Paris : Louis-Michaud (p. 9-18).

AVANT-PROPOS



Javais terminé, vers la fin de 1788, le tableau de Paris que j’avais commencé en 1781 et qui composait douze volumes. Je comptais avoir tout dit, du moins tout ce que je savais, de cette ville qui fixe éternellement les regards du monde entier ; et je comptais bien n’y pas revenir, lorsqu’une révolution dont le souvenir ne périra jamais, et influera sur les destinées futures de l’espèce humaine, vint bouleverser les mœurs d’un peuple paisible, changer ses habitudes, ses lois, ses usages, sa police, son gouvernement, ses autels, et lui inspirer tour à tour le courage le plus héroïque et la férocité la plus lâche. Qu’il fut grand ! qu’il fut abject ! qu’il fut impétueux ! qu’il fut patient ! Il faut admettre nécessairement dans cette ville deux peuples distincts ; l’un s’élançant généreusement vers la liberté, prompt à tout oser, invincible, généreux ; ce fut le peuple du 14 juillet et du 10 août : l’autre, souple, avide et cruel, prompt à s’emparer des victoires des républicains, à se les attribuer, à se donner pour les patriotes les plus purs, les plus clairvoyants et les plus décidés, lorsqu’ils n’étaient qu’ambitieux de pouvoir et de richesses. Les valeureux républicains furent assujettis par ces sycophantes, qui, cachés dans toutes les occasions périlleuses, se montraient lorsqu’il fallait précipiter le peuple dans le crime et commander à des bourreaux. Ainsi les braves guerriers, les fonctionnaires laborieux, les probes, les bons citoyens, ont été trompés, abusés par des démagogues qui n’ont pris le langage de la liberté que pour la rendre odieuse et exécrable ; et dans leur affreux succès, ils ne seraient qu’horribles aux yeux de la postérité ; mais qu’on juge combien ils étaient coupables : car la plupart n’ont obéi qu’aux suggestions et aux guinées du gouvernement anglais.

C’est lui qui, du premier jour de la révolution, a commandé la contre-révolution, a poussé dans les extrêmes les vertus des uns et les vices des autres : et peu lui importait que le sang de Louis XVI ou celui de Robespierre coulât sur l’échafaud ou ailleurs : c’étaient deux Français ; et tout Français, qu’il fût émigré qu’il fût républicain, était l’objet de sa haine traîtresse et implacable.

Le plus grand des miracles, c’est que cette superbe ville soit encore debout. Le plan d’attaque, qui devait avoir lieu à Versailles contre l’Assemblée nationale et contre Paris, est un des plus épouvantables projets qui aient été conçus dans le cabinet d’un roi parjure et d’une cour dépravée. La ville eût été saccagée, livrée au pillage, réduite au tiers de ses habitants. Le despotisme ensanglanté planerait encore sur les ruines : la bravoure des Parisiens, leur union, et une faveur inespérée de la fortune, firent pâlir cette cour et ce roi homicides.

Il attache à son chapeau cette cocarde nationale, le signal de la victoire et de la régénération ; mais avec le dessein secret de la déchirer bientôt, à l’aide de tous les rois voisins, auxquels il aurait livré le pourtour de la France, pourvu qu’il eût pu conserver dans l’intérieur ses valets, ses chiens de meute, sa noblesse et son parlement.

La contre-révolution a commencé, et sous ses auspices, depuis le jour où il retourna à Versailles, en portant la cocarde tricolore qu’il avait baisée devant tout le peuple, à une des fenêtres de l’Hôtel-de-ville. Tout ce qui s’est fait depuis, s’est fait en haine de la Révolution et de la prise de la Bastille.

Paris est devenu le théâtre, où tous les acteurs des différents gouvernements se sont rendus, pour consommer l’œuvre de leur hypocrisie. Chaque jour en dévoila quelque partie ; et il n’y a que l’histoire qui puisse dénombrer sous combien de masques les traîtres de toutes espèces et de tout rang, ont plus ou moins trompé ou fatigué la position des républicains. Les faire déchirer de leurs propres mains voilà tout le secret des puissances coalisées.

Le piège était grossier, mais les passions étaient extrêmes, mais les intérêts étaient singulièrement diversifiés. L’impétuosité, naturelle aux Français, servit leurs ennemis et une sorte d’inconstance les promena dans des idées contraires, et les dirigea quelquefois à leur insu vers un but opposé.

L’orgueil des meneurs les opposa l’un à l’autre, et les échafauds même furent abattus par ceux qui les avaient dressés, non par amour de l’humanité, mais par l’ardente jalousie du pouvoir tyrannique. Comment les républicains sont-ils sortis triomphants de ces monceaux de cadavres, et dont les bouches muettes disent encore : Tout ce qui a voulu la République, tout ce qui l’a soufferte a été jugulé après avoir été calomnié ?

Le 13 Vendémiaire, qui n’était que la répétition du 31 mai, devait voir la ruine du parti républicain. Nouveau miracle qui le sauva ! Jamais les Parisiens ne furent plus abusés que dans cette journée fameuse ; ils expièrent cruellement leur erreur. Mais ce fut la victoire du parti républicain qui influença le 18 Fructidor. Paris resta calme, attendit ; et les conjurés royalistes furent écrasés sans retour. Paris fut sauvé encore ce jour-là de l’horrible contre-révolution, dont les suites seraient incalculables : il ne paraît plus disposé à suivre les étendards des séditieux ; il porte ses regards sur ces braves armées qui défendent la patrie, et il sent enfin que la patrie n’est pas toute entière dans son enceinte ; il se livre aux fêtes, aux plaisirs et aux arts ; il a trop souffert peut-être pour chérir le mot république, mais il est républicain à son insu ; et l’instinct qui le porte tôt ou tard vers la grandeur, les fêtes vraiment nationales, où il se complaît de temps en temps, la renommée de nos armées et cette haine de l’Europe, qui n’est qu’une admiration déguisée pour tant d’actes éclatants, tout le conduit insensiblement à oublier le mot de roi, de monarchie et de grands seigneurs. Le goût des plaisirs et des jouissances que l’on ne trouve que dans son sein, achèvera d’éteindre ce ferment contre-révolutionnaire que l’étranger voudrait alimenter. Il a beaucoup perdu de son or, et le Parisien sent qu’il serait facile au gouvernement de renouveler un 18 Fructidor, qu’il ne se mettra point dans le cas d’en faire l’expérience. Il s’est montré ce jour-là le gouvernement, avec l’appareil de la puissance ; et chacun a dit : Le voilà, il ne nous est plus permis de ne pas le reconnaître ; le voilà, le gouvernement ; respectons-le !

Tout ce qui paraît hasardeux et qui ne l’est pourtant pas, est presque toujours sage : c’est qu’il n’a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif ; et le chef-d’œuvre de la prudence est de connaître et de prendre ce moment. La prudence même nous ordonne alors de ne consulter que la fortune. Les plus grands dangers qui pourraient s’offrir ont leur charme, pour peu qu’on aperçoive un immense avantage dans la perspective du succès ; mais de médiocres dangers n’ont que des horreurs, quand le combat ne vaut pas la peine d’être entrepris.

Les grandes affaires politiques ont un point de maturité qu’il faut attendre, et qu’il est dangereux de prévenir ; mais lorsque ce point de maturité se fait sentir, qui considère les suites avec trop de scrupules, n’est pas fait pour le gouvernement.

Votre plus dangereux ennemi dans ces importantes crises est souvent celui dont l’alliance vous serait le plus utile. Quelle habileté ne faut-il pas alors, pour savoir vaincre et se passer de lui ?

Ne point faire à l’ennemi de plus grand mal que celui qu’il paraît craindre ; réussir autant par les fautes d’un parti opposé, que par la sagesse d’un autre, c’est véritablement gouverner ; c’est faire en politique les ouvrages merveilleux de ces machines de physique que le peuple croit être le fruit d’un travail compliqué, et qui ne sont que le produit d’un mécanisme ingénieux, mais très simple.

Il s’est montré, le gouvernement, et à la physionomie la plus terrible, il a fait succéder un visage doux et clément, il a concilié l’admiration et les suffrages. Voulez-vous mettre une force de plus de votre côté ? Mettez-y la modération et l’humanité, c’est ce qui touche tous les hommes ; car les punitions sont faites pour améliorer et non pour détruire : ce qui dans un autre temps serait rigueur, ne paraît plus que justice. Il s’est montré, le gouvernement, après tant d’années d’anarchie ; et le sage et le politique, et le faible et l’ignorant et l’ami de son pays et l’ami de ses plaisirs, et tout ce qui chérit la gloire ou le repos répétera avec joie dans le fond de son cœur : Il y a un gouvernement ; et pour me servir d’une formule commune : C’est ce qu’il fallait démontrer à l’Angleterre et même à la France.

Celui-là serait bien pénétrant qui verrait les véritables causes des révolutions. C’est tout simplement la maturité des choses et des événements. On y fait entrer beaucoup d’éléments moraux et raisonnés ; mais c’est une action purement physique qui détermine toujours la crise.

Notre République, agitée, tourmentée, déchirée dans son origine par des tyrannies triumvirales, décemvirales, dictatoriales, est bien robuste, puisqu’elle a résisté à tous les efforts de l’anarchie. Je ne crains plus pour elle que les infiniment petits, j’entends cette multitude de petites autorités, qui, trop multipliées, transforment les règlements en lois augustes, et de simples bureaux de prévoyance en des chambres inquisitoriales. La République est environnée de trop de vers rongeurs ; et, sous prétexte d’affermir l’ordre public, l’individu libre est piqué par un trop grand nombre d’insectes. Des lois grandes, majestueuses, et peu de règlements, qui deviennent des lois aussi désastreuses que les premières, sont utiles !

Au reste le mot liberté, fortement prononcé et voulu, a toujours fait le peuple libre. Il ne tient qu’aux Français, et surtout au Parisien, de vouloir formellement l’indépendance et la prospérité. Qu’il fasse pour la liberté, ce qu’il a tenté de faire pour la contre-révolution ; qu’il n’écoute pas la voix de celui qui se dit l’ami du peuple, mais de celui qui l’est en effet.

Il serait difficile de déterminer aujourd’hui quelle est l’opinion dominante. L’opinion individuelle a son opiniâtreté propre. Il n’y a plus d’opinion publique, vu les déchirements de la société ; mais l’opinion la moins nombreuse, celle des gens sensés qui reconnaissent la nécessité d’un gouvernement fort, peu à peu devient la dominante. On est trop longtemps parvenu à empêcher les hommes de s’entendre, en changeant la signification des mots. Le Parisien craint l’abus des mots, et il laisse aller les choses. D’ailleurs, presque toute moralité étant attaquée, on attend que le système du législateur soit complet ; et la peur de déchoir et d’être plus mal, aide à remonter vers le mieux. Dans une crise nouvelle, les bons citoyens seraient la proie des méchants ; les sages seraient aux ordres des fous ; les gens probes et éclairés seraient la dupe des fripons et des ignorants ; on ne veut point repasser par de pareilles épreuves. On a vu dans la démocratie, la popularité bien menaçante pour la liberté publique. On craint la popularité et la démocratie, en ce qu’elles sont bien voisines de l’ochlocratie.

Comment certains hommes ont-ils pu penser qu’on remontait le fleuve des événements ? Plus la chute du trône avait été éclatante, plus, il était impossible de le relever. Le principal espoir des royalistes fut dans ces énergumènes qui, sans choix, sans prudence, sans mesure, précipitaient le char de la Révolution, au lieu de le conduire ; en écartaient les mains habiles ; pour y substituer l’ivresse et la frénésie. C’est en prenant le titre de patriote par excellence, qu’ils parurent aux royalistes se rapprocher le plus de leurs vues secrètes.

Bientôt en effet ils se donnèrent la main ; et ce n’est pas sans raison qu’on a dit : que la cocarde blanche s’attachait d’elle-même au bonnet rouge. Voilà pourquoi tant de crimes furent commis au nom même de la Révolution, et que tant de témoins restèrent impassibles.

Ainsi que la boue de Paris est une boue toute particulière à cause des parties, hétérogènes qui s’y mêlent, la canaille d’une grande ville, qui n’y est point née, et qui abonde de toutes parts, est une canaille qui n’a point de nom. C’est sur elle que les factieux ont appuyé leurs projets ; et Danton, le mauvais génie de la France, la fit fermenter ; et, depuis lui, les chefs de parti se sont servis de cette horde infernale d’où sortirent les Hébert, les Chaumette, les Ronsin, et les membres atroces de la rebelle Commune de Paris. Ce fut cette populace qui environna constamment les échafauds et qui, jamais lasse du spectacle, fatiguait jusqu’aux auteurs de ces sanglantes tragédies. Elle fit l’horrible commentaire de cette phrase de Montaigne, et la mit dans une pleine évidence : « La populace par tous les pays déchiquette les cadavres, et s’en met jusqu’aux coudes. »

Mais, dira-t-on, l’aristocratie n’a-t-elle pas eu ses Chouans, ses horribles Chouans ? Oui, d’accord ; mais les bourreaux que l’aristocratie achetait étaient les mêmes qui s’étaient déjà vendus aux Robespierristes. L’aristocratie n’a fondé ses fureurs décuplées que sur cette populace, le fléau de tous les gouvernements et l’instrument féroce de tous les partis.

Les temps des révolutions produisent beaucoup d’actions fortes, et peu de grands hommes. La concurrence des talents empêcha leur éclat ; et il n’y eut point de géant dans toutes ces grandes commotions politiques. Tout se fit au nom de tous ; et ceux qui s’élevèrent un peu, furent tour à tour brisés dans le choc impétueux des événements.

Des hommes ineptes avaient dit : qu’en révolution il ne faut jamais regarder derrière soi. Cette maxime est très fausse. Les révolutions se conduisent et s’achèvent par ceux qui mesurent et comparent ce qui est fait, et ce qui reste à faire ; et les vertus morales deviennent d’autant plus nécessaires qu’on en a perdu toute idée, et que les dénominations injurieuses, c’est-à-dire les paroles dépourvues de sens, sont des arrêts de mort qui portent sur les citoyens les plus jaloux de la liberté et du bonheur de leur pays.

Ce sont toutes ces phrases insignifiantes, et même celles qui étaient le plus inintelligibles qui ont été le ciment des prisons et des échafauds. Les chefs de parti ont osé s’en servir avec un succès qui atteste que dans une nation éclairée le plus grand nombre d’individus ne l’est pas encore, et que les calamités particulières deviennent un pur spectacle pour ceux qui n’en sont pas atteints dans le moment.

Sans doute pour peindre tant de contrastes, il faudrait un historien comme Tacite, ou un poëte comme Shakspeare.

S’il apparaissait de mon vivant, ce Tacite, ce Shakspeare je lui dirais : Fais ton idiome ; car tu as à peindre ce qui ne s’est jamais vu, l’homme touchant dans le même moment les extrêmes, les deux terres de la férocité et de la grandeur humaine. Si, en traçant tant de scènes barbares, ton style est féroce, il n’en sera que plus vrai, que plus pittoresque ; secoue le joug de la syntaxe, s’il le faut, pour te faire mieux entendre : oblige-nous à te traduire : impose-nous, non le plaisir, mais la peine de te lire.

Je ne crois pas en effet que notre langue puisse marcher encore longtemps sans sortir de la gêne où une timidité gratuite la captive au milieu de tant de spectacles nouveaux et non moins étonnants. Si le style demeure esclave ils ne seront point transmis à l’admiration ou à l’horreur de la postérité.

Eh quoi ! l’ambitieuse tourbe démagogique, au milieu de la tempête révolutionnaire, ne s’est-elle pas créé un langage fait pour tromper et séduire la multitude ? J’ai entendu crier à mon oreille : « Que les Français périssent, pourvu que la liberté triomphe ! » J’en ai entendu un autre s’écrier dans une section, et je l’atteste : « Oui, je prendrais ma tête par les cheveux, je la couperais, et l’offrant au despote je lui dirais : « Tyran, voici l’action d’un homme libre ! » Ce sublime de l’extravagance était composé pour les classes populacières ; il a été entendu, il a réussi : et nous, nous ne ferions pas une langue, pour transmettre à nos derniers neveux ces incroyables phénomènes moraux et politiques, qui ont frappé d’une longue surprise et nos regards et notre entendement ?

On a parlé diversement dans le monde, de mon Tableau de Paris, J’ai eu du plaisir à l’écrire ; j’ai cherché la vérité avant tout ; voilà toute ma réponse.

Mais, tandis que j’écrivais et que l’on imprimait, le tableau changeait déjà de face ; le luxe sortait plus brillant que jamais de ses décombres fumants. La culture des beaux-arts reprenait tout son lustre, et les lettres, quoiqu’on en dise, n’ont souffert qu’une éclipse passagère.

Comme Paris est une ville essentiellement commerçante, essentiellement industrielle, essentiellement aubergiste, on dirait que pour elle le malheur qui n’est plus n’a jamais existé.

Le moment présent fait donc déjà un étonnant et parfait contraste avec celui de la servitude, de la terreur, du déchirement des familles, du sang et des pleurs.

Puisse le Nouveau Paris jouir du même succès que l’ancien Tableau de Paris ! mais les touches, hélas ! sont bien différentes, vu que le modèle et le peintre ont été frappés par le temps et les circonstances les plus orageuses.

Malgré leur influence funeste et sur l’auteur et sur son livre, il y a un sentiment qui le console, qui le dédommagera des critiques injustes qu’il a essuyées, qu’il essuyera peut-être encore, et qui promet à ses écrits non l’immortalité qu’il n’ambitionne pas, mais l’estime des gens de bien qu’il ambitionne beaucoup : c’est le sentiment d’avoir été depuis le premier instant de sa carrière littéraire, le héraut, l’ami et le collaborateur de la grande régénération entreprise pour la félicité publique et d’avoir été en même temps l’adversaire de ceux qui l’ont criminalisée à leur profit par un sordide intérêt. Non, les travaux, le courage, la constance des Français, leurs calamités ne seront point en pure perte. La postérité sera heureuse de nos souffrances. C’est ce sentiment qui a soutenu, a encouragé, fortifié l’auteur, et qui ne lui a pas fait abandonner la plume jusque dans la nuit des cachots ; qui, enfin, vient de lui dicter une épitaphe qu’il grave d’avance sur son tombeau, et qu’il souhaite devenir applicable à tous ses contemporains :

Hommes de tous pays, enviez mon destin :
Né sujet, je suis mort libre et républicain !


10 Frimaire, An VII.