Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/05/08

Éditions Édouard Garand (p. 122-125).

VIII

CHANTAGE

Magdalena était allée à la Rivière-du-Loup. Partie à dix heures de l’avant-midi, elle ne serait de retour que vers les sept heures du soir. Claude étant absent, elle avait projeté ce voyage, la veille, avec Mme Thyrol ; elles passeraient la journée ensemble, toutes deux, à courir les magasins et à s’amuser.

Onze heures de l’avant-midi venaient de sonner. Mme d’Artois, occupée dans sa chambre à coucher, entendit tout à coup frapper à sa porte

— Entrez ! dit-elle. Ah ! ajouta-t-elle aussitôt. C’est vous, Suzelle ? Qu’y a-t-il, ma petite ?

Mme d’Artois, annonça la fille de chambre, M. de L’Aigle est en bas et il désire vous parler.

M. de L’Aigle ? Il est donc de retour ?

— Il ne fait qu’arriver, répondit Suzelle.

— C’est bien. Je vais descendre immédiatement.

Quand la jeune fille eut quitté sa chambre, Mme d’Artois ouvrit le coffret contenant la lettre qu’elle avait trouvée, dans l’étude. Cette lettre, elle la glissa dans sa poche de robe, puis elle descendit à la bibliothèque, où Claude l’attendait.

— J’ai été fort surprise d’apprendre, par Suzelle, que vous étiez de retour, M. de L’Aigle, dit-elle. Cette pauvre Magdalena va tant regretter d’être sortie ! Elle est allée passer la journée à la Rivière-du-Loup, en compagnie de Mme Thyrol. Elle était loin de vous attendre si tôt.

— Je savais que Magdalena était absente, Mme d’Artois, répondit Claude.

— Vous le saviez, dites-vous ?

— Oui. Nous nous sommes croisés en chemin.

— Vraiment ? Alors…

— Magdalena ne m’a pas vu ; mais moi, j’ai, naturellement, reconnu notre équipage.

— Vous avez à me parler ? questionna la dame de compagnie.

— Oui, Madame… Je voulais vous demander si… si vous aviez trouvé cette lettre… que… dont…

— Je l’ai trouvée. La voici, M. de L’Aigle, répondit-elle, en tendant à Claude l’enveloppe longue et étroite dont il a été question déjà.

— Merci, Madame ! s’écria Claude, avec un soupir de soulagement et arrachant littéralement l’enveloppe des mains de Mme d’Artois. Vous… vous avez pris connaissance de cette lettre, je le présume ? demanda-t-il.

— Oui. J’ai dû en prendre connaissance… Pouvais-je faire autrement ?… Devais-je risquer de mettre en sûreté une lettre sans importance et laisser traîner dans la maison le véritable document ?

— Bien sûr que non ! C’eut été ridicule… tragique en même temps… Et, qu’avez-vous à me dire, Mme d’Artois ?

— Rien, M. de L’Aigle.

— Rien ? Vraiment ? Ni récriminations, ni reproches, ni même de malédictions ? fit Claude avec un sourire quelque peu narquois.

— Je le répète, je n’ai rien, absolument rien à dire, M. de L’Aigle. Il ne m’appartient pas de vous… vous juger… Savez-vous, ajouta-t-elle avec un sourire qui avait quelque chose de pathétique, je suis portée à vous plaindre plutôt qu’à vous blâmer.

— Votre charité est exquise ; elle ne connait pas de bornes, dit-il en souriant, et je…

— Si j’avais appris votre… secret lorsque vous courtisiez Magdalena, j’aurais fait, je ne m’en cache pas, tout au monde pour empêcher le mariage, car… Oh ! s’exclama-t-elle soudain, en cachant son visage dans ses deux mains, dites-moi, M. de L’Aigle, depuis combien d’années avez-vous… avez-vous… ce secret ?

— Depuis près de quinze ans, Madame.

— Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu ! Alors, c’est vous qui… Maître tout-puissant ! C’est horrible, horrible !

— Je sais à quoi vous pensez… à quoi vous faites allusion, Mme d’Artois, dit Claude d’une voix grave. Oui, c’est moi qui… qui… Est-ce nécessaire de prononcer certaines paroles, que vous devinez, j’en suis sûr ?

— Non ! Non ! Ne les prononcez pas ces paroles, au moins ! s’écria Mme d’Artois en éclatant en sanglots. Oh ! Pauvre Magdalena !

— Je comprends, croyez-le, toute… l’horreur de la situation… On ne saurait imaginer rien de pire, de plus tragique…

— Et Magdalena qui a tant confiance en vous ! Mais ! La chère enfant vous adore, M. de L’Aigle ! Si elle savait !…

— Que voulez-vous que j’y fasse, Mme d’Artois ?

— Rien… Excepté faire tout en votre pouvoir pour que votre femme ne découvre jamais votre secret.

— Elle ne le découvrira jamais, si cela dépend de moi… et de vous aussi, j’en suis convaincu. Vous le savez, j’ai… j’ai… démissionné comme… comme membre de… du Club Astronomique… C’est fini, Dieu merci, ce chapitre de ma vie. Ce voyage que je viens de faire est le dernier… de ce genre.

— Tant mieux, Seigneur !

— Vous me méprisez beaucoup, n’est-ce pas, Mme d’Artois ? demanda Claude, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Je méprise… je hais… votre secret, M. de L’Aigle… Je trouve épouvantable la pensée que j’ai vécu sous le même toit qu’un… Ah ! Quand je me dis qu’au retour de chacun de ces voyages, de ces… assemblées, Magdalena reçoit, heureuse et confiante, vos caresses, vos baisers !… Vraiment, c’est… excusez le mot, je vous prie ; mais je trouve que c’est révoltant !

— Je suis profondément peiné de vous inspirer tant de mépris, Mme d’Artois, croyez-le ! fit Claude gravement.

— Je viens de vous le dire, c’est votre secret que je méprise et que je hais, répondit Mme d’Artois. Quant à vous personnellement, M. de L’Aigle, pourquoi vous mépriserais-je ? Je ne ressens envers vous que la plus grande reconnaissance… Lorsque M. Lassève est venu me chercher, dans mon triste alcôve, à Montréal, où je courais le risque de mourir de faim et de misère ; qu’il m’a dit que c’était Magdalena qui avait suggéré mon nom, comme surveillante et compagne ici, et que vous aviez généreusement et joyeusement acquiescé à son désir, je me suis jurée que j’essayerais de vous prouver que vous n’obligiez pas une ingrate… Et maintenant, M. de L’Aigle, je vous conseille fortement de brûler cette lettre immédiatement, ajouta-t-elle, en désignant l’enveloppe longue et étroite que Claude avait tenue dans sa main, depuis que Mme d’Artois la lui avait remise.

Regardant dans l’enveloppe, afin de s’assurer qu’elle contenait bien le papier compromettant pour lui, Claude de L’Aigle s’empressa de la jeter dans les flammes du foyer, contenant et contenu.

— Madame, fit-il ensuite, en s’adressant à la fidèle amie de Magdalena, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance pour l’extraordinaire service que vous m’avez rendu…

— N’en parlons pas ! N’en parlons plus ! dit-elle. Que ce soit un chapitre clos pour toujours, et que jamais nous n’y fassions même la moindre allusion.

Nous devons protéger Magdalena et arranger les choses pour qu’elle n’aie jamais l’ombre d’un soupçon à votre égard. Ensevelissons donc, pour toujours, votre terrible secret, votre horrible passé, dont la pensée fait frémir.

— Madame, répondit Claude, je vous remercie, encore une fois !… Vous le devinez, sans doute, d’incontrôlables circonstances m’ont obligé de suivre le… chemin que j’ai suivi… Désirez-vous que je vous relate ces circonstances ?

— Non, M. de L’Aigle ! Vous venez de le dire, il y a eu des circonstances incontrôlables… Qu’un homme aussi distingué que vous, ait… Mais, c’est entendu que nous n’en parlerons plus ! L’important, c’est de veiller à ce que Magdalena ignore, toute sa vie, votre secret, la pauvre chère enfant ! Au revoir, M. de L’aigle.

— Au revoir, Madame, et merci ! s’écria Claude. Puis il ajouta : « Je vous verrai à l’heure du lunch, n’est-ce pas ? »

— Certainement ! assura-t-elle, en quittant la bibliothèque.

Ce n’est qu’après le lunch que Claude se rendit dans son étude. Il fut légèrement surpris de n’y pas trouver la secrétaire ; mais comme cette demoiselle ne lui était pas tout à fait indispensable, il oublia vite son absence. Il avait beaucoup d’ouvrage à faire d’ailleurs, surtout des corrections à son dernier manuscrit, et bientôt, il était plongé dans ses paperasses, par-dessus la tête.

Quatre heures de l’après-midi venaient de sonner, quand Euphémie Cotonnier entra dans l’étude enfin.

— Je vous demande bien pardon de n’avoir pas été à mon pupitre encore, aujourd’hui, M. de L’Aigle, dit-elle ; je…

— Il n’y a rien à pardonner, Mlle Cotonnier, répondit Claude. Vous n’êtes pas malade ?

— Un peu… Je me sens mieux maintenant… Mais, M. de L’Aigle, je me vois dans l’obligation d’abandonner ma position de secrétaire ici.

— Oui ? fit-il. Il éprouva plutôt du soulagement, à l’énoncé de cette nouvelle, car il n’avait jamais pu digérer tout à fait sa secrétaire.

— La raison pour laquelle je démissionne, reprit Euphémie, c’est que j’aurai des revenus dorénavant et je ne serai plus forcée de travailler, du moins, pas constamment.

— Je vous félicite de votre bonne fortune, Mlle Cotonnier !

— Vous ne me demandez pas d’où me viendront ces revenus, M. de L’Aigle ? Je vais… hériter de dix mille dollars…

— Vraiment ? J’en suis heureux pour vous, croyez-le !

— Dix mille dollars, à six pour cent, cela me donnera un revenu de six cents dollars par année ; c’est assez beau, n’est-ce pas ?

— Certainement ! Et si je ne m’informe pas de la source de vos revenus, c’est parce que…

— Parce que cela ne vous intéresse nullement peut-être ? Pourtant, M. de L’Aigle, dit Euphémie avec un rire désagréable, la chose comporte plus d’intérêt pour vous que vous ne le supposez, puisque le capital sur lequel je compte, c’est-à-dire les dix mille dollars, c’est vous qui allez me les donner.

— Hein ? Moi ! Moi, je vous donnerai une pareille somme ? Vous déraisonnez, je crois, Mlle Cotonnier ! fit Claude, à la fois mécontent et amusé. Lui, servir des rentes à sa secrétaire ! C’était très comique au fond !

— Je possède toute ma raison, croyez-le, M. de L’Aigle, répondit Euphémie, et la preuve en est que j’ai un papier… une lettre à vous vendre pour la somme de dix mille dollars ; une lettre qui, pour vous, vaut infiniment plus que cela ; de fait, j’aurais dû vous en demander le double.

— Je… je ne comprends pas… balbutia Claude en pâlissant, car il ne comprenait que trop.

— Oh ! oui, vous comprenez très bien, au contraire ! s’exclama Euphémie. Cette lettre, que je vous céderai pour la somme convenue, voici ce qu’elle contient, ajouta-t-elle.

Elle se pencha sur Claude et lui dit quelques mots à l’oreille.

— Ô ciel ! fit-il.

— Ne vous faites pas illusion, M. de L’Aigle, continua la secrétaire ; l’enveloppe que Mme d’Artois a dû vous remettre ce matin, ne contenait qu’un papier sans intérêt et sans valeur pour vous ; le véritable document, c’est moi qui l’ai en ma possession.

— Et comment êtes-vous parvenu à voler ce papier ? interrogea-t-il d’une voix tremblante.

— « Voler » est un gros mot, rit Euphémie ; mais passons ! Mme d’Artois, ayant quitté l’étude pour quelques instants, en compagnie de Mme de L’Aigle ; cette dernière étant entrée ici au moment où sa dame de compagnie venait de trouver la fameuse lettre, Mme d’Artois, dis-je, avait caché le précieux papier en sûreté, pensait-elle, entre ces coussins, ajouta-t-elle en désignant le canapé de l’étude. J’ai tout simplement mis une lettre inachevée dans l’enveloppe, à la place du véritable document.

— Ah ! Je comprends ! fit Claude d’un ton de dédain et de mépris.

— Ha ha ha ! Mme d’Artois n’y a vu que du feu ! Ha ha ha ! Cette lettre, si importante pour vous, je le répète, je l’ai en ma possession, et je vous la céderai pour la somme de dix mille dollars.

— Chantage… murmura Claude.

— Chantage, si vous aimez. Appelez cela du nom qu’il vous plaira ! Mais, si vous refusez… si vous hésitez même à me donner la somme demandée, ce soir même, cette lettre sera remise, par moi, à Mme de L’Aigle autrefois Magdalena Carlin…

— Comment ! Vous savez cela aussi !

— Sans doute que je le sais ! Je n’ai pas perdu mon temps ici ; de plus, j’ai suivi tous les détails du procès de Martin Corbot, dit l’boscot, dans les journaux… La fille d’Arcade Carlin, celui qui est mort sur l’échafaud, quoiqu’innocent, s’appelait Magdalena, (nom assez rare, vous en conviendrez) et elle fut adoptée par un Zenon Lassève, homme à tout faire, du village de G… Bah ! C’est clair comme de l’eau de roche ! Eh bien, M. de L’Aigle, qu’avez-vous décidé ? Allez-vous me donner la somme demandée, ou dois-je remettre la lettre à Mme de L’Aigle ?

— Ni l’un, ni l’autre, répondit-il.

— Ah ! Vraiment ?

Mlle Cotonnier, reprit Claude tristement, que vous ai-je fait pour que vous me menaciez ainsi ? Je vous ai engagée comme secrétaire, alors que je n’avais pas réellement besoin de vous, pour faire plaisir à votre tante et aussi, pour vous retirer, vous et votre mère, d’une situation précaire… N’avez-vous pas été bien traitée ici, et de quoi désirez-vous vous venger ?

— Bien traitée, dites-vous ! s’écria-t-elle, d’un ton mécontent. Bien traitée vraiment ! Mise au rang des domestiques, couchant sur le même plancher qu’eux, mangeant dans leurs quartiers… Bien traitée ! Hem !

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que j’occupe la position de secrétaire ici et non celle d’une servante… Ma chambre est au troisième et…

— Mais, Mlle Cotonnier, répondit Claude, l’air très étonné. Il y a certaines situations sur lesquelles je ne devrais pas être obligé d’attirer votre attention, ce me semble ! Entr’autres ; j’étais célibataire, lorsque vous êtes entrée comme secrétaire ici ; il était bien naturel et… convenable que vous soyez sous le chaperonnage de votre tante Candide.

— Dans tous les cas, laissons cela, voulez-vous, M. de L’Aigle ; parlons plutôt de ces dix mille dollars…

— Que je ne vous donnerai certainement pas ! interrompit-il.

— C’est fort bien ; je sais ce qu’il me reste à faire, répondit Euphémie en se dirigeant vers la porte de l’étude.

— Attendez ! s’exclama Claude, en levant la main.

On frappait à la porte de l’étude, et Claude ayant donné l’ordre d’entrer, Eusèbe parut sur le seuil.

— Vous avez sonné, M. Claude ? demanda le domestique.

— Oui. Ferme la porte à clef, tout d’abord et apporte-moi la clef.

— C’est fait, M. Claude, fit Eusèbe.

— Maintenant, reprit Claude, en désignant Euphémie, tu vois cette… personne ? Elle a volé une lettre m’appartenant, et cette lettre il me la faut !

— Est-ce ? commença Eusèbe.

— C’est… c’est la lettre me convoquant à… à Montréal.

— Juste ciel ! s’écria le domestique.

— Va chercher Mme d’Artois et emmène-la ici, sans retard.

Lorsque Mme d’Artois arriva dans l’étude et que Claude l’eut mise au courant de la situation, la dame de compagnie crut qu’elle allait s’évanouir ; une lettre si importante, si compromettante pour M. de L’Aigle entre les mains de cette fille sans scrupule et sans cœur !

— Personne au monde ne m’empêchera de remettre cette lettre à Mme de L’Aigle, cria Euphémie, personne !

— Vous vous trompez, Mlle Cotonnier, répondit Claude. Dès cet instant, vous êtes prisonnière ici, et, inutile de vous le dire, vous ne pourrez pas approcher de Mme de L’Aigle ; pas même du personnel de L’Aire.

— Non, hein ? Eh ! bien, je ferai un autre usage du papier que je possède ; je ferai publier dans un journal de la Rivière-du-Loup un article vous concernant, cher M. de L’Aigle. Je connais un jeune homme, un nouvelliste, qui ne demandera pas mieux que de faire connaître au public ce qu’est l’aristocratique M. de L’Aigle de L’Aire.

— Oh ! La vilaine ! s’écria Mme d’Artois. Heureusement, il n’y a pas un journal au monde qui ferait pareille chose !

— Nous verrons bien ! répondit Euphémie avec un rire méchant. Ambroise, le nouvelliste, vous savez, ferait tout au monde pour moi.

Mme d’Artois, Eusèbe, dit Claude, vous allez conduire Mlle Cotonnier dans sa chambre à coucher et l’y enfermer à clef. Mme d’Artois, continua-t-il vous ferez une perquisition sur la personne de Mlle Cotonnier, et, pendant ce temps, Eusèbe, tu feras des recherches dans la chambre de cette demoiselle. Il me faut cette lettre ! Mlle Cotonnier sera retenue prisonnière jusqu’à… jusqu’à nouvel ordre. Allez !

— Je proteste ! s’écria Euphémie. Vous n’avez pas le droit de…

— Protestez, tant qu’il vous plaira, Mlle Cotonnier, répondit Claude. Vous serez prisonnière, tant que vous ne m’aurez pas remis la lettre que vous avez volée et que vous n’aurez pas juré, sur la Bible, de garder pour vous seule ce que votre indélicatesse et votre indiscrétion vous ont fait découvrir.

— Cela, je ne le jurerai jamais ! cria Euphémie, pâle de colère.

Malgré ses protestations réitérées, elle fut conduite à sa chambre, où elle serait, ainsi que l’avait dit le maître de la maison, prisonnière, sous la garde d’Eusèbe, jusqu’à ce qu’elle eut changé de dispositions et d’idées.