Paris : Louis-Michaud (p. 273-276).

FÊTE DU 10 THERMIDOR, AN IV



Si le nombre et l’éclat des voitures, si la réunion des femmes les plus élégantes, des jeunes gens les plus merveilleux, et des chevaux les plus fringants ; si une foule de spectateurs formant une longue procession de Paris jusqu’au Champ-de-Mars, et garnissant les talus dans toute leur étendue ; si tout cela, dis-je, peut donner l’idée d’une fête brillante, quoique sans festin, l’ordonnateur de celle du 10 Thermidor peut se flatter d’avoir réussi. Qui eût pensé, en voyant tant de richesses prodiguées sur les chars et sur les femmes, et tant de gaité répandue sur les visages, que nous étions encore en guerre avec un tiers de l’Europe, que le sang coulait à la frontière, et que le trésor national était épuisé ?

Qui eût dit, en considérant cet immense rassemblement de soldats, de chevaux, de cabriolets, de femmes, de Jacobins, de royalistes et de républicains, tous se touchant sans se heurter, se heurtant sans se renverser, ou se renversant sans se tuer ; que c’était ce même peuple, ivre de sang et furieux de carnage, qui s’égorgeait, il y a deux ans, et qui s’égorge peut-être encore en ce moment à Marseille ? Peuple léger, frivole, inconséquent, mais point méchant, mais bon, lorsqu’il est lui-même, lorsqu’il n’est pas entre les mains des factieux l’instrument d’une vengeance, ou l’objet d’une effroyable spéculation ! je le vis hier dans ses goûts, dans ses habitudes, dans son véritable élément. Du repos, des fêtes et du pain, voilà ce qu’il demande ; et voilà tout ce qui déconcerte tous les Numas d’antichambre, qui veulent à toute force en faire un peuple guerrier, jaloux, inquiet, un peuple de Spartiates toujours en guerre avec l’univers, et se contentant dans ses foyers de se frotter le corps d’huile et de manger du brouet noir.

Il me fut permis d’entrer au Champ-de-Mars ; les élus seuls y pénétraient avec des cartes ou sans cartes, mais toujours guidés par un ou deux généraux, dont il ne manquait pas, à qui les piétons auraient désiré plus d’adresse à conduire leurs chevaux, et moins d’ardeur, pour ne pas dire plus, à repousser ceux qui n’avaient pas l’honneur de leur appartenir de près ou de loin.

En général, l’ordre manquait ou par la faute des chefs, ou par l’insolence de leurs employés. Le peuple impatienté d’être toujours repoussé, et de n’être jamais appelé aux fêtes que pour les voir de loin, força la garde, et fit trois ou quatre trouées dans l’enceinte. Les courses au reste ne méritaient pas tout ce brillant appareil ; elles furent aussi quatre trouées dans l’enceinte. Les courses au reste ne méritaient pas tout ce brillant appareil ; elles furent aussi mesquines que notre inexpérience dans ce genre peut aisément le faire supposer. C’est le fils d’un maquignon qui a remporté le prix de celle à cheval.

Du Champ-de-Mars, je me rendis aux Champs-Élysées. C’était un autre spectacle : on eût presque dit un autre peuple ; si la danse, si les jeux, si les chants n’eussent également rappelé sa légère insouciance, et son aimable frivolité.

Mais il n’y avait plus ici de ces femmes brillantes de grâces et de parure, il n’y avait plus ni chevaux anglais, ni élégants à parole numéraire : c’était la simplicité bourgeoise, c’était le peuple, par excellence, assis sur l’herbe, mangeant des cerises et des échaudés, ou se promenant gaîment autour de la charmante enceinte de guirlandes, de lanternes et d’artifices, que Ruggiéry achevait de décorer.

L’illumination ne fut complète que fort tard ; elle fut lente à se former ; mais les spectateurs occupés de leurs jeux, n’avaient l’air ni de s’ennuyer, ni de s’impatienter.

L’obscurité de la nuit, la douceur de l’air, le mélange des groupes, la disposition des esprits, le bruit des danses, la magie des arbres, tout favorisait les doux entretiens, et semblait encourager les épanchements et la gaîté.

Il était près de onze heures quand on tira le feu d’artifice. On connaît tous les talents de Ruggiéry pour ce genre de spectacle pyrique, dont les Parisiens surtout sont si curieux ; on n’eut à reprocher à celui-ci que d’avoir été trop bref, et peut-être aussi à l’auteur, de n’avoir pas élevé son foyer assez haut.

Le tableau de l’enceinte entière tout en feu par l’incendie des poteaux et des guirlandes qui la composaient, fut extrêmement brillant, et n’eût, comme, en général, toutes les choses brillantes, qu’un moment trop court d’existence ; et c’est dommage, car à voir les regards fixés sur cet objet, longtemps après qu’il fût disparu, on pouvait deviner tous les regrets qu’ils avaient laissés.

Quand chacun fut bien assuré qu’il n’y avait plus rien à voir, on songea à se retirer. Mais il arriva ici un très plaisant évènement, que l’éclat du feu dont on venait d’être ébloui peut seul expliquer ; c’est que personne ne reconnut plus son chemin : les uns s’en allaient au Bois de Boulogne, pour gagner Paris ; les autres allaient du côté de la rivière, croyant marcher vers le Garde-meuble. On errait à l’aventure en se demandant réciproquement sa route. Tout le monde avait l’air égaré. On se frotta les yeux : on se reconnut ; et il n’en résulta pas d’autre inconvénient.

Nous ne finirons point cet article sans citer, entre beaucoup d’autres preuves dont nous avons été témoins, de l’harmonie et de la bonne amitié qui a régné constamment dans cette fête nocturne, et qui semblait de tout Paris ne faire qu’une seule famille, le trait suivant : il ne sera pas déplacé dans le journal des mœurs.

« Trois ou quatre mirliflors, du nombre de ceux que nous avions vus caracoler au Champ-de-Mars, et qui s’entendent à manier un cheval, à peu près comme ils savent respecter les femmes, traversaient une plate-bande jonchée de jeunes filles à côté de leurs mères et de leurs petits frères et, de quelques soldats qui n’étaient pas en faction : ils traversaient, dis-je, en se balançant niaisement sur leurs hanches, et en chantant les chansons les plus ordurières. Un soldat s’avance au-devant d’eux ; et d’un ton aussi calme qu’honnête, leur dit : Citoyens, ce n’est pas au milieu de femmes honnêtes, et dans un rassemblement de famille, mais au b… qu’on chante de pareilles chansons… Les étourdis n’en voulurent pas savoir davantage ; ils se sauvèrent en courant. »