Paris : Louis-Michaud (p. 38-41).

RENVOI DE M. NECKER

Le livre des grands événements par les petites causes n’est pas encore seulement commencé, et c’est parce que je l’ai longtemps médité que je ne vais pas chercher bien loin ce qui a engendré un fait quelconque, lorsque le jour d’hier est quelquefois son véritable générateur.

Les ordres privilégiés qui avaient bien voulu par condescendance n’employer que la mauvaise foi, la ruse, et quelques petites menées pour répandre dans les provinces la division, la disette, et même la famine, et opérer la dissolution de l’Assemblée nationale, voyant qu’elle se familiarisait jusqu’à vouloir établir les droits de l’homme, résolurent d’associer le plaisir de la vengeance avec l’orgueil de l’empire, d’en imposer tout à la fois à la capitale et de braver l’armée entière. Ils traitèrent de bourgeois six cents pauvres députés presque écrasés sous le poids de la calamité nationale, et tout étonnés que le tiers état ne fût point disposé à endurer les humiliations qu’on lui avait fait tant de fois essuyer dans les assemblées des règnes antérieurs, ils décrétèrent dans leur comité secret que le ministre des finances serait chassé avec éclat ; qu’on se rendrait maître de Paris et de cette bourgeoisie assemblée ; que, s’il s’y trouvait des mutins, ils seraient dispersés, n’importe comment ; enfin que les mots d’états généraux, d’Assemblée nationale seraient désormais effacés de tous les dictionnaires français. 25 à 30.000 hommes à cheval et à pied eurent ordre de se rendre aux environs de Paris et de Versailles ; mais était-on bien sûr des militaires qui raisonnaient le commandement, et qui s’indignaient qu’on ne voulût faire d’eux que des instruments de servitude : il fut dit qu’on ferait une répétition de cette sanglante tragédie. On souleva les ouvriers d’une manufacture au faubourg de saint-Antoine ; on y fit mettre le feu afin d’avoir occasion de faire marcher les gardes-françaises et les gardes suisses contre les prétendus révoltés, et de paraître protéger les propriétés et les maisons contre les incendiaires. La répétition se fit à merveille ; on fit feu, on en blessa autant qu’on en voulut, et l’incendie des barrières fut aussi ordonné pour servir de prétexte à la formidable introduction des troupes.

Cependant les grands enfants étaient si appliqués à tromper qu’ils ne s’aperçurent pas qu’ils se trompaient eux-mêmes. Ils n’eurent pas la patience dans toute cette belle entreprise d’attendre l’arrivée de toutes les troupes. Ils précipitèrent le renvoi de M. Necker le samedi au soir du 11 juillet[1]. Il eut ordre de sortir du royaume sous 24  heures et à petit bruit.

C’était donner le signal de la banqueroute, et à la suite de la séance royale et de la cour plénière c’était rallier tous les esprits à l’insurrection. L’armée des agioteurs se rassembla au palais royal ; l’on vit un homme monter sur une table, animé de cette audace du moment, de cette audace qui fait tout, tirer deux pistolets de ses poches, haranguer le peuple, lui crier : notre ruine est prononcée ; voyez ce qui se passe aux Champs-Élysées ; les troupes s’emparent de tout l’espace qui se trouve entre l’étoile de Chaillot et les Tuileries, elles s’y rangent en bataille ; nous avons assez délibéré, délibérons par bras, nous sommes les plus nombreux et nous serons les plus forts : armons-nous ; que tous nos citoyens s’arment, partons ; et ils sortirent en foule. Il avait détaché un rameau de l’arbre qui l’ombrageait ; ce rameau se transforma en une cocarde verte ; chaque boutonnière d’habit eut un ruban vert. C’était la couleur de l’espérance. Mais bientôt on fit la réflexion que les couleurs d’Artois étaient vertes ; on prit les couleurs des armes de la ville de Paris : de là, la cocarde tricolore, qui fera le tour du monde à raison des obstacles qu’on lui opposera.

On sonne le tocsin ; on dépouille les boutiques des armuriers, on établit des ateliers ; on organise des districts. Le marteau résonne, étend ou courbe le fer ; tous les instruments de cuisine sont emmanchés, une foule innombrable se porte aux Invalides, y prend tous les fusils, et, au grand étonnement des militaires, ne commet point de désordre ; on traversa des caves pleines de vins sans y toucher ; on ne voulait que des armes ; on traînait les canons du plus gros calibre, et ils marchèrent comme par enchantement. Des canonniers experts auraient demandé deux jours pour opérer ce qui fut fait en trois heures.

Tandis que M. Necker s’éloignait tranquillement dans sa chaise de poste, et que son renvoi avait décidé le plus grand soulèvement et le plus rapide dont l’histoire fasse mention, quelle nuit du lundi au mardi ! Des patrouilles qui se succédaient et se croisaient de quinze en quinze pas ! Une multitude agitée par la crainte, l’incertitude et l’indignation ! Un murmure vague accompagné des coups qu’on frappait sans objet déterminé sur les portes et les boutiques ! Ce son triste, monotone et continu de toutes les cloches d’une immense capitale ! Ce tocsin au milieu des ténèbres semblait appeler la colère et la vengeance d’un grand peuple pour briser un trône… Quelle nuit !… et vous tous, princes, ministres et administrateurs des empires, qui n’avez pas entendu ce tocsin, attendez-vous à l’entendre sonner au premier attentat contre la liberté.

Hé ! ce tocsin de la capitale se fit entendre d’un bout de l’empire à l’autre. Une puissance invisible frappait partout sur cette terre d’oppression, et, partout, l’on voyait sortir de son sein des hommes tout armés.

Et à quoi tenait ce grand mouvement ! Le dirai-je ? À une divinité qu’on appelle la peur ! La cour avait épouvanté la capitale par un appareil de guerre ; il en naquit cette journée mémorable, qui fut toute grande, toute sublime, et la plus majestueuse dont parlera l’histoire.

  1. 1789.