Michel Gaillard (p. 1-8).


LE NOUVVEAV
PANVRGE.
Auec ſa nauigation en l’Iſle Imaginaire ; ſon rajeuniſſement en icelle, & le voyage que fit ſon eſprit en l’autre monde, pendant le rajeuniſſement de ſon corps.


ENSEMBLE,
Vne exacte obſeruation des merueilles par luy veuës tant en l’vn que l’autre monde.



Comment Panurge arriuant à la foire de Beaucaire y rencontra Taumaste, Epiſtemon, & autres ſes camarades, leſquels eſtoient là venus pour faire amplette de Chats, leurs bienvenues, & pluſieurs diſcours qu’ils eurent enſemble.
Chapitre I.



DEa mes amis, hé qui m’eût dit vous rencontrer icy ? ô iournee pour moy fauorable ! heure la plus heureuſe de ma vie ! moment le plus fortuné que i’aye rencontré deſſus ny deſſous la terre. Eſt il poſſible que ſoyez icy, mes petits couſins ? eſt il vray que ie vous voye ? eſt cecy vn ſonge ? ſuis ie point encores là-bas parmi les ombres ? ça que ie vous embraſſe, Taumaſte mon amy, ça l’accolade à la Françoiſe, il y a ſi long temps que ie ne l’ay veu faire. Epiſtemon, mon camarade, baiſez moy, accolez moy, ça bras deſſus, bras deſſous ; ie ſuis voſtre Panurge qui viens de l’autre mondez ; ne ſoyez point incredules ; regardez bien, c’eſt moy meſme Panurge. Sus dites moy qui vous ameyne icy, que faites vous icy, parlez moy ; doutés vous encore, eſtes vous eſtaſiez ; auez vous perdu la parole ; voſtre eſprit s’en ſeroit-il volé par la feneſtre d’admiration ? n’appelez le ; & me croyez ; ie ſuis Panurge, voſtre bon amy Panurge, voſtre camarade Panurge. Ie voy bien vous meſcognoiſſez ma barbe qui à preſent n’a que le petit poil foller, & depuis ne l’auiez veuë eſtoit toute touffue, & couuerte de neige. C’eſt tout vn ie ſuis touſiours le meſme Panurge ; mais nouueau Panurge, renouuellé Panurge ; Panurge r’ajeuni ; non point comme Medee rajeunit Æſon ſon pere ; ny par le feu, ny par le ſoulphre, ny par l’eau, ny par decoction d’herbes, compoſitions, meſlanges, ny tels autres enchantemens, mais Panurge deifiquement r’aieuni dans la pure Maluoiſie. Ie vous en reciteray l’hiſtoire tout à loiſir, à preſent parlons d’autre choſe, qui vous ameine icy, qu’achetez vous ? que vendez vous à ceſte tant celebre foire de Beau-caire ? Taumaſte, ha Panurge mon amy, Scriptum eſt enim, qui bien aime, de loin cognoit ſoudain que ie vous ay veu, l’ay recogneu voſtre beau nez : il ne vous manque que d’en auoir vn autre ſur le derriere ; ainſi on vous porteroit par tout avec deux baſtons comme on fait les banaſtes. Panurge. Taumaſte mon bon amy, auez vous oublié ceſt adage qui court communement permi le vulgaire : ad formam nazi cognoſcitur ad te leuaui : vn Poëte l’autre iour m’en donna la verſion telle,


Trois fois autant qu’auez de nez
Soit en longueur ou en groſſeur
Voſtre Priape vous aurez
Et gros, & long ſoyez en ſeur.


Taumaſte
. C’eſt tout vn, allons boire Panurge mon grand amy, venez, ie payeray pour vous, i’ay Dieu merci ma gibeſſiere encores bien garnie ; & puis ie ſçay où l’on vend le bon vin ; ça à la friſcade ; ſuiuez moy ie paſſeray premier ; Epiſtemon ſerrera la fille, auec noſtre petit mignon Geophile ; ça l’hoſteſſe couurez la table, apportez vin blanc, vin rouge, vin clairet, ça rincez les verres, faites boüillir la marmite ; apportez quelque langue de bœuf à la vinaigrette, auez vous point d’andoüilles ? mon camarade les aime, il les appelle aiguillõs de vendanges. Panurge. Mes filiols, ie ſuis à preſent voſtre fils ſecundum barba, quoy qu’au ſiecle paſſé ie fuſſe voſtre pere. Mais ſus dites moy, venez vous point de Salmigondinois ? contez m’en des nouuelles, comment ſe portent mes feaux ; Gymnmaſte qu’eſt-il deuenu ? Eſiſthenes vit il encore ? ma grand amie Thelone a elle biẽ eſleué ſes enfans, le petit Carpalin, & le mignon Picrochole ? Elopas a-il recouuré la parolle ? Endemion eſt-il touſiours bien fortuné ? Xenomanes a-il acheué de circuir la terre, trauaille il encore à ſa Coſmographie ſupervniuerſelle ? Rhyſotome eſt-il d’accord auec Ægonome ? ont ils à force cheures ? eſt-il ſaiſon de fromages pour eux, & pour nous ? Thyropanoicte a-il encores crocheté la porte du threſor Lemnien ? Ponocrates trauaille-il touſiours ſans ſe laſſer. Et frere Iean des Entommeures conſerue il biẽ le clos de son abbaye ? porte-il touſiours son grand bracmard ? Mes reſueurs de Dipſoide parlent-ils de moy ? mes galoiſes ſe ſouuiennent elles encore de leur Panurge ? pour Hegemon ie vous en diray tantoſt des nouuelles. Mais parlez moy qu’acheptez vous en ceſte foire ? Taumaſte. Vous ſçauez, Panurge mon bon amy, qu’aux deux prouinces de Salmigondin, & Dipſoin, eſt arriué cete annee preſente, & ce depuis les feſtes Iuueniles, vne telle abondance de rats que non ſeulement ils gaſtent tous nos quaqueroliers & mangent nos hanetons, mais encores ſe ruent ils tout de nuict ſur nous, nos femmes & enfans ; tant helas ! quel creue-cœur ! les vns ont perdu le nez, les autres les oreilles, les autres, ha ie ne l’oſe dire, & pluſieurs en ſont morts. Iamais, iamais bon amy Panarge, la Sardaigne ne fuſt plus moleſtee des cõnils ; l’Egypte des raines, & ſauterelles, Lybie des Lyons, l’Ætiopie des fourmis, & ſcorpions : les Magarenſiens des mouches, les Epheſiens des gueſpes, que nous ſommes affligez de ces rats, ſi que nous auons peur (ſi Dieu ne nous ayde) d’eſtre comme Popiel deuorez par les rats, ou que tout Salmigondin, & Dipsoin ne demeurent deſerts comme firent autresfois certains lieux d’Italie, & l’Iſle de Giare, l’vne des Siclades, que cette maudite vermine rendit inhabitables. Parquoy mon bon amy Panurge, nous, que voyez icy, auons eſté deputez pour venir en cette foire de Beaucaire faire amplette de chats, parce qu’on nous a dit qu’il y en arriue de toutes les parts du monde : & de fait nous en auons deſia veu vn bon nombre, & des plus beaux. Ie m’aſſeure que ſi nous en pouuions conduire quelques vns à Salmigondin, & Dipſoin, auquel paï la race des chats eſt perduë, que nous ſerions toſt deliurez de ces maudites beſtes. Panurge. À la bonne heure ſoit tout dit, ie prophetiſe deſia que mon abſence a eſté cauſe de ce malheur ; & que Dieu verſe l’iniquité des peres ſur les enfans. Sans doute les villes de Sodome, & Gomorre ne fuſſent point peries, s’il s’y fuſt trouué tant ſeulement dix iuſtes. De meſme Salmigondin & Dipsoin ne souffriroient pas ceſte calamité, ſi entre vous tous fut trouué dix hommes de bien. I’ay eſté comme Loth tiré par la manche pour en partir auant que ce malheur arriuaſt, moy y eſtant les rats n’auoyent eu pouuoir d’y aborder. Encores voy ie que Dieu vous fait grace, d’autant qu’il vous donne le temps de vous repentir ; ſans doute ſi ne vous cõuertiſſez, il vous arriuera ce qu’aduint autreſfois à Choré, Datan, & Abiron ; la terre s’ouurira & perirez.Mais puis qu’eſtes icy ie vous conſeille de faire amplette de chats comme auez determiné ; poſſible, (que ſçait on) Dieu veut que toute la terre ſoit peupler de chats. Epiſtemon. Attendons demain nous en aurons meilleur marché : car touſiours il en arriue. Cependant mon doux & beatifié Panurge, pour paſſer ioyeuſement ceſte iournee ; racontez nous voſtre voyage : mais qu’il ne vous faſche, dites nous de point en point toutes vos fortunes & infortunes ; tout ce qu’auez veu, ſçeu, cogneu, entendu, & deſſus & deſſous la terre ; au Ciel ſi y auez eſté, ſur les mers, parmi les orages : nommez nous les prouinces, Royaumes, Iſles, Regions qu’auez ſuiuy. Et à peu pres le nom des villes deſquelles voſtre autentique memoire a tenu regiſtre. Panurge. Ca ie le veux : mais il faut treuuer premierement vn ſecretaire pour eſcrire : car il faut en meſme temps, & ainſi me plait, qu’on porte toute l’hiſtoire à Paris comme au cœur de la France, pour eſtre enregiſtree aux Chroniques françoiſes. Ie m’aſſeure que les Imprimeurs ſeront bien aiſes de m’auoir ſur leurs preſſes : & qu’vn chacun ne pouuant voir la face de Panurge rajeuni, voudra ſçauoir ſon hiſtoire, & ſon raieuniſſement. Epiſtem. Si ne tient qu’à cela, nous auons veu en ceſte foire le ieune Polygame, le grand pere duquel fut ſecretaire & Chroniqueur de noſtre bon Roy Panurge. C’eſt vn homme fort capable en matiere d’hiſtoires, nous n’en ſçaurions choiſir au monde vn meilleur. Panur. Qu’on l’enuoye querir. Creophile. Le voicy, tel parle du loup, qu’il le tient par la queüe. Panur. A la bonne heure : eſcriuez Polygame. Et vous mes amis ſoyez attentifs, ayez bonne oreille, & vne memoire ſolide pour entendre & retenir mon diſcours tres veritable.