Paris : Louis-Michaud (p. 7-8).

PRÉFACE

Si le Tableau de Paris de Sébastien Mercier est l’étude la plus précieuse que nous possédions sur une époque où la monarchie, encore dans toute sa gloire, laissait les princes et les courtisans se jouer du peuple, de sa misère et de ses plaintes, si, dans ce volumineux ouvrage, nous trouvons notre parfaite documentation sur les mœurs, les talents et les vices des habitants de la capitale, en même temps que la révélation des amusements de la Cour, de la toute-puissance de la noblesse, des Tuileries à Versailles, nous devions à notre travail commencé par la réédition de ce Tableau de Paris[1], de lui donner une suite dans l’ouvrage actuel.

Ici nous n’en sommes plus au temps où Voltaire et Rousseau effarouchaient la foule résignée en osant parler en son nom et exposer ses griefs. La Révolution, prévue et prophétisée par Mercier, s’est accomplie ; ses raisons ont triomphé, son courage a sapé les institutions royales, ses horreurs et ses beautés se sont exercées en toute indépendance, sa tyrannie républicaine a vaincu la tyrannie royale et le peuple, déchaîné et sanguinaire, a poussé aussi loin qu’il lui a plu son besoin de vengeance et de châtiment.

C’est ce Paris désorganisé par la révolte et les émeutes, c’est cette population diminuée par la fusillade et la guillotine que Mercier nous décrit ici, et nul mieux que lui n’était désigné pour étudier les événements, leurs causes et leurs conséquences. Mêlé à la bataille, membre de la Convention, suspect à son tour et emprisonné, il a tout vu et tout compris dans cette phase unique, épouvantable et sublime, de notre histoire. Et, quand la liberté lui fut rendue, quand le calme du Directoire lui permit de reprendre ses travaux, c’est alors qu’il pensa à utiliser ses notes prises au hasard des journées de sang et de pillage et que, les joignant à ses articles déjà parus, il composa cette série de chroniques éloquentes et sincères qu’il intitula Nouveau Paris.

Sincères, disons-nous. Le mot est juste, bien que le public pût s’étonner de certaines virevoltes dans l’esprit de l’auteur, de ses changements d’idées, de ses contradictions avec lui-même. Mais l’effervescence dans laquelle il lui fallait vivre, ses craintes, qu’il ne dissimule pas, de marcher un jour, lui aussi, vers l’échafaud, l’emprisonnement qu’il subit pendant plus d’une année (17 vendémiaire, an II, au 3 brumaire, an III) où, transporté de prisons en prisons, il n’eut plus de contact journalier avec les événements et les hommes, ne sont-ils pas des excuses à sa versatilité et à ses démentis involontaires ?

Il l’avoue lui-même : « Je ressemble, dit-il, au sicambre Clovis, je suis tenté de brûler ce que j’ai adoré et d’adorer ce que j’ai brûlé. » Et, en effet, il nous le prouve si nous remarquons qu’après avoir flétri les loteries royales, il devient contrôleur des loteries républicaines ; si nous considérons qu’il célèbre le 10 août comme un triomphe populaire, alors qu’il n’était que celui de la Gironde et de la Montagne obéissant aux ordres de Pitt, de même, en 1797, il fêtera Bonaparte, le saluera comme le maître indiqué et, plus tard, s’élèvera contre ce sabre organisé et ne souhaitera que sa chute.

Mais, si les opinions personnelles de l’homme sont changeantes, si ses points de vue diffèrent selon les incidents et les pouvoirs, ce qui, pour nous, demeure du plus haut intérêt ce sont ses études générales et le rôle de journaliste au jour le jour qu’il a tenu.

Et c’est là surtout ce que nous avons respecté dans l’édition actuelle, croyant être plus utile à nos lecteurs en leur donnant les comptes rendus d’un témoin consciencieux que les articles philosophiques ou fantaisistes d’un écrivain merveilleusement doué, mais chimérique parfois.


L. R.
  1. Voir l’édition en un volume, avec les gravures de Dunker, parue chez Louis Michaud.