Paris : Louis-Michaud (p. 27-30).

ERREUR CAPITALE



Notre ancien gouvernement était despotique, avilissant, nous l’avons renversé dans l’accès d’un généreux enthousiasme ; mais nous avons confondu ce qu’il fallait détruire avec ce qu’il eût fallu conserver, ce qui tenait au despotisme avec ce qui pouvait s’allier à toutes les formes de gouvernement : on a voulu faire de nous des hommes entièrement nouveaux et l’on n’en a presque fait que des sauvages. À force de créer et de détruire, de s’écarter des idées reçues, on n’a plus su sur quelles bases se fixer. Pour proscrire la superstition, on anéantit tout sentiment religieux ; ce n’était point là régénérer la terre : au milieu de ce désordre, de cette anarchie morale tâchons de serrer un fil qui puisse nous guider. Le but de ces terribles innovateurs était de substituer l’amour de la patrie à tout le reste. Sans doute l’amour de la patrie doit être la base des vertus républicaines, mais pour aimer sa patrie il faut y trouver le bonheur. Cet amour de la patrie, qui doit enflammer le républicain, ce n’est pas seulement cet instinct qui attache l’homme au sol qui l’a vu naître, qui lui rend cher l’arbre qui abritait la cabane où fut placé son berceau. Le républicain embrasse dans ses affections tous les hommes qui l’environnent : tous ses concitoyens lui sont chers ; il leur est lié par une espèce de consanguinité patriotique.

En conscience, nous ne pouvions, dans ce renouvellement de choses, embrasser et chérir la noblesse française ; c’étaient en quelque sorte des castes orgueilleuses comme les bonzes, les gymnosophistes de l’Inde, plus occupées à différer du vulgaire qu’à lui être utiles. La noblesse dut voir que le monde est condamné à de perpétuelles convulsions. Les empires s’écroulent, les peuples disparaissent. Des barbares sortent des forêts, subjuguent les nations amollies par le luxe, les arts, et la jouissance : les erreurs des folies, des violences composent dans tous les siècles et dans tous les pays l’histoire de l’espèce humaine. À entendre tous les cris douloureux jetés contre la Révolution, on eût dit que le Parisien n’avait jamais lu l’histoire, ou qu’il s’était cru un être privilégié à jamais exempt de ces calamités anciennes qui ne devaient plus figurer que sur des pages muettes ; c’est ainsi qu’on lit des livres de médecine en pleine santé, et que l’on s’étonne, qu’on s’afflige, qu’on gémit de la maladie qui vient nous frapper, comme si elle ne devait appartenir qu’aux autres. L’enfant qui bat la table contre laquelle il s’est blessé n’est qu’une faible image de la déraison parisienne accusant toute la nature, tous les hommes, tous les événements des maux politiques dont sa ville fut le centre. Le Parisien n’avait pu imaginer ce qui était arrivé ; il crut que c’était un fléau unique, uniquement créé, arrangé, préparé contre lui, et le langage de sa douleur donna dans de tels excès, qu’il en devint plaisant et comique, car c’était un mélange incroyable, et tout ce que l’esprit et la sottise pouvaient rassembler de plus neuf.

On se mit à dépouiller l’histoire ancienne et moderne ; et tout ce qui pouvait avoir trait aux événements du jour fut saisi comme prédiction, prophétie. Tous les livres qui portaient pour titre Révolution furent achetés, enlevés ; des éditions qui pourrissaient dans les magasins du libraire virent le jour, et l’on n’entendait plus que des voix qui demandaient à tous les bouquinistes : donnez-moi l’histoire d’une révolution !

Ainsi l’on peut savoir quelle sera la destinée de tel livre, lorsqu’après avoir été oublié et dédaigné pendant plus de cent cinquante ans il vient à être lu, recherché, et à obtenir les honneurs de la reliure dans une bibliothèque. Aux ventes l’on entendait toutes ces paroles : à moi les révolutions romaines, celles d’Italie, de Suède : des libraires pour vendre des bouquins firent de faux-titres, et sur la simple étiquette on donnait son argent. Toutes ces lectures ne firent ni du noble, ni du roturier un être patient ; ils prétendirent qu’ils auraient dû être inaccessibles à ces coups du sort, et ils chargèrent d’imprécations tout ce qui n’avait pas su prévoir, empêcher la chute de leurs privilèges. L’abbé Maury, leur avocat, et qui, par son imprudente et excessive confiance en un vain ramage de paroles, leur avait fait plus de mal que de bien, fut enveloppé dans la disgrâce de leur réprobation ; ils ne s’intéressèrent ni à lui, ni à son frère lorsqu’il périt sur un échafaud. Tout ce que le genre déclamateur a de singulier, de curieux, tant en véhémence qu’en extravagance passa dans les conversations et dans les brochures, et produisit une cataracte bruyante de phrases inutiles. Le style de Mallet Dupan fit tapage avec celui de Durosoi[1] et de Barruel-Beauvert[2], et tout ce son enflé, continu, monotone, tomba dans les abîmes de l’oubli et de la dérision.

C’est pour avoir mis presque tous les personnages de la Révolution sur la même ligne ; c’est pour n’avoir point su distinguer Condorcet de Marat, et Brissot de Robespierre, que le journalisme effronté a recueilli tout le mépris qu’il y méritait ; c’est en niant la vertu des représentants fidèles, qu’on a enhardi le Montagnard féroce et cet être au-dessous même du médiocre tant du côté des talents et des moyens que du côté des vertus patriotiques et des qualités personnelle, cet homme sans couleur et sans physionomie, le nain appelé Robespierre qui aveuglait les gueux et les sans-culottes. Les invectives grossières versées sur le parti de la Gironde, cet acharnement contre des hommes irréprochables, ces dominations absurdes, d’hommes du marais changés en crapauds, ont fait les Collot d’Herbois, les Carrier, les Lebon et autres de cette espèce ; les ennemis de la Révolution crurent tout gagner en chargeant d’injures les Brissottins, les Girondins, les Rolandins, ce sont eux qui ont dressé les échafauds, parce que la Convention nationale opprimée et avilie pendant deux années entières à la suite d’une démarche plus imprudente encore qu’insolente, n’a pu ressaisir sa considération qu’après avoir été horriblement mutilée. Le Parisien a payé cher le mépris qu’il osa manifester contre des hommes intègres et vertueux : la nation entière fut trompée par lui, par tous ces pamphlets infâmes qu’il accueillait, et qu’il répandait. Le parti de la Montagne, qui était loin alors de subjuguer toute la France et de la tromper, prit un ascendant parce que l’erreur la plus déplorable avait outragé tous les représentants qui avaient des lumières, de la raison et de la philosophie. Si le peuple avait eu le bon esprit de reconnaître les députés qui joignaient la fermeté à la prudence, et le courage à la sagesse, qui, pénétrés de leur devoir sacré, s’étaient réunis pour abattre la double faction, il n’aurait pas ouvert une voie large aux anarchistes, aux terroristes, aux buveurs de sang : il n’aurait pas été puni de sa longue et inconcevable méprise. Mais fallait-il marcher contre la Convention nationale ? Il était toujours tout prêt. Qui le croirait ? À la suite de tous ces écrits virulents, qui ôtaient à chaque représentant du peuple ou son mérite ou sa vertu, c’était alors la mode de courir sus aux députés, de les menacer. Je puis attester qu’on regardait comme un jeu l’assassinat d’un représentant, que la langue ou la plume les perçait incessamment, et que, dans aucun temps et chez aucun peuple, l’opinion ne fut plus erronée, plus malheureuse, plus destructive de ce lien qui devait unir la représentation nationale à la cité qu’elle habitait. Voilà l’origine de tout le sang versé ; à force d’injurier tout ce qui était probe, honnête et courageux, nul n’eut plus de droit à l’estime publique ; le plus vertueux devint le plus faible, et les scélérats et les voleurs s’emparèrent de l’autorité. Tu le voulus, Parisien, tu le voulus ; relis ta nomination, et juge-toi toi-même[3].

  1. Guillotiné au 25 août ; il dit que le plus beau jour d’un royaliste étoit de mourir le jour de la fête de saint Louis. (Note de Mercier).
  2. Après s’être offert pour otage de Louis XVI, cet écrivain se rallia plus tard à Napoléon.
  3. Mercier entend ici la liste des députés nommés par les Parisiens.