Paris : Louis-Michaud (p. 99-104).


RENVERSEMENT DU CULTE CATHOLIQUE



L’année précédente on avait vu encore les processions du St-Sacrement, à la Fête-Dieu, se faire avec la pompe accoutumée. Dieu avait été escorté par les mandataires de la nation. Rien n’annonçait une destruction subite. Le peuple en général semblait être attaché aux cérémonies du catholicisme : mais il y a des corps frappés de la foudre, et qui semblent encore conserver la vie ; on les touche, ils tombent en poussière.

Le peuple avait l’apparence de croire à la messe, à la présence réelle, aux dogmes les plus reçus ; il n’y croyait pas. Tous les sarcasmes de Voltaire contre les prêtres, toutes les plaisanteries de l’auteur de la Pucelle étaient venus jusqu’à lui. La conduite des évêques qui étaient sous ses yeux, les mœurs des ecclésiastiques, les richesses du clergé, cette espèce de veau gras qu’on cherchait à immoler depuis longtemps, la licence des idées et des actions tout avait amené le terme d’un culte qui portait un caractère d’idolâtrie que la raison réprouve, et qui ne se soutenait plus que par un certain éclat.

Il n’y avait plus qu’un pas à faire pour porter la hache révolutionnaire sur les autels chargés d’or et d’argent ; nus, ils auraient pu échapper à la main destructrice.

Ce n’est point le renversement qui doit étonner, mais c’est de les avoir vus tomber en un jour avec tous les accessoires de la haine ou du mépris le plus profond.

Les progrès de l’irréligion furent donc très rapides parmi cette plèbe qui s’arma tout à coup de leviers et de marteaux pour briser les effigies sacrées devant lesquelles elle ployait le genou six mois auparavant. On lui persuada sans peine qu’il lui était utile de transformer les temples en magasins, les calices et les croix de vermeil en monnaie, les grilles en boulets, et les chérubins de cuivre en canons. La plèbe s’imagina que, d’après le décret de la souveraineté nationale, à elle seule était dévolu le droit de tout pouvoir, de commander à tout et de ne point obéir.

Bientôt, au milieu de la célébration des offices, elle entendit retentir avec joie les marteaux des serruriers qui ébranlaient et renversaient les balustrades des chapelles.

Des sculpteurs gagés effacèrent laborieusement avec le ciseau, sur toutes les épitaphes, les titres des familles nobles. L’on ne voulut plus que les archives de la piété filiale, que les souvenirs consacrés par les regrets de l’amitié appelassent davantage les regards des hommes sensibles ; les monuments, les tombeaux furent attaqués ; et d’avares maîtres-maçons se présentèrent en foule pour exécuter le plan des comités de démolition.

Il y eut des entreprises pour enlever tous les saints de leurs niches, pour déloger toutes les vierges, pour effacer les armes sur toutes les tombes ; on suspendit de périlleux échafauds pour aller gratter sur des voûtes à perte de vue, des figures de papes, que depuis cent années des araignées cachaient sous le noir tissu de leurs toiles héréditaires ; que dis-je ? les anges et les archanges furent mutilés ; Ste Thérèse en devint camuse, l’enfant Jésus n’eut plus de tête, St Paul était sans bras, les christs étaient tombés la face contre terre ; le sabre, la pique et la lance s’amusaient des blessures portées à tous ces simulacres ; le rire et la folle joie présidaient à cette guerre imprévue contre ce que la religion et les arts avaient offert jusqu’alors de plus sacré et de plus inviolable.

On ne procédait pas à ces destructions avec la fureur du fanatisme, mais bien avec une dérision, une ironie, une gaîté saturnale, bien propre à étonner l’observateur.

L’on descendit dans les caveaux où la mort rassemble ses paisibles victimes. Là, un commissaire révolutionnaire, un flambeau à la main, chercha curieusement dans ces cendres quelques vestiges de la féodalité, ou l’empreinte usée de quelques pièces d’or ou d’argent.


DÉSAFFECTION D’UNE ÉGLISE
Peinture à l’huile de Swebach-Desfontaines (Musée Carnavalet).

Des époux inséparables pendant leur vie, semblaient l’être pendant leur trépas. Leurs reliques furent dispersées. Des épitaphes, conservatrices du souvenir des actions d’éclat de nos plus fameux guerriers et de tant de personnages illustres, furent enlevées, parce qu’elles se trouvaient dans un temple, et jetées avec les débris des autels dans un dépôt comme des moellons informes dans une carrière.

Les menuisiers, les serruriers, les orfèvres, les courtiers, les revendeuses à la toilette même, vinrent mettre à l’enchère tous les objets séquestrés, sortis des églises ou des armoires des sacristies ; et l’on vit dans les boutiques de tripiers des chasubles qui pendaient à côté de pantalons ; des marchands de meubles exposaient en vente des crucifix parmi des seringues, et des devants d’autels à côté de chaises percées.

Quelques jours avant le préliminaire de ce richissime inventaire, l’on avait vu les prêtres, en habit séculier, célébrer la messe avec des calices de verre, ou des coquetiers d’étain.

On a brisé, on a vendu les grilles resplendissantes d’or de la métropole, la belle boiserie du chœur des Chartreux ; le magnifique baldaquin du maître-autel de l’église des Invalides fut renversé dans la poussière.

Que de châsses, jadis étincelantes du feu des rubis, ont disparu, brisées, morcelées, et l’on devine par qui : toutes ces pierres précieuses circulent dans les mains du négociant étranger.

On a vu briller aux doigts de ces présidents de comités révolutionnaires, les émeraudes qui décoraient les soleils ; tel d’entre eux s’est fait tailler des culottes de velours à pleines chapes ; et plusieurs ont, pour la première fois, porté des chemises faites avec les aubes des enfants de chœur.

Toute l’argenterie des églises des quatre-vingt-trois départements, celle de la Belgique est venue s’engouffrer dans les creusets de la Monnaie ; et nous avons effectivement mangé Dieu et les saints d’argent, en blé, car il fallait payer le blé en argent.

Ces dilapidations furent bientôt suivies des fêtes extravagantes dont Paris donna le premier exemple à tous les départements de France. Les acteurs qui y figurèrent étaient encore ivres de l’eau-de-vie qu’ils avaient bue dans les calices, après avoir mangé des maquereaux sur les patennes. Montés à califourchon sur des ânes dont les chasubles couvraient le derrière, ils les guidaient avec des étoles ; ils tenaient empoignés de la même main, burettes et Saint-Sacrement. Ils s’arrêtaient aux portes des tabagies, tendaient les ciboires, et les cabaretiers, la pinte à la main, les remplissaient trois fois.

Des mulets suivaient, surchargés du poids des croix, des chandeliers, des encensoirs, des bénitiers et des goupillons ; ils rappelaient les montures des prêtres de Cybèle, dont les paniers remplis des instruments de leur culte, servaient à la fois de magasin, de sacristie et de temple.

C’est dans cet équipage que ces profanateurs s’avancèrent vers la Convention nationale ; ils y entrèrent bizarrement couverts des ornements sacerdotaux ; ils haranguèrent, et ils furent harangués, tandis que les acclamations les plus bruyantes applaudissaient à ces scandaleuses processions.

Cependant dans les cours, on brûlait tous les saints et les crucifix de bois ; les flammes des bûchers allongeaient leurs langues jusqu’au deuxième étage des maisons, et chacun ouvrait ses fenêtres pour y jeter les livres que le jacobinisme avait condamnés.

À l’aspect de ces neuves orgies, le peuple égaré accourait en foule, fier d’avoir secoué le joug de sa religion ; il riait aux éclats, poussait d’insolentes clameurs et portait au bûcher les confessionnaux dont il s’était affranchi. La prostituée montrait d’un air badin à son entreteneur le tableau de la chaste Suzanne à demi brûlé ; et le tableau de la Cène forma longtemps l’auvent de la boutique d’un savetier.

Chaumette, l’athée, triomphant du succès de ces profanations, crut avoir chassé Dieu de l’univers. Il poussa jusqu’au dernier excès les conceptions atroces de l’impiété. Il imagina les fêtes de la Raison.

C’est alors que les prêtres de Paris et des départements, terrifiés par les rugissements des bêtes féroces de la commune, envoyèrent leurs lettres de prêtrise à la Convention, et apostasièrent pour éviter la mort et le supplice.

Gobel, archevêque de Paris, vint confesser à la barre qu’il n’avait jamais été qu’un imposteur, qu’un charlatan ; et qu’il méprisait le culte dont il avait été le ministre. Pour de l’argent une foule de prêtres suivit son exemple ; c’était à qui se déprêtriserait.

Le 20 Novembre 1793 mit le comble à ces folies irréligieuses ; vint une file immense d’hommes rangés sur deux lignes et couverts de dalmatiques, chasubles et chapes ; on portait sur des brancards des calices, des ciboires, des soleils, des candélabres, des plats d’or et d’argent. À cette riche offrande, la gaîté s’empara de la troupe qui l’apportait ; elle demanda pour prix de son zèle et en signe de triomphe, de danser à l’instant même la carmagnole ; la Convention nationale y consentit ; et plusieurs membres, sortant de leurs chaises curules, prirent par la main les filles revêtues d’habits sacerdotaux et dansèrent la carmagnole.

Le lendemain il fut décidé que les reliques de Sainte Geneviève seraient brûlées sur la place de Grève pour y expier le crime d’avoir servi à propager l’erreur, et à faire bouillir la marmite de chanoines fainéants. Un habitué de la Montagne et le plus terrible vociférateur parmi ces énergumènes, un nommé Fayan, voulut que le procès-verbal fût envoyé à toutes les sections et au Pape ; cela passa ; et l’on fut sur le point de recommencer la danse de la carmagnole.

Mais au milieu de ces mascarades, les danseurs donnaient de l’aplomb au tribunal révolutionnaire, ordonnaient l’apothéose de Marat, aiguillonnaient le zèle homicide des proconsuls ; et par leur chère loi sur les suspects se ménageaient les moyens d’envoyer à l’échafaud ou de plonger dans la caverne des prisons quiconque n’obtiendrait pas de son comité révolutionnaire un certificat de civisme.