Paris : Louis-Michaud (p. 105-107).


FOURNÉES



C’est ainsi qu’on appelait les accusés amenés devant le tribunal révolutionnaire de tous les cantons de la République ; surpris de se trouver réunis dans une même charrette et dans une même affaire des Pyrénées-Orientales au bord de l’Escaut, des rives du Rhin à celles de la Gironde ; tous envoyés à l’échafaud, tous condamnés sans être jugés, sans être entendus, plusieurs même sans être accusés.

Lorsqu’on eut forgé les conspirations des prisons à dessein de tuer un plus grand nombre, on appela les victimes les cardinaux, parce qu’ils avaient la chemise rouge. On la vit sur le corps modeste et voluptueux de Charlotte Corday ; et c’est en souvenir de cette femme courageuse que plusieurs personnes de son sexe ont porté et portent encore un châle rouge.

La scène du monde a été ensanglantée à Arras, Marseille, Cambrai, Saumur, Lyon, Nantes, Orange, Bordeaux : aucune des victimes, dans aucun lieu que je sache n’a fait résistance ; toutes ont subi la mort avec une sorte de calme : l’impassibilité des spectateurs avait passé dans leurs âmes. Les bourreaux n’étaient point insultés. Jamais on ne vit dans le monde cette espèce de concordat entre les assassins et les assassinés… Ceux-ci semblaient dire : Vous ne m’ôterez point ma fermeté ; et les autres semblaient répondre : Bien d’autres passeront après vous.

Ainsi que les poètes nous peignent les simulacres de l’affreuse Gorgone paralysant les bras de ses regards, de même ces innombrables sacrifices humains, ces flots abondants du sang des citoyens, ne frappèrent que des âmes passives. On eût dit une forêt mise en coupe réglée, tant l’indifférence était grande ou du moins muette, tant la nation française semblait s’être condamnée elle-même à passer par toutes les horreurs des décemvirs. Amar dîne et soupe en ville ; et les fondateurs de la République lancés à l’échafaud pour leur zèle envers la liberté, sont peut-être encore outragés par la bouche de ce monstre.

Tandis que la hache retentissante ne soulevait à la place de la révolution ni le courage, ni le bras d’un seul homme, les commissaires s’introduisaient tout à coup dans les maisons, furetant tous les coins des appartements, forçant le secret des armoires, brisant le cachet des lettres, des dépôts, des testaments ; se précipitant sur le moindre chiffon pour trouver des signes de conspiration dans des phrases oiseuses, dérobant les assignats, l’or, l’argent, les bijoux : et ce fut alors que l’on vit ce nombre prodigieux d’incarcérations du créancier par le débiteur, de l’amant favorisé par le rival rebuté, du mari outragé par l’adultère impuni, de l’artiste habile par l’artisan jaloux, des maîtres par leurs domestiques, du juge impartial par le plaideur condamné, du militaire d’un grade supérieur par son inférieur envieux.

Un Dupin, valet d’Amar, coupe-tête de la maltôte, avait tout prêt un nouveau rapport sur les adjoints des Fermiers-généraux, et il brûlait d’exercer à leur égard le bénéfice d’inventaire au nom de la république. Et dans l’intérieur des maisons, c’était à qui, tremblant d’avoir des gravures, des tableaux, des statues, des livres, des manuscrits, en effacerait les armoiries et les plus légers emblèmes du temps passé ; c’était à qui brûlerait les lettres de l’amitié, de l’amour, de la parenté, de la reconnaissance. Une foule d’ouvrages plus ou moins curieux ont été immolés à cette crainte universelle. Les paroles d’Omar à l’égard de l’Alcoran ne furent pas plus terribles que celles des décemvirs quand ils disaient avec une intention formelle : Oui, nous brûlerons toutes les bibliothèques ; car il ne sera besoin que de l’histoire de la révolution et des lois. Qui pourrait reconnaître les Parisiens ; eux, qui avaient fait les 14 juillet et 10 août ?