Paris : Louis-Michaud (p. 31-35).

DONNEURS DE COR



Ils étaient dans les cabarets, et se répondaient d’un quartier à l’autre ; tous ces sons mariés correspondaient à un centre : on attendait quelque événement quand ils redoublaient de force : on écoutait longtemps, on n’y comprenait rien ; mais il y avait dans tout ce tapage une langue de sédition. Tous ces complots qui se faisaient à haut bruit n’en étaient pas moins ténébreux.

On a remarqué que lors des incendies le signal était plus prompt, plus rapide, plus éclatant. Quand l’incendie se manifesta aux Célestins près l’arsenal, la veille ma tête fut assourdie du bruit des cors. Une autre fois, ce fut par des claquements de fouets ; à certains jours, c’est le bruit des boîtes : on tressaille dans ces vives et journalières alarmes.

Et c’est ainsi que nous vivons depuis huit années. Dans les spectacles, les uns entonnent l’hymne des Marseillais, les autres poussent des cris sinistres pour empêcher la continuation du chant, et demandent avec menaces un autre spectacle. Il y a aujourd’hui huit ans que nous sommes en grande révolution ; il y a huit ans qu’à pareil jour, la chute de la Bastille ébranla dans ses fondements la plus ancienne monarchie de l’Europe. Que d’événements ! quelle histoire ! combien nous avons vieilli depuis huit ans ! Nous allons célébrer la commémoration du 14 juillet : nos neveux seront plus disposés encore que nous à fêter l’anniversaire d’une si mémorable époque. Ils en recueilleront les fruits, nous en avons eu la peine. Ils oublieront nos travaux, nos dangers, nos combats ; ils nous feront peut-être des reproches injustes, c’est qu’il leur sera impossible de se figurer de quelles tourmentes nous avons été battus ; mais qu’ils honorent, ou qu’ils n’honorent pas notre mémoire, il est pour moi un sentiment qui me console de tout : j’étais né sujet, je mourrai républicain.

Il a fallu pour cela voir les époques célèbres des 14 juillet, 4 août, 5 octobre, 21 juin, 10 août, 31 mai, 13 vendémiaire et 18 fructidor ; il a fallu descendre dans les cachots, il a fallu être lié à la planche de la Guillotine, et voir incessamment la mort, soit dans les fureurs, soit dans les erreurs d’un grand peuple soulevé. Qu’importe ! mes jours fatigués ont été pleins. J’ai vu ce que n’ont point vu d’autres hommes. J’ai assisté à des commotions terribles et désastreuses, qui agrandissent et fortifient l’âme, qui la rendent supérieure aux événements, qui lui font braver le trépas. Je ne troquerais pas cette existence orageuse, mais instructive, pour une autre plus calme et plus tranquille. Après ce que j’ai vu, l’histoire des hommes est dans ma tête.

J’y ai encore les images et le fracas d’une ville assiégée ; en effet, presque chaque jour les tambours, le rappel, la générale, le cri des sectionnaires, le bruit des armes, la crainte des uns, la joie féroce des autres, les prédictions des plus affreuses catastrophes : il faut marcher entre les royalistes et les anarchistes ; et quand ceux-ci se rallient, se donnent la main, on n’a plus que le gouvernement pour arrêter l’effusion du sang.

Eh ! que d’assassinats ! Paris assassine Lepelletier-Saint-Fargeau ; Charlotte Corday poignarde Marat ; Robespierre, enviant à Collot-d’Herbois les honneurs de son assassinat, rêve et publie qu’un enfant de seize ans a voulu attenter à ses jours ; Tallien, sentant son pouvoir thermidorien s’échapper, se fait manquer d’un coup de pistolet dans la rue de la Perle ; le jeune et innocent Féraud est massacré au pied de la tribune par des furies qui se sont perdues dans la foule ; Lepelletier est assassiné à Chartres ; et enfin Siéyès est assassiné par un prêtre nommé Poule, qui a failli lui donner la mort ; et un tribunal le condamne seulement aux fers. Quels jours ! s’il y en a eu de semblables dans l’histoire ancienne, je ne me les rappelle pas : et au milieu de tant d’horreurs, des bals, des concerts, des galas, de nouveaux costumes plus brillants les uns que les autres, des dépenses inutiles ; et l’on se plaint des voleurs, des boues et des lanternes.

Il y a des jours cependant où Paris est très calme, où


ATTAQUE DE LA MAISON COMMUNE DE PARIS
le 29 juillet (9 Thermidor an II), par Duplessis-Bertaux

nous n’avons pas plus l’air d’être en guerre qu’en révolution.

Les étrangers qui lisent nos journaux, ne nous voient que couverts de sang, de lambeaux et de toutes les livrées de la misère. Quelle doit être leur surprise, en arrivant à Paris par la route de Chaillot, en traversant cette magnifique allée des Champs-Élysées, bordée des deux côtés d’élégants phaétons, peuplée de femmes charmantes ; et poursuivant sa route, attiré par cette perspective magique, ouverte à travers le jardin des Tuileries, en parcourant ce beau jardin plus riche, mieux tenu qu’il ne le fut jamais dans les temps les plus prospères de la monarchie ?[1] Que doit-il penser et des Français, et de leurs journaux, et de l’histoire, et de notre misère ?

Là les femmes sont très brillantes, les voitures très nombreuses, et le Bois de Boulogne très suivi. On crie cependant toujours misère ; c’est que derrière ces riches tapisseries, sont cachés les rentiers, les pensionnaires de l’état, les malheureux froissés par la révolution. Ils crient, ceux-là, et ils ont raison. Un Juvénal ferait aussi retentir l’air de ses cris ; mais parviendrait-il à faire entendre sa voix, à faire cesser le hideux contraste de la plus insolente richesse étalée à côté de la plus affreuse misère ?

Tel est le résultat, et presque inévitable, d’une immense population. Le mot égalité n’en fait point la chose ; c’est le fruit du temps et des institutions civiles les plus difficiles à tracer. L’inégalité des fortunes, comment y remédier ? comment se fixer dans un juste milieu, tandis qu’il est si naturel aux gouvernés comme aux gouvernants de se précipiter dans les extrêmes ? Si vous avez de l’industrie, vous aurez nécessairement du luxe ; si vous avez du luxe, vous aurez des misérables ; si vous n’avez point d’industrie vous serez tous égaux en misère. L’égalité démocratique et l’égalité despotique sont situées aux deux points opposés de l’axe politique ; elles sont également dangereuses. Où est le secret d’aller longtemps sans donner contre l’un ou l’autre de ces écueils ?

Mais j’entends les plaintes d’un honnête père de famille. Admirez un peu, me dit-il, la belle égalité qui règne à Paris entre les citoyens ! Après onze heures du soir, tous les piétons qui passent devant les corps-de-garde, sont obligés d’y entrer, pour montrer leur carte de sûreté, ou leur passe-port : mais les beaux messieurs en voiture ont seuls le privilège de passer et repasser, sans qu’on leur demande rien. Est-ce donc un brevet de civisme que d’être assez riche pour avoir un carrosse, ou même pour louer un fiacre ?

On a mis ordre depuis à ces caprices de quelques commandants de poste.

  1. Ce fut sous la Convention et par les soins de Robespierre que l’on construisit à l’entrée des massifs de marronniers ces deux hémicycles de marbre blanc où, loin des fêtes patriotiques, devaient s’asseoir les vieillards. (Note de l’édition Poulet-Malassis).