Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/05/09

Éditions Édouard Garand (p. 125-127).

IX

LA POURSUITE

Une tranquillité parfaite régnait à L’Aire. Il était onze heures du soir. Magdalena, un peu fatiguée de son excursion à la Rivière-du-Loup, dormait paisiblement dans sa chambre, sans se douter certes des nuages qui s’accumulaient sur sa tête et qui pouvaient, à chaque instant, obscurcir l’horizon de sa vie, ou de l’orage qui grondait et qui, assurément allait éclater et la foudroyer à moins que ses amis ne parvinssent à la dérober au danger qui la menaçait.

Claude, installé dans la bibliothèque, essayait à lire ou à écrire ; mais en vain. Trop de pensées se pressaient dans son cerveau pour qu’il put lire même un paragraphe, écrire même une ligne. Ces pensées… Elles étaient les mêmes que celles de Mme d’Artois, en ce moment. Celle-ci enfermée dans sa chambre, se torturait l’esprit et essayait en vain de retenir ses larmes.

— Quel enfantillage de la part de M. de L’Aigle, se disait-elle, que d’enfermer Euphémie Cotonnier dans sa chambre et de l’y retenir prisonnière ! À quoi cela servira-t-il, je me le demande ? Aussitôt qu’on lui donnera sa liberté, elle parlera, quand ça ne serait que pour se venger. Cette fille ne pourra pas être gardée à vue indéfiniment ; il faudra bien qu’on finisse par la laisser partir… Alors, elle ébruitera partout ce qu’elle sait : elle essayera même à communiquer avec Magdalena, soit personnellement, soit par lettre, et à supposer qu’elle n’y parviendrait pas, elle s’arrangera pour que le secret de M. de L’Aigle devienne propriété publique, et cela avant longtemps… Ah ! La situation est vraiment désespérée, selon moi ! Inutile de faire appel aux bons sentiments de Mlle Cotonnier ; elle en est totalement dépourvue ; d’ailleurs, une jeune fille qui est dure pour sa propre mère, ne saurait avoir de cœur pour personne d’autre… Pauvre Magdalena !… Je viens de la voir ; elle dort paisiblement… Comme elle est loin de se douter des angoisses par lesquelles nous passons, en ce moment, M. de L’Aigle, Eusèbe et moi ; angoisses causées par la plus horrible des inquiétudes à son sujet… Ô ciel ! Qu’allons nous devenir tous ; qu’allons-nous devenir ?

Et pendant ce temps, que devenait Euphémie Cotonnier ?

Aussitôt que Mme d’Artois et Eusèbe eurent quitté sa chambre, cette bonne Euphémie tomba assise sur le bord de son lit et partit d’un rire prolongé, mais silencieux. La lettre était restée introuvable, malgré toutes les recherches qui avaient été faites sur sa personne et dans sa chambre. C’était assez comique, se disait-elle, car, cette malencontreuse lettre, elle pouvait mettre la main dessus quand il lui plairait. Dieu sait qu’elle n’avait pas eu grand’confiance en la cachette qu’elle avait découverte ; cependant, elle en valait bien une autre, n’est-ce pas, puisque, malgré tout le zèle qu’on avait déployé, elle était restée introuvable.

S’approchant, à pas de loup, de la porte de sa chambre, Euphémie regarda par le trou de la serrure : Eusèbe montait la garde, quoique la porte fut fermée à clef ; il considérait qu’il y avait des précautions à prendre, évidemment.

Poussant le verrou, à l’intérieur, afin de s’assurer de n’être dérangée par qui que ce fut, la secrétaire se dirigea vers la porte-fenêtre ouvrant sur le balcon. Accrochée au garde-corps en fer forgé était une sacoche grise ; Euphémie, s’en emparant, l’ouvrit et s’assura que le contenu y était encore ; un papier long, étroit et très mince, sur lequel trois ou quatre lignes seulement étaient écrites. Retirant la lettre de son réceptacle, la jeune fille la déplia et y jeta les yeux, tandis qu’un rire méchant s’échappait de ses lèvres.

— Ah ! M. de L’Aigle, je vous tiens ; vous ne pouvez pas m’échapper ! murmura-t-elle, entre ses dents. Vous avez fait fi de votre secrétaire, hein ; vous l’avez mise au rang de vos domestiques ; aujourd’hui, elle se venge… et elle se venge, en même temps de la… poupée que vous avez épousée… Car, aussi vrai que j’existe, demain matin, cette lettre, à laquelle vous attachez une si grande importance (non sans raison il est vrai) sera remise à Ambroise, mon ami, le nouvelliste, et quand même il n’aurait pas le droit d’en faire un article à sensation pour les colonnes du journal où il est employé, je le connais ce bon Ambroise ; il aura vite fait de communiquer à ses connaissances et amis ce que cette lettre lui aura apprise, ajouta-t-elle en remettant dans la sacoche le papier compromettant et accrochant de nouveau la sacoche au garde-corps du balcon.

À sept heures, Eusèbe vint lui apporter son dîner, puis il revint, à huit heures, chercher le plateau, prenant la précaution, chaque fois, de fermer la porte à clef, en entrant et en sortant de la chambre.

De huit heures à dix heures, Euphémie s’amusa à lire. À dix heures, elle enleva la robe qu’elle portait et en revêtit une autre, à la jupe courte, après quoi elle se mit au lit, toute habillée, faisant autant de bruit possible, afin qu’Eusèbe l’entendit.

S’étant tournée et retournée plusieurs fois dans son lit, pour donner le change au domestique qui faisait la garde dans le corridor, elle finit par s’endormir ; mais elle ne dormit pas longtemps. Éveillée en sursaut, elle consulta sa montre et vit qu’il passait minuit. L’heure avait sonné ! Elle allait partir, quitter furtivement L’Aire ! Sa vengeance était proche et ce pauvre Claude n’avait qu’à se bien tenir !

Tous ses plans étaient faits à l’avance. Se levant sans bruit, cette bonne Euphémie se dirigea vers le balcon et prestement, elle s’empara de la sacoche grise contenant la lettre compromettante pour Claude de L’Aigle. Toujours à pas de loup, elle s’approcha ensuite du pupitre, dans lequel elle prit une longue corde à linge enroulée ; cette corde avait servi, jadis, à tenir en place le couvercle de sa valise, qui, étant vieille, ne fermait pas sans cela.

L’Aire, après tout, n’avait pas été construite en vue d’en faire une prison, et pour une personne quelque peu ingénieuse, il était assez facile de s’en échapper. La corde à linge, attachée au garde-corps du balcon, atteignait presque le sol ; la secrétaire aurait à exécuter, il est vrai, un saut de six ou sept pieds ; mais cela ne l’embarrassait guère.

Ayant noué la corde au garde-corps et passé la sacoche grise à son bras, Euphémie se disposa à partir. Nul remords ne lui venait, à la misérable, à la pensée de faire du tort à Claude de L’Aigle, à celui qui l’avait engagée comme secrétaire, par excès de bonté, et qui lui avait rendu sa tâche la plus facile et la plus agréable possible. Pas un regret ne lui vint non plus de quitter cette maison où elle avait été si bien traitée ; cette maison où, jadis, elle avait espéré de régner un jour. Oui, elle avait, pendant plusieurs mois, caressé le rêve de devenir Mme de L’Aigle, de L’Aire, cette pauvre Euphémie ; au lieu de cela, elle en était réduite à quitter la maison furtivement la nuit, au moyen d’une corde à linge nouée au garde-corps d’un balcon… Mais allons ! Le temps pressait !

Escaladant le garde-corps, Euphémie parvint à se suspendre à la corde et aussitôt, elle se laissa glisser jusqu’en bas et si rapidement, que ses mains saignaient lorsqu’elle mit pied sur le sol ; mais ce n’était qu’un détail.

Marchant sur la pointe des pieds, elle se dirigea vers les écuries ; c’était à cheval qu’elle fuirait. Non qu’elle fut bonne écuyère ; loin de là ; jamais elle n’était montée en selle de sa vie. Elle se fierait sur sa chance ordinaire ; voilà tout.

Les portes de l’écurie n’étant pas fermées à clef, Euphémie les ouvrit sans bruit et entra. Lucifer et Inferno exécutèrent bien quelques ruades très réussies ; mais elle n’en fit aucun cas, d’autant qu’elle savait bien que les ruades ou piétinements des chevaux ne pouvaient s’entendre de la maison.

C’est Spectro qui fut étonné de voir une personne qui lui était presqu’inconnue entrer dans sa stalle, lui passer une bride au cou et lui poser une selle sur le dos ! Au milieu de la nuit ! Jamais il ne lui était arrivé pareille chose, depuis surtout ce long voyage qu’il avait fait, il y avait quelques années, dans un fourgon, pour venir dans cette partie du pays.

Au moment où Euphémie saisissait Spectro par la bride, ce dernier jeta les yeux dehors et vit qu’il faisait bien clair. C’était donc le jour ? Il s’était, sans doute trompé ; on n’était pas au milieu de la nuit, et l’astre qui brillait ce devait être le soleil et non la lune.

Au lieu de passer devant L’Aire, Euphémie contourna le Roc de l’Ancien Testament, tenant Spectro par la bride. Ses yeux cherchèrent un rocher assez haut, sur lequel elle monterait et au moyen duquel elle pourrait s’installer sur le dos de sa monture… Ah ! Voilà précisément son affaire !

Bientôt, Spectro était conduit auprès du rocher, et la jeune fille, non sans trembler un peu de peur, parvint à s’asseoir sur le cheval.

— Marche, Spectro ! commanda-t-elle ensuite.

Le cheval, en bête docile, se détacha du rocher et partit au pas… L’amazone en herbe crut qu’elle allait mourir de frayeur. N’étant jamais allée à cheval, il lui sembla qu’elle était montée sur la plus haute éminence, et à chaque mouvement de sa monture, elle crut que c’en était fait d’elle ; qu’elle allait piquer une tête et s’assommer sur les rochers qui pavaient la route. Mais elle dompta ses craintes, à force d’énergie et de courage ; au lieu d’abaisser ses yeux vers le sol, qui lui paraissait être à, au moins vingt-cinq pieds de là où elle était juchée, elle regarda droit devant elle ; de cette manière, elle évitait le vertige, dont, infailliblement, elle eut fini par être saisie.

Toujours allant le pas, Spectro atteignit le pont reliant la pointe à St-André, et tant qu’on fut dans le village, il maintint la même allure. Mais une fois les maisons dépassées, il partit au petit trot. Pauvre Euphémie Cotonnier ! Elle fut secouée d’une telle façon qu’elle dut se mordre les lèvres jusqu’au sang pour s’empêcher de crier. Pour une véritable écuyère, ou un véritable écuyer, rien n’est doux et agréable comme le trot d’un cheval ; mais pour celui ou celle qui ne s’y connait pas, c’est une vraie torture.

La première question que vous pose un maître d’équitation, c’en est une qui semble ne pas être très à propos, bien sûr : « Êtes-vous musicien… ou musicienne ? — Un peu, répond l’élève, ne voulant pas avoir l’air de se vanter. — Alors, reprend le maître, vous avez des notions de la mesure ; cela va vous aider considérablement, quand vous commencerez à faire trotter votre monture : comptez, en vous réglant sur les pas du cheval : une, deux, trois, puis, appuyez fortement votre pied gauche sur l’étrier et sautez… Ensuite, recommencez ». Certains élèves apprennent ce secret dès la première leçon ; d’autres y mettent plus de temps.

Or, Euphémie ne s’y entendait nullement, on le pense bien, et, nous le répétons, elle fut secouée, au point de croire qu’elle allait se… disloquer complètement. Spectro couchait des oreilles et rongeait son mors de bride, car ça le fatiguait excessivement cette personne qui résistait à tous ses mouvements ainsi.

Soudain, la jeune fille arrêta sa monture et écouta… Non, elle ne s’était pas trompée… Quelqu’un la suivait… ou la poursuivait… Elle entendait distinctement, quoique de loin encore, le bruit des sabots d’un cheval, qui se rapprochait rapidement… Eusèbe ? Ça ne pouvait être que lui… Eusèbe, monté sur Albinos sans doute ; il avait découvert la fuite de sa prisonnière et il s’était mis à sa poursuite…

On n’était pas très loin de Notre-Dame du Portage… Là-bas… tout là-bas, une masse sombre se dressait ; c’était le Rocher Malin… Si elle pouvait l’atteindre à temps, Euphémie se dit qu’elle y serait en sûreté. Vu la superstition des gens du pays, même Eusèbe n’oserait pas passer devant ce rocher surtout cette nuit, où la lune brillait dans tout son éclat. Elle était donc sauvée !

Euphémie Cotonnier frappa, de sa main ouverte, la croupe de Spectro ; le cheval, peu habitué à pareil traitement, partit à fond de train.