Paris : Louis-Michaud (p. 277-278).


AFFICHES EN 1796



On ne peut faire un pas sans que l’œil se repose sur quelque annonce impudente portant qu’un tel prête, sur de bons nantissements, à un prix raisonnable ; et ce prix raisonnable est de 6, de 8 pour cent par mois.

Comment dompter l’exécrable cupidité des usuriers qui affichent sur toutes les murailles le cachet de leur friponnerie ? Ce qui fait gémir le politique et le moraliste, c’est que cette usure marche tête levée, et que les spéculateurs, si on les laisse marcher encore quelque temps, engloutiront toutes les dépouilles des rentiers, des commis et des fonctionnaires publics honnêtes. Cependant, Paris conserve une physionomie de tranquillité qui tient du prodige. Les agioteurs d’aujourd’hui ne le cèdent en rien au train des ci-devant hommes de la Cour ; ils les surpassent même en folie. On dirait que pour eux seuls sont créés les plaisirs et les richesses.

Jamais il n’y eut autant de spectacles, de concerts, de danses, de repas, de traiteurs, de limonadiers, de jardins publics, de feux d’artifice, de lycées, de journaux et de marchands de vin. C’est une sorte de phénomène, que cette variété d’amusements, au milieu de la guerre la plus meurtrière, à la suite d’une révolution qui n’eût dû faire naître que les idées les plus mélancoliques ; que cet appareil d’opulence qu’étalent les particuliers, au milieu de la détresse du gouvernement ; que cet esprit d’insouciance, de dissipation et de prodigalité qui s’est emparé de toutes les classes ; que cette soif du gain et ce défaut d’économie ; cette avidité de corsaire qu’on met en usage pour obtenir des richesses, et cette sorte d’extravagance avec laquelle on les dissipe. Un jour crée des fortunes, le lendemain, on les voit détruire. Tel, sorti de son galetas, a logé quelques mois dans le superbe palais, est contraint de regagner son premier gîte.

Chaque soir, le bruit d’un violon discordant appelle dans la taverne convertie en salle de bal, l’artisan, le soldat, la grisette, le porteur d’eau, tandis que des salons qu’on croirait créés par la baguette des fées, se remplissent de nouveaux enrichis.

Dans la première de ces deux cohues, on conserve le ton, le langage comme le costume de la sans-culotterie, dans toute sa pureté. Dans les autres, au contraire, on écarte avec soin tout ce qui rappelle la forme républicaine : on s’efforce de singer l’ancienne cour, l’ancienne bonne compagnie ; et on les imite à peu près aussi heureusement que Jodelet et Mascarille imitent leurs maîtres dont ils ont volé les habits.

Les spectacles ont été très suivis cet hiver. Mais ce n’est point comme au bal : chaque rang n’a point son théâtre, toutes les classes se confondent chez Nicolet, comme à l’Opéra. Le peuple, qui n’allait autrefois que là, se pique aujourd’hui de venir ici. Qu’on ne croie point cependant qu’il ait gagné du côté de l’instruction, et que des goûts qui paraissent plus délicats, supposent d’autres mœurs ; mais la cherté de la main-d’œuvre, fruit du régime révolutionnaire, a répandu dans les dernières classes, une aisance inconnue jusqu’alors, qui permet à l’artisan de satisfaire ses anciens penchants pour la débauche, et l’espèce d’instinct qui l’entraîne vers des jouissances dont il ne se faisait autrefois aucune idée.