juristes, par Paul de Lauribar.)

Et dès ce soir, toi femme
renonce à la bassesse de croire qu’il te faut obéir à l’amour pour lui plaire. J’entends quant à ton attitude lorsqu’il empiète jusqu’à te la dicter.

Il te faut, au contraire, lui varier l’horizon. Oublies-tu son goût d’aventures, de fables, de féerie et sa soif de voyages ? Il veut voir le monde en son jardin {Le grand Meaulnes d’Alain Fournier). Il veut même voir la tragédie dans sa chambre comme le montre Cocteau dans ses Enfants terribles.

Ce qu’il t’a demandé, aussitôt formulé l’ennuie déjà. A toi de prévoir ce qu’il n’a pas demandé. Être deux, c’est cela. Si tu le doubles seulement il bâillera. Et demain tu l’assommeras.

Ajoute-toi. Invente.


Si tu ne trouves pas,
appelle tes aînées. Ta conception de la vie moderne : tourner le dos à ma génération étant hostile, acrimonieuse, ne te donnera rien. Saisis-toi des recettes que nous te tendons pour fortifier l’amour.

Les nôtres étaient simples : N’aimer que celui qui se montre notre ami, celui de notre individu ; parmi ceux qui sont sensibles à notre personne, préférer ceux qui vont à notre personnage. Quand l’ami est trouvé, rester transparente pour lui. Amour c’est lumière d’abord. Exprimer seulement sans bluff ce que nous ressentons. Il y faut se traduire. Mais se traduire naturellement est un art pour ne pas répéter les lieux communs de la sensiblerie. Il y faut le choix artiste, le respect du mystère. Cultive-toi, jeune fille, toi aussi jeunesse virile, pour être digne de l’amour.

Discrétion, tact, mesure, modestie ou tu n’es pas français. Et puis oser, t’oser en ton unicité, ta qualité.

Puis l’amour est un prince de clarté, en même temps qu’il est un charmant ouvrier très adroit de ses mains. Et le fat des deux sexes, le fourbe, le vantard avec cet air voyou qui farce et ne respecte rien ne fait pas long feu avec lui.

L’amour est un archange.

Et vous garçons,
dites-vous bien comme les filles et à tout âge que toute suffisance, toute jactance vous ôte un moyen de prendre et de garder la fille de choix, celle qui est d’une honnête famille où l’on voit droit et clair, dans ce bon peuple solide par excellence.

Elle sait que la vanité entame la droiture et que sans droiture l’homme n’est pas un mâle. On a dit de notre peuple qu’il était de bon sens ; mais ce qu’on ne dit pas et que la vie m’a fait voir à trente ans, où j’eus la preuve que le bon sens voyait plus loin que l’espoir, c’est ceci : Le bon sens est plus vaste que la chimère.


Ne te compose pas,
ne te combine pas pour être aimé. Mais ne répète pas ce qu’on t’a dit ni ce qu’on écrit sur l’amour. C’est chez nous le crachat de la sagesse à peine. Il y paraît que dans ses Pensées sur l’amour, le Français trop sensible à la femme ne le lui pardonne pas et se venge d’aimer. Il ne sait pas sortir de ce ton plaisantin de vieux monsieur acide pour parler de sa source, de sa fin. Simple tic.

Qu’il était plus viril le don du chevalier à sa dame, qu’il confessait en portant ses couleurs !

Tu vaux mieux que ton temps. Exprime-toi, c’est loin. Il y faut des lectures. Rends aux Lettres leur rôle celui de te former, c’est-à-dire demande-leur de t’apprendre sur la vie quelque chose, jusqu’à ta mort incluse.

L’art d’apprendre à ne pas molester un être faute d’attention en voulant le servir à la « va-vite » comme on se débarrasse[6], l’art de vivre enfin c’est-à-dire d’aimer. Que serait donc l’amour si ce n’était pas l’art de vivre ? Il dérangerait tout. Tandis que l’amour bien vécu et respecté arrange tout exactement,

tes affaires y comprises mon ami.


Et puis montons, jeunesse
de tout âge. Sortons de la politique du ventre et du cabas. Ne répétons pas tout le jour : Pas assez de pain, de calories, de sucre, pas de ris. Sans huile ni presque de beurre ni de viande, sans allumage pour le trop maigre feu, que devenir ?

Demande-nous nos trucs. Au lieu de vouloir enterrer une génération sous l’autre, emprunte-nous notre art de travailler quinze heures et sous-alimentés, tandis que nos trente ans repus n’en faisaient pas le tiers. Puisqu’on ne peut plus mijoter, chers gourmets, dans la bonne tiédeur et moiteur d’entrailles douillettes, profitons-en pour brûler d’âme pour notre race, aidons-la, secourons-la dans sa chair, dans sa beauté, dans sa valeur ; et nous serons autrement réchauffés que par la tranche de gigot qui nous manque et le feu qui ne veut pas prendre, y mettrait-on la littérature d’hier, celle de M. et de Mme Frisson qui n’arrangea pas précisément notre histoire.


Et quant à réchauffer nos pauvres,
obtenons du vénéré chef de l’État pour le Secours d’entr’aide d’hiver qu’il soit organisé dans chaque école et chaque mairie par les plus estimées des mères de famille ayant mené à bien sans aide quatre ou cinq enfants.

Dans quatre écoles dont celle de la rue Ampère où fut proposé le paquet de ma maison

1. — On nous a dit de ne pas l’apporter ;

2. — Qu’on le ferait prendre.

On n’est jamais venu. De quel droit oublia-t-on ma rue c’est-à-dire bien d’autres ?

Une dame écrivait nos noms et adresses.

Un monsieur fumait son cigare.

Ceux qui feraient la distribution d’hiver n’auraient pas de main libre pour fumer. Pas de gens à ces écoles distributives que ceux qui touchent aux besognes d’amour, aux ballots de l’entr’aide ; qui les chargent et les portent directement aux pauvres.

Utilisons les mères dont les enfants sont grands. Aimer c’est employer soudain tout ce qui sait aimer avec suite, avec force, avec ordre, le salut pour les autres et sans jamais laisser sur demain la tâche d’aujourd’hui.

Le seul principe utile du travail de secours, comme de tout travail car tout travail sauve de nombreux êtres : Se débarrasser au réveil ou à l’arrivée au bureau, à l’école, du paquet le plus pesant, de la tâche la plus lourde et la plus embêtante, celle qui semblerait décourageante si on ne l’empoignait pas avec ses forces fraîches et avant la fatigue.

Sitôt que le plus lourd est fait, on a des ailes pour le reste. Et par ces gelées de janvier, on a chaud.


Tu aimes comme tu travailles.

Tu vises, mon ami, cette jeune artiste qui étudie la sculpture ? Tiens-toi bien : elle sait ce que signifie le geste…

S’il est direct, s’il fonce, elle est tranquille. S’il est mou, s’il lanterne, si les bras sont ballants, la poignée de main veule, elle est fixée. Tu n’es pas pour elle vaillante.

La jeune artiste te plaît au grave ? Soit. Ne te machine pas surtout : ça se verrait. Sois instantanément celui qu’elle attend de toi, ressuscite par elle et tu seras heureux.

Tu aimes, tu te bats
comme tu travailles. Le travail c’est le combat pour la paix, pour l’amour.

L’homme ou la femme qui ne veut pas travailler ou qui veut travailler le moins possible, travaille pour l’ennemi, pour la mort.


Trois jeunes ouvriers délurés et charmants,
plombiers peut-être, dans ma rue, entouraient hier mon trottoir ouvert sur un point : « Il faut faire ceci » dit l’un qui pérora là-dessus deux minutes. « Et ceci » dit le deuxième. « Moi dit le troisième je commencerais par… » Et il alla chercher l’outil oublié.

« Écoutez-les, dit ma mercière sur sa porte. Ils sont là depuis vingt minutes et vous savez le prix de l’heure. Chacun dit à l’autre : « Fais ça, nul ne commence et voilà de quoi nous mourons. »

Péguy le leur avait crié : « Est-ce toi, le premier peuple hier sur les chantiers du monde, qui mets ton génie à n’en plus « fiche un coup ? »

Si tu ne brûles pas le travail, mon ami, et le travail des bras, et toi, cher intellectuel tout aussi bien, la fille de valeur — qui est chez elle avant l’heure des cours à la Sorbonne — un bourreau de besogne pour épargner sa mère, ne voudra pas de toi.

C’est au travail qu’il te faut être un brave.

Quant au relèvement économique
du pays, ne compte pas sur le voisin, commence. Chéris la France, la mère de tes pères, elle qui te suspend à son sein, à ses souffrances, à sa fortune.

Un jeune homme de banque me disait ce mois-ci : « La nation pleine d’activité ne demande qu’à remonter.

— Mais comment, demandai-je, lui sachant des lueurs sur son métier : l’argent, et (il s’était engagé à dix-huit ans en 1914) un ardent attachement à son pays.

— Oh, me dit-il, c’est simple. Il faut que les gens d’argent le fassent travailler français. » Il entendait que chacun fasse travailler l’argent aux entreprises françaises. Écoutons-le. Ne laisse pas ton magot dans le tiroir. Ne laisse pas tarir le sein de la mèrepatrie.

Rassurons les fondements du travail.

Les amants.

Soient-ils séparés de corps par le respect pour un autre être cher ou par un potentat mâle ou femelle qui leur refuse le divorce, ne fassent-ils que causer et s’écrire, soient-ils liés par la chair et ne fassent-ils que se visiter, ou vivent-ils ensemble, respectons-les car tout lien, tout accord est sacré.

Nous ne prendrons ici sous la rubrique : Amants que ceux qui s’aiment assez fort pour avoir senti qu’ils ne pourraient pas se perdre.

Je noterai seulement les nuances que leur inflige leur état particulier.

Quant aux amants qui vivent ensemble en attendant de pouvoir se marier, n’étant liés que par une mutuelle estime, ils se devraient par élégance plus d’égards encore que les époux. Ils éprouvent même le besoin, pour ne pas se sentir trop en deçà de l’honneur, d’affecter l’orgueil de se croire au-dessus puisqu’ils se sont passés, disent-ils, de se faire attacher ensemble par la loi.

Si tolérant soit-on, ils restent cependant des réprouvés dans la nation du couple uni par Dieu, celle qui fait la force du pays.

L’émotion de la virginité.

Les sacrilèges, les enfants, les gâcheurs qui laissent l’émotion de leur virginité aux mains d’un étranger, d’une étrangère, ceux qui se livrent aux hasards de la chasse, y contractent les habitudes, les manies qui leur gâteront à jamais la fraîcheur de l’amour, son goût de renouveau perpétuel. Ces damnés de l’inconscience, de l’ignorance, de la pègre amoureuse n’auront pas ici leur casier car ils se sont placés du premier coup hors de la vie sentimentale.

Si l’effroi des seuls sévices, des maladies n’en garde pas les oiselles qui sortent seules, pourquoi faut-il qu’elles n’aient pas entendu les cris perçants de ces pauvrettes dans un hôtel de passage autour de la gare Saint-Lazare, d’où j’installai ma dernière maison.

La génération saine le sait bien : C’est tout neufs que Daphnis et Chloé doivent se marier.


Les amants de la rue.

Elle et lui, les amis sans vergogne auxquels un banc suffit pour se tenir les mains et être heureux, ont toute ma sympathie. Ces moineaux francs qu’on voit au retour de Nice en arrivant par la gare de Lyon, le long des Tuileries se tenir sous le bras, à la taille, aux épaules, avec un parfait mépris des passants, ceux-là sont spécifiquement parisiens.

Ces doux effrontés ne voient rien. Ils ne sentent qu’eux-mêmes. Mais ne sachant où les prendre, à la sortie du bureau, de l’atelier, nul ne peut connaître leurs mœurs que nous entrevoyons à la volée. Ils sont la signature de Paris. La province n’aime pas avec cette insolence.

Ils assènent leur dieu au promeneur veuf ou abandonné ou à la vieille fille. Ils les laissent transis de célibat et passent après avoir magnifié la rue. Eux aussi sont sacrés ; ceux-là s’épouseront.


Les amants sans logis.

Ceux-là sans feu ni lieu, lui chez sa mère, elle mal mariée ne peuvent se voir, dignes et peu fortunés, depuis que les « thés » sont trop chers, qu’aux musées ou dans le métro. Ils ne s’embrassent pas. Il ne la tient pas même sous le bras, par une décence pour sa famille à elle qu’elle impose à l’ami.

On n’imagine pas le nombre des amants qui ne se prennent pas et qui n’en auraient pas la place puisqu’ils ont leur camping sur la chaussée.

Quant à ceux qui ne s’embrasseraient pas, même s’ils le pouvaient, ils sont légion. Croire le contraire c’est ignorer le Paris le plus intéressant, celui des artistes, des femmes fines et fières, des gens enfin ayant une haute conception de l’amour, nier les amours d’esprit c’est méconnaître, c’est blasphémer Paris et ses idéalistes. Il en pousse partout.

Ces oiseaux sans perchoir sont bien exquis. Sans pouvoir ou sans vouloir s’approcher du feu, mais pour ne pas se perdre, ils l’attisent autant qu’ils peuvent et s’y consument. Dieu les aime.

Les amants en visites.

Je dois une mention à ceux-là qui ne se voient qu’en visites chez ; les autres et sous le feu croisé des regards salissants. Le 5 à 7 est bien touché, car chacun travaille dans la classe élégante et jusqu’à six heures du soir en rentrant, il faut pourvoir à l’aliment du lendemain pour éviter les queues devant les fournisseurs.

Ne va-t-il rester aux amants chassés de partout que la chambre meublée à mi-chemin du travail et de la demeure, si l’ami ou l’amie est marié ou si l’amante est une jeune fille à qui ses parents refusent ce mariage ? Quelle horreur d’être vue sortant de là !

Décidément, pauvres amis, vous aurez bien mérité de l’amour quand vous aurez gagné le port, le mariage ; car la société brutale vous y coince de plus en plus en vous retirant tout abri hors de lui.


Les amants sans caresses.

Moi qui donne en tout la prédominance au poème sur la réalité, que j’aime ces amants brûlants qui ne s’accordent rien qu’une pression du bras ou du poignet, qu’un baiser sur les yeux, les lèvres ou le front, dans un square ou sous une porte. Il est beau, puisque partout la libido prévaut, que ces démons lui fassent baisser le nez.

Ils défient la nature et la soulèvent vers le dieu. C’est l’espèce dont se fait l’histoire de l’amour. Ils sont les seuls à garder leur prestige et nous laissent leur nom pour avoir tout demandé à la flamme et sans la ramener à la chaleur de sexe.


La fille sans mystère ou
facile, écuelle de l’amour.

À vrai dire je ne crois qu’à la fantaisie d’en haut pour maintenir toujours les êtres l’un vers l’autre. J’ai vu qu’elle crève souvent quand on se touche et j’y ai pris la plus plate opinion des frictions et fricassées de corps quand elles n’aiguisent pas les deux individus.

Quand les lettres d’un homme, hier malheureux par la privation de la femme élue, baissent sous les caresses dont une autre l’accable, que je le plains d’un bonheur qui déprime ! Que le poème est plus vif que la vie !

Les amants sans preuves.

Ils obtiennent tout l’un de l’autre, parce qu’en eux l’exaltation qui devient leur climat est chargée de pouvoirs non employés.

Étant donné qu’en amour une seule chose ne prouve rien : c’est la preuve, ces amants sont donc les seuls étranges, curieux et dépendant du merveilleux. Je vais donc les interroger.

La femme y devient l’inspiratrice
et c’est Béatrice pour Dante quoique le poète ait eu à mettre tout en elle sauf la beauté. N’était-elle pas médiocre jusqu’à rire de Dante, de son trouble quand elle le vit du fond de la salle de réception entrer chez leurs amies, bouleversé, malade d’elle.

Elle n’était donc qu’une âme vulgaire. Il l’avait vue passer à neuf ans à Florence sur le pont de l’Arno et quel empire elle eut sur lui pour qu’il put en écrire plus tard : « Quand je voyais ton sourire, je ne me sentais plus un ennemi[7]. »

S’il la déifiée c’est de ne pas l’avoir eue.


« Aimer, dit Georges Polti,
c’est voir apparaître Dieu. »


Aimer sans prendre, oui.

Et l’on aurait la force de soulever le monde quand on trouve une inspiratrice si l’on rapprenait à s’en faire un culte.

Quant à Laure, la fine dame aux onze enfants, qu’on vit souvent à la messe avec eux, elle n’a pas aimé Pétrarque ; mais elle se plaisait à longer avec lui la Sorgue[8] entraînant l’idolâtrie du poète dans les voiles de son hennin perlé.

Elle lui dit dans Les Églogues de Pétrarque :

« Parlez-moi, mais souvenez-vous de mettre un frein à vos mains avides. »

J’appelle donc amour le sentiment de Pétrarque parce qu’il a tenté la consécration physique et porté des mains dûment énervées sur la manche de Laure, puisqu’elle dut lui faire cette réponse confirmée dans Le Secret de Pétrarque.

(Laure y est son laurier car elle l’a fait travailler.)

— Mais encore, dit-elle, quel espoir suprême nourrit votre amour ?

Pétrarque (il s’intitule Stupée) : « Stupée, berger pauvre sera riche si ses vers vous paraissent beaux. »

Laure : « Donnez-moi le rameau que la reine de Castalie vous a confié. » Elle le prend et le lui tendant :

« Gardez ce présent d’elle qui est en même temps le mien, laissez les autres soucis et soyez désormais à nous. »

Fait-elle assez bon marché de la jeunesse niée de son adorateur ?

Mais quelle forte raison elle a d’être odieusement femme de lettres, de veiller sur elle et sur son renom d’abord puisque Stupée s’écrie :

— « Maintenant je suis heureux de mes veilles. Il m’est doux de me rappeler mes travaux. »

Puisqu’elle le laisse ainsi haut en lui, c’est qu’elle a bien parlé. C’est qu’au poète, à son génie, il fallait ce clair et sec langage d’étoile. Pour avoir osé guider, pour avoir été le contraire d’une femme, elle en devient l’un des plus flamboyants symboles.

Elle est sauvée de la nuit et s’en sauve pour avoir dit en propres termes : « Illustre-moi. Illustre-toi en moi. » Elle savait, la fine mouche, qu’on ne célèbre pas celles qu’on a. On les cache.

Et refusant Pétrarque, le sauvant de la vie, elle fut glorifiée de n’avoir pas aimé.

Avis aux amoureuses qui n’accomplissent pas tout leur devoir d’orgueil.

Avis à celles qui n’orientent pas l’homme quand il en a besoin.

Voilà celles dont l’homme a fait des amantes immortelles.

Si Laure est grande, c’est d’avoir pris le destin de l’homme à son compte et d’avoir osé, pour lui comme pour elle, au nom d’un destin supérieur, le rayer du bonheur, cette veulerie.

Sa force est d’avoir — à blanc — assez ; occupé l’homme pour le forcer à vivre à deux la pureté, ce monstre où est la matière lyrique et de l’avoir lui, sans vivre, labouré jusqu’au génie[9].

Laure, Béatrice ont prouvé qu’on n’aime à jamais au point suprême d’inspiration que les amantes qu’on n’a pas. Il faut savoir si l’on souhaite vivre ou survivre.


À la femme heureuse,
il appartiendra donc de rendre au monde par la voix des poètes à venir, l’accent du bonheur réussi, puisque les grands poètes n’ont illustré que les amours manquées.
La France, la nation la plus
haute en civilisation doit susciter le poète des amours bien menées, celui que nous cherchons à fomenter ici, dont la beauté passera celle de Pétrarque — on ne dépasse pas celle de Dante — quel dommage qu’il ait illustré une sotte, celle qui a osé rire de lui.
À la France d’enfanter le poète
qui deviendra plus grand plus il aura sa femme, plus il l’aura de cœur, d’esprit, de corps[10].

Ne méprisons pas trop le corps, ce brave ; mais sachons lui désobéir en beau pour susciter les amours héroïques, celles qui pourront éclairer l’humain dans ses ténèbres.


Parmi les amants
sans caresses et sans preuves
qui ont ému le cœur du monde : je citerai Axel Fersen. Je prends sur moi de défier la malignité publique qui attribua Fersen à Marie-Antoinette.

Il n’en fut rien et je vais le prouver 1 — par la connaissance de l’homme et de la femme en général ; 2 — par le malheur des souverains ; 3 — par le livre d’Alma Soderhyelm (Correspondance et cahiers intimes de Fersen) travail le plus probe que j’aie lu à ce sujet.

Je dirai quelques traits de la rencontre et du lien, le lecteur jugera.

Avant même d’avoir à lui son régiment français, Fersen sert à la fois les armées suédoise et française. D’après son journal terne où il commence toujours par dire le temps qu’il fait, je le vois d’intelligence moyenne. Mais certes il fut mémorable par le cœur. Son attachement pour la Reine se prouve à chaque page.

C’est que, dès la rencontre, elle avait brillé pour lui de tout l’éclat de la grâce et de l’impopularité. Un portrait montre en elle une fillette exquise. Je laisse parler l’auteur d’après le document (Correspondance) ;

« La Reine qui ne danse pas bien chantait, dansait chez Mme d’Ossian. Elle avait accueilli très bien Fersen. Et quand on lui représenta qu’elle accueillait mieux les étrangers que les Français, elle répondit avec tristesse : « C’est que les Français ne me demandent rien. »

« La Reine était détestée, dit Fersen. On lui attribue tout ce qui va mal et rien du bien qu’elle fait. »

J’explique : toutes ses légèretés de mots passées lui étaient imputées à crimes.

À l’aube de leurs liens, voici une lettre de M. de Saint-Priest :

« En attendant, Fersen se rendait à cheval du côté de Trianon trois ou quatre fois la semaine. La Reine seule en faisait autant de son côté et ces rendez-vous causaient un scandale public malgré la retenue et la modestie du favori qui ne marqua jamais rien à l’extérieur et a été de tous les amis d’une reine le plus discret. »

Compatissons à la jeunesse de cette femme qui fut délicieuse. Le livre ne conte-t-il pas qu’on lui reprochait jusqu’à sa stérilité, et que le Roi étant fort gros, il avait fallu des gymnastiques pénibles pour qu’elle pût être fécondée.

Il sort du livre qu’elle montra toujours dévouement et confiance au Roi. Visiblement ses promenades avec l’ami lui donnaient la force de supporter le reste.

Elle ne cachait rien à Louis XVI ce qui est signe de noblesse.

Le 27 novembre 1789 Fersen écrit à sa sœur Sophie : « Enfin hier j’ai passé une journée entière avec Elle (la Reine). Jugez de ma joie, c’était la première fois. »

Le comte de Saint-Priest dit dans ses Souvenirs : « Elle avait trouvé le moyen de faire agréer au Roi sa liaison avec le comte de Fersen en répétant à son époux tous les propos qu’elle apprenait qu’on tenait dans le public sur cette intrigue. Elle offrait de cesser de le voir, ce que le Roi refusa. Sans doute, ajoute Priest, qu’elle lui insinua que dans le déchaînement de la malignité publique, cet homme était le seul sur qui elle pouvait compter. On verra par la suite que le Roi entra tout à fait dans ce sentiment. »

Il est certain que Fersen avait gagné l’amitié et la confiance du Roi dans ces jours affreux où ceux qui lui restèrent fidèles ne furent pas nombreux.

Fersen tenta le 20 juin de faire évader la famille royale. Le Roi fut reconnu à la frontière par Drouet le maître de poste, à cause de sa suite nombreuse et soumis avec les siens à un nouvel emprisonnement. Toute sa vie Fersen n’a cessé de regretter que le Roi eût refusé qu’il les accompagnât. Il aurait voulu être mort à leur côté en les défendant. La duchesse Charlotte écrit à Sophie Piper : « Tout Paris en veut à Fersen. C’est qu’il avait commandé la voiture pour la fuite du Roi dans une remise rue Saint-Honoré. »

Le Roi exécuté, Fersen en manifeste plus d’horreur que de crainte pour Marie-Antoinette qui avait encore toute la coupe à boire… Mais il a copié ces mots du Journal de Marie-Antoinette les derniers presque de la Reine à lui Fersen : « Adieu, mon cœur est tout à vous. » (Écriture même de la Reine.)

J’ai lu dans Octave Aubry que ses pertes étant grandes, elle alla au supplice avec une tache énorme au bas des reins. Se put-il que nul ne lui jetât dans la charrette un châle pour cacher l’impudeur ?

Fersen apprit sa mort à Bruxelles quatre jours après l’exécution. Dans son journal, il n’aura plus qu’un cri : « Je ne pense plus qu’à elle. Plus je vais, plus je la regrette ! »

Fersen fut massacré lui aussi par la populace de Suède, dix-sept ans après Marie-Antoinette.

Quant à l’affreux soupçon, Fersen ayant passé la nuit tragique, la dernière, à Versailles avec les malheureux souverains, comment ne pas rejeter le soupçon avec dégoût ? Tout était fini, ils se concertaient éperdus. Stoïque elle acceptait le sort lugubre. N’avait-elle pas tenu à paraître au balcon avec sa famille devant la foule hurlante.

Et quant à Fersen grand seigneur gâté des femmes, il ne fut jamais sans maîtresses et sans aventures ; pour finir par Éléonore Sullivan qui aimait fort Marie-Antoinette. Comment la Reine eût-elle permis cette femme à Fersen, si elle, sa souveraine avait été à lui ? Rien de plus antiféminin. Preuve surabondante. La question ne se pose pas.

Marie-Antoinette aimant Fersen ne voulait pas en faire un malheureux. Et comme eût fait toute noble femme, sûre du cœur de son ami, elle lui permettait de vivre.

Il avait été son chevalier servant, son Sigisbée, survivance du moyen-âge et de la Renaissance.

Ce qui fait leur histoire belle c’est de ne pas avoir été vécue. Ils furent deux enfants de malheur qui s’évadent de la haine du peuple dans le sourire et dans la confidence douce. Il la consolait d’un destin tragique par le charme et la joie de la voir, de l’entendre.

Elle avait consolé par l’attrait son ami de tout ce qu’il voyait et qu’il verrait souffrir d’intolérable par elle et par les siens.

Dans la fosse des fauves où ils étaient tombés, ils s’étaient fait leur ciel et leur enthousiasme.

C’est une des plus belles missions de l’amour. Surtout la Reine avait été clémente — et notre art d’aimer doit la retenir — en permettant à son ami de vivre puisqu’elle ne pouvait pas lui donner le bonheur. Là elle était la dame : celle qui respecte l’homme. Elle a pensé à l’autre : elle l’aimait, c’est pourquoi je la cite.

Celle qui ne respecte pas
l’homme est un chausson.

Celui qui ne respecte pas la femme est un minus habens ou un dégénéré.

Parmi les beaux amants
sans preuves, celui de Mme de Mortsauf dans Le Lis dans la Vallée de Balzac lui dit à elle, pure entre toutes les saintes de l’amour et du mariage, ce mot exactement sublime : « Vous avez consolé mon avenir. » Celle qui a reçu cette action de grâces a vécu — cette fois au moins — en l’entendant.

Soyons nous, femmes, pour quelqu’un, celle qui lui console l’avenir.

Soyons-le pour le plus d’âmes possibles.

Qu’il s’agisse d’amours vécues ou seulement parlées et écrites, cherchons aux yeux de l’homme — et mettons-y — une autre flamme plus centrale et plus chaude que celle de la chair.


La toilette de l’âme

Et que la médisance obscène cesse de prêter à une femme l’ami que l’on voit souvent avec elle. S’il est avec elle dehors ou dans le monde, c’est qu’il ne peut pas la voir dans sa chambre. Avant tout, pour juger les amants, pour leur prendre un peu de la vigueur qu’ils dégagent, au lieu de l’envier, faisons en nous la toilette de l’âme. Lavons-nous de cette ignoble façon de tarer tout avant de le connaître.

Cessons d’avoir cet œil péjoratif qui nous avilit plus que ceux qu’il regarde.

Disons-nous au contraire : comment a fait cette fille un peu terne et de peu de figure, pour embraser ainsi ce garçon qui ne la quitte pas des yeux ?

Approchons-nous. Et nous ne tardons pas à voir qu’elle ne parle de rien d’extérieur, ni des faits survenus ni de la pitance ni de la matérielle, choses qui agacent les hommes et que je les en loue ! Elle note les progrès de l’amour, elle lui dit : « Comme tu m’as mieux parlé aujourd’hui qu’auparavant. J’ai repensé à ce que tu m’avais proposé et je trouve qu’en cette voie on peut faire encore mieux. » Elle le fête, l’augmente, elle l’honore pour que chaque mot d’elle aide l’homme à monter, à avancer. Elle s’y ingénie. Celle-là sait aimer.

Au lieu de vilipender les couples que tu vois venir, interroge, écoute surtout celle ou celui des deux qui tient rivé sur ses yeux le regard de l’autre.


Mais fonde-toi sur la bonté
qui est un sage et dont on a toujours besoin plus que sur la passion, cette jument qui piaffe intempestive à tort et à travers. La passion oublie l’autre au fond de son propre bouillonnement. La bonté seule enchaîne et pense l’autre. Elle l’enveloppe d’un réseau d’attentions, de soins. La bonté seule aime juste et sans trous. Elle est la seule passion, elle qui pense, qui ne nous reconduise pas au singe. Donc mets de la bonté partout.’Sans elle pas d’amour.

On n’est pas bon sans un esprit ouvert c’est-à-dire ouvert aux autres. La bonté c’est lumière et magnanimité, signe de race. Elle n’entre pas dans l’esprit obtus qui est assez mesquin pour tenir tout entier dans son sac de cuir.

Celui-là se ferme l’univers des autres, qui le renouvellerait chaque jour. Il se ferme le champ de l’observation. La bonté, ô nietzschéens à la manque, c’est donc le grand moyen de culture.


Les amants qui vivent ensemble.

Ce qu’ils ont de particulier, c’est que l’homme, le veuille-t-il ou non, et aussi délicat soit-il, est l’exécuteur social, le bourreau de la femme.

Dans nos lois iniques pour Elle, la plus faible n’a de rang que par l’homme. Est-il parfait ? Elle est heureuse. Elle est au bon plaisir de son monarque. Est-il sans mœurs ? Elle est perdue. Mariée à un goujat, c’est une victime. Le divorce la rend suspecte.

Sans mari la femme ne pèse rien. Seul l’homme la classe, la déclasse, la reclasse. Et la veuve n’est qu’une épave. Le moyen-âge le sut bien qui délégua le chevalier à la défense de la veuve et de l’orphelin. Nous n’avons plus de chevaliers. Pourquoi ?

Des génies, après Diderot, Michelet[11], Bernard Schaw dans Candida se dressèrent à notre défense. Qui les continuera ?

Des amants Denise et Dumont ne peuvent se passer l’un de l’autre. La femme de Dumont lui refuse le divorce. L’amante brise avec ses parents et vient vivre avec lui. Il la tient pour sa femme. Il la chérit, la vénère, car il est noble et fin. Ce n’est pas lui qui dirait comme les mufles : « Vous me donnez votre jeunesse, je vous donne la mienne ; nous sommes quittes. » Il sait que la plus tendre est la plus décriée et qu’elle donne plus que lui en donnant tout.

Il la protège, mais de quoi puisqu’elle est sa victime honorablement et socialement ? Ne portant pas le même nom, comment se permettrait-elle un enfant ? Elle a dû rompre avec les siens pour vivre en concubinat. Et la voilà coupée de ses racines et de sa durée, feuille au vent sur la terre ennemie.

Elle est montrée au doigt par sa concierge, ses fournisseurs, elle si digne, comme la bête immonde. Pour ses amis anciens qui ne la saluent plus s’ils sont mariés, elle est la déclassée. Dumont l’a donc arrachée de tout, de tous exactement. Il est le sacrificateur sans phrases.

Lui qu’y a-t-il gagné ? Une compagne exquise, une maîtresse de maison hors ligne. Et pis, il en profite, horreur ! Car sur le restaurant, elle lui fait faire des économies. Non ce n’est pas égal et je plains l’homme, le donnant, de tant accepter en arrachant à Denise la considération.

Il rend vaines la valeur, les vertus d’une femme en la privant de son entourage. Il est en somme celui qui l’a tarée et cela malgré leur tendresse qui est d’un très bel ordre. L’écriteau d’infamie est sur elle. Il n’y peut plus rien. Il l’a diminuée.

Il ne la mettra jamais assez haut dans son cœur si la pauvre petite garde une attitude attrayante et ne lui fait pas sentir ce qu’elle immole. Mais qu’il sache qu’il ne s’acquittera jamais car il lui a ôté l’honneur, ce à quoi la Française est si fort attachée, elle fille de preux ; cet honneur que rien, quoi qu’elle fasse, dans une société implacable, ne lui rendra jamais, car même si ces braves amants s’épousent, les « rosses » des deux sexes ont la mémoire longue et ne désarmeront jamais. Denise est marquée des cuirs de bœuf de la réprobation pour être venue soigner son amour. Jette-toi à elle comme le fleuve à la mer et ne va pas pour cela te croire quitte : elle t’a tout donné. Tu lui prends tout.

L’homme, la femme, en 1941, on le voit de partout n’ont que le mariage. Qu’ils y aillent donc à plein cœur sitôt qu’ils ont le pain, de vingt à vingt-cinq ans, avec le menton rond et rose de la prime jeunesse, avant ces encombrements de la vie passionnelle que la dure cité présente ne peut plus abriter.

La jeunesse masculine
ne sera noble comme elle est qu’en obtenant au plus tôt un statut digne pour la femme[12], et quand elle fustigera l’odieux préjugé contre la plus faible, celle de chez nous dont le poète allemand Hasenclever avait publié les merveilles morales et spirituelles après la grande guerre « et l’art, disait-il, de se tirer de tout par ses propres ressources ».
Cela sans avoir besoin
d’évoquer sainte Geneviève qui sauva Paris, Anne de Beaujeu, qui sauva le royaume de Louis XI de la cupidité des princes du sang, Jeanne d’Arc qui nous sauva des Anglais, etc.
  1. Ils deviennent au réel la proie d’un chancre : leur vice
  2. Titre du livre superbe de Jean Dolent, maître du trait artiste (1902).
  3. J’ai montré que l’absolu est seul vivable et respirable dans mes ouvrages précédents.
  4. Connaissez-les plus avant qu’ils ne font.
  5. Hanz Ryner. Le Drame d’être deux, écrit avec Aurel.
  6. On ne peut servir qu’en écoutant pieusement.
  7. Vita nuova.
  8. J’ai vu la maison de Pétrarque à droite, au bas de la Sorgue où il promenait Laure, et le laurier qu’il planta pour figurer sa dame.
  9. Voir Le Drame d’être deux, où la scène est rapportée dans son ampleur.
  10. Le poète Gustave Zidler a supérieurement chanté l’amour vécu et la famille sans donner pourtant assez de place à la femme qui n’y est qu’une nébuleuse.
  11. Le mot de Michelet : « La France mourra au xx° siècle de sa guerre à la femme. » Je dis : non, car nous avons assez de nobles hommes pour reclasser la Française.
  12. Chaque contrat de mariage est un tissu d’affronts pour l’épouse.