Paris : Louis-Michaud (p. 41-43).

LIVRE ROUGE

Qui ne sait pas maintenant ce que c’est ? Ce livre a conquis une foule d’honnêtes gens à la cause du patriotisme ; il a raffermi les faibles, convaincu les incrédules, éclairé les aveugles, donné un plus grand courage aux esprits droits, versé une sainte indignation et une généreuse énergie dans les âmes citoyennes ; et sous ce point de vue, c’est la plus utile et la plus éloquente brochure qui ait encore paru. Grâces immortelles en soient rendues aux membres courageux du Comité des pensions, qui après bien des efforts sont parvenus à l’arracher des mains des ministres dont elle révèle tous les crimes.

Le 1 Décembre 1789, M. le Camus dénonça à l’Assemblée nationale l’existence du Livre rouge. C’est un fort beau registre relié en maroquin du Levant et doré sur tranche, qui contient la liste des pensions dont voici quelques-unes.

À l’ouverture du cahier on voit un prince allemand qui en a quatre. La première, pour ses services comme colonel ; la seconde, pour ses services comme colonel ; la troisième, pour ses services comme colonel ; la quatrième pour ses services comme colonel. Total des pensions du prince allemand : quarante mille quarante-huit livres.

M. Claverie de Bamire : quatre pensions. La première et la seconde parce qu’il était en même temps secrétaire-interprète de deux régiments étrangers qui n’avaient pas besoin d’interprète, et qui étaient en garnison, l’un au Levant, l’autre au Couchant ; la troisième, parce qu’il était commis au Bureau de la guerre ; la quatrième, parce qu’il a été commis au Bureau de la guerre. Total : vingt-trois mille quatre cent soixante-neuf livres, dont quatre mille sept cent cinquante sont réversibles sur sa femme et ses enfants, etc, sous le beau titre de réserve.

M. Desgallois de la Tour, premier Président et Intendant en Provence, à l’honneur duquel M. Barentin fit graver une médaille dans les gazettes : vingt-deux mille sept cent vingt livres en trois pensions. La première comme premier Président et Intendant ; la seconde comme Intendant et premier Président ; la troisième pour les mêmes considérations que ci-dessus. — Je copie fidèlement le texte.

Madame Isarn : vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingts livres pour favoriser son mariage et en considération de ses services.

M. Claude-François Moreau, dont la plume vaillante a donné pendant un demi-siècle des leçons d’esclavage aux peuples de la terre, n’a que vingt-un mille livres de pension. C’est peu : il y a des métiers qu’on ne saurait trop payer.

Tout le monde sait qu’en France la qualité de Grand-Maître de la Barberie procure à M. Andouillé, premier chirurgien du roi, soixante deux mille livres, à prélever sur le produit des coups de rasoir qui se donnent chaque année sur tous les mentons du royaume. Croirait-on après cela que M. Andouillé eût besoin d’une pension de neuf mille neuf cents livres sur le trésor royal ?

On a dit dans l’Assemblée nationale qu’il y a des morts qui reçoivent exactement les pensions qu’ils ont obtenues de leur vivant : j’aime mieux les pensions octroyées à des individus qui n’ont jamais existé, et qui peut-être n’existeront jamais ; tels que, quatre mille livres à la personne qu’épousera Mme de Baschi (maîtresse de Monsieur).

À l’égard de Mlle Hue de Miroménil, pensionnée en considération de son mariage, elle existe réellement ; aussi sa pension est-elle de huit mille livres.

M. Blanchet : quatre mille sept cent vingt-sept livres en considération de ses services passés, et quatre mille sept cent vingt-sept livres en considération de ses services futurs. Total : neuf mille quatre cent cinquante quatre livres.

Mme la Marquise de Flavacourt de Mailly : quatorze mille six cent cinquante et une livres en trois pensions, la première, par continuation ; la seconde, sans motif ; la troisième, pour appointements conservés.

M. Hamelin : vingt-un mille livres, en considération de la modicité de sa charge de receveur général des finances, De la modicité !… Lecteurs, n’oublions jamais l’article de M. Hamelin : un temps viendra où nous raconterons au coin du feu les merveilles dont nous sommes témoins, comme les Mies racontent les voyages de Simbad-le-Marin et l’histoire de la Belle au bois dormant : tunc meminisse juvabit.

Cette modicité de M. Hamelin me fait penser à un vieux officier nommé M. Segrave qui eut le bras emporté il y a cinquante-cinq ans au siège de Fribourg, et qui n’a pas encore pu obtenir les quatre sous par jour que l’ordonnance accorde à tout officier mutilé. Ô M. Hamelin ! combien de quatre sous par jour dans votre recette générale des finances ! Et vous n’êtes pas content, M. Hamelin ! et il vous faut absolument une pension de vingt-un mille livres ! Voici ma motion : Que les quatre sous demandés par M. Segrave soient donnés à M. Hamelin : que mille écus de la pension de M. Hamelin soient donnés à M. Segrave, et que les dix-huit mille livres de surplus soient restituées à la Nation.

En général on a remarqué, dans le Livre rouge, des pensions à un grand nombre de femmes comme il faut, à des commis et secrétaires comme il n’en faudrait pas, et à quelques militaires comme il en faudrait beaucoup. Dans la liste des femmes, on trouve une Dame près d’Avranches qui a douze cent livres de pension pour avoir reçu nombre de fois à la table, un certain colonel… On assure bien que c’est à sa table.

Après avoir parlé du Livre rouge, dans une des séances de l’Assemblée nationale, M. le Camus y dénonça un autre livre intitulé : Livre des traitements. Celui-ci est le cadet du Livre rouge, et contient comme son aîné une liste des turpitudes et des déprédations des courtisans et des ministres. Un membre du côté noir ayant demandé par dérision de quoi ce livre était couvert : — Du sang du peuple, répondit avec véhémence, Barnave.