Paris : Louis-Michaud (p. 19-22).

VUES PRÉLIMINAIRES[1]



Je ne marche plus dans Paris que sur ce qu’il me rappelle ce qui n’est plus. Bien m’a pris de faire mon tableau en douze volumes. Car s’il n’était pas fait, le modèle est tellement effacé qu’il ressemble au portrait décoloré d’un aïeul mort à l’hôpital et relégué dans un galetas. Personne ne s’était avisé avant moi de faire le tableau d’une cité immense et de peindre ses mœurs et ses usages dans le plus petit détail ; mais quel changement !

Un poète grec a dit, il y a deux mille ans :

Quand la discorde règne dans la cité
Le plus méchant tient lieu d’autorité :


quand ce n’est pas le plus méchant, hélas ! c’est le plus sot.

Trente à quarante scélérats encore plus ineptes que barbares, sont venus décomposer tout ce que le génie et le courage avaient formé de grand et de solennel. Ces trente à quarante scélérats sont les chefs montagnards. C’est ce que je démontrerai dans la suite de cet écrit. La justice divine et humaine les a châtiés et punis les uns par les autres, mais il ne faut pas que leurs abominables maximes soient confondues avec celles de la Révolution. Car, pour peu que l’on ne distingue plus les époques, les temps et les lieux, on ne tarde pas à confondre les personnages ; et voilà pourquoi il sera peut-être impossible de bien connaître et de bien juger cette mémorable Révolution qui a eu tant de faces diverses.

On pourrait dire du nouveau Paris ce que Strabon disait de la Grèce : c’est dans tous ses points un pays extraordinaire et tragique.

Comment peindre tant de faits et d’événements ? Je dirai ce que j’ai vu. Porté sur tous les flots orageux, n’ayant pas perdu un coup de vents, mon œil a distingué dans la tempête quelques accidents particuliers. Non, tous les vents rugissant, déchaînés sous le sceptre d’Éole, luttant entre eux et bouleversant les lieux qu’ils parcourent, ne sont qu’une image imparfaite et infidèle de ces combats des passions humaines où les philosophes ont été vaincus et terrassés, tandis que tout ce qu’il y avait de plus vil et de plus méprisable en fait de style et de raisonnement a dicté des lois impures à cette tourbe, à cette populace de la nation, qui les a prises pour des arrêts célestes.

Chaos épouvantable formé par les écrivains de la Révolution, masse énorme de feuilles périodiques, de brochures et de livres, dépôt obscur et volumineux de discours contradictoires, débordement d’invectives et de sarcasmes, amas confus où la calomnie s’est noyée elle-même, dossier effroyable du plus opiniâtre et du plus sanglant des procès, cesse d’accabler mes esprits, tu ferais reculer jusqu’à un Tacite. Je ne veux point t’ouvrir, je ne veux point te consulter ; je ne veux plus rien dire, je n’en crois que moi ; eh ! que pourrait-il sortir de cette cuve où bouillonnent encore les vagues écumeuses ?

Tous, les jouets ou les victimes des opinions qui passaient sur nos têtes ; est-ce à nous d’instruire la génération présente, et de travailler pour la génération future ? Il viendra l’historien qui, avec de nouveaux documents, ayant pleine connaissance des actes hostiles et perfides des cabinets étrangers, dira jusqu’à quel point tous les scélérats, et même les hommes de bien, ont été des marionnettes, des pantins obéissants, et qui ne soupçonnaient pas le fil qui les faisaient mouvoir. L’infernale politique des rois coalisés a mis tant d’art dans ses suggestions, a su mettre tellement à profit les idées et les passions de chaque homme, que les plus purs et les plus probes ont cherché longtemps où étaient la vérité et la justice, et qu’à travers les déguisements du mensonge, ils se sont trouvés entourés d’illusions éternelles.

Paris est une ville unique où l’on trouve ce qu’on veut en fait de personnages de toute espèce et de toute couleur. En moins de vingt-quatre heures un familier de l’ancienne police nous ramassera trois cents hommes qu’il distribuera autour d’un édifice, et qu’il fera vociférer sur tel ou tel ton. On sait que dans le temps de la Fronde le cardinal de Retz et les autres chefs se faisaient tirer des coups de carabine sur leur voiture, afin d’avoir un prétexte pour animer les gens de leur parti contre la Reine et le Cardinal. De même, la cour voulant savoir si elle pouvait compter sur le régiment des gardes-françaises, fit piller la manufacture de Réveillon[2], afin d’avoir un prétexte plausible pour faire entrer des troupes. Le régiment des gardes fit feu sur les pillards et les massacra ; ce fut comme la répétition de la sanglante tragédie que l’on devait jouer quelques jours après : mais la cour tomba dans ses propres pièges. Ce sang versé fit faire des réflexions aux soldats ; ils furent instruits, caressés, débauchés ; ils eurent horreur de ce qu’ils avaient fait, et frémirent à l’idée de tuer leurs concitoyens. Un d’eux qu’on voulait détacher du parti de la cour, écoutait silencieusement, plongé dans la plus profonde réflexion ; on lui demanda de se décider, il répondit : Pas encore ; je consulte l’ombre du colonel Biron[3].

Le fougueux Charles IX tirait lui-même sur les malheureux qui fuyaient. Pendant ces jours de sang il se promenait dans la ville accompagné de sa cour ; il admirait les traces du massacre, imprimées sur toutes les murailles ; il alla aux fourches patibulaires voir le corps de l’Amiral. Les frères de Louis XVI avaient fait le tour de la capitale pour bien voir le plan du siège, par où entreraient les troupes, et se frottaient les mains de joie. Les perfides ! s’ils avaient pu établir une disette universelle d’argent et de subsistance, ils l’eussent fait avec allégresse ; mais ce fut leur plan homicide, cette grande conspiration chaque jour renforcée, qui donna à la commune de Paris ce mouvement irrésistible qui a décidé la Révolution.

Rien de plus réel, de mieux prouvé, de plus constant que la conspiration de la cour, et à compter de ce jour il ne peut y avoir de paix entre les Royalistes et des Républicains ; et quand le nombre des Républicains serait plus circonscrit que jamais, les Républicains n’en seront pas moins vainqueurs.

  1. Pour le classement des chapitres nous nous sommes inspiré des notes mises à la fin de la si intéressante réédition de ce livre faite en 1862 par l’éditeur Poulet-Malassis.
  2. Réveillon, fabricant de papiers peints, était soupçonné de soutenir la cour. Les révolutionnaires incendièrent sa maison le 28 avril 1789.
  3. Avant-dernier colonel des gardes-françaises.