Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/05/10

Éditions Édouard Garand (p. 127-129).

X

L’OMBRE SINISTRE

C’était, en effet, Eusèbe, monté sur Albinos, qui poursuivait la secrétaire de Claude de L’Aigle.

Le domestique, ayant fait la garde dans le corridor jusque vers les dix heures, résolut de se jeter sur un canapé, pour se reposer un peu. Afin d’éviter quelqu’esclandre peut-être de la part de la jeune fille, il avait placé le canapé en travers de la porte de chambre ; de cette manière, et pour le cas où Euphémie posséderait une clef, elle aussi, elle ne pourrait certainement pas faire de farces, sans qu’il s’en aperçut.

Installé confortablement (trop confortablement) sur le canapé, Eusèbe finit par s’endormir… Pendant combien de temps dormit-il ? Il n’eut pu le dire au juste ; mais, lorsqu’il s’éveilla, il constata que ce qui l’avait tiré de son sommeil c’était un fort courant d’air, venant de la chambre de la secrétaire.

— Le balcon ! s’écria-t-il. Elle s’est enfuie par le balcon ! Elle a dû fabriquer un cable avec ses draps ou choses de ce genre et… Ô ciel ! Et je dormais, au lieu d’être sur mes gardes ! Que dira M. Claude ? Bien sûr, il me fera des reproches… que je n’aurai pas volés d’ailleurs.

Il voulut ouvrir la porte de chambre, mais elle était fermée au verrou, à l’intérieur. Collant son œil au trou de la serrure, il essaya de voir ce qui se passait… s’il se passait quelque chose ; mais, quoique la lune brillât dans tout son éclat, on ne pouvait distinguer que très confusément les objets.

— Il faut que je la suive… que je la poursuive ! se dit-il, et Dieu veuille que je la rejoigne ! Mlle Cotonnier, en liberté, c’est comme un loup ou un tigre qui se serait échappé de sa cage et qui menacerait de semer partout, sur son passage, la destruction et la mort… Moi qui prétends tant aimer M. Claude et lui être si dévoué ! Dire que je dormais stupidement, pendant que la secrétaire s’enfuyait !

Marchant sans faire le moindre bruit, le domestique descendit l’escalier dérobé, arrivant ainsi dans un étroit corridor conduisant à la cuisine. S’emparant d’un chapeau et d’un pardessus qu’il vit, accrochés au mur, il sortit de la maison.

Se dirigeant du côté où était la chambre d’Euphémie, il aperçut, ouverte, la porte du balcon, puis, nouée au garde-corps, une longue corde à linge.

— Oui, elle s’est enfuie par là ! murmura-t-il. Quelle direction a-t-elle prise ? Sans doute, celle du pont, puisqu’elle doit aller vers la Rivière-du-Loup… Eh ! bien, je la rejoindrai cette demoiselle ; je la ramènerai à L’Aire et, cette fois-là, je ferai bonne garde ! Allons !

Il allait partir, lorsqu’il crut entendre une sorte de gémissement, de plainte, venant du côté des écuries. Il écouta… Ces gémissements, ces plaintes c’étaient les hennissements d’Albinos ; on eut dit que le cheval sanglotait.

— Quelque chose se passe aux écuries, pensa-t-il. Je vais aller voir… Peut-être Mlle Cotonnier est-elle là, ou bien… Je vais m’assurer de ce qu’il y a, dans tous les cas.

Contournant la maison, Eusèbe prit la direction des écuries, et plus il en approchait, plus Albinos hennissait.

Enfin, il arriva à destination. Il passa derrière les stalles des chevaux de trait, qui se démenaient de la plus belle façon, puis il s’arrêta près de la stalle de Spectro ; elle était vide ! Machinalement, les yeux du domestique se portèrent sur les crochets, auxquels les selles et brides étaient toujours accrochées et il vit que la selle de Magdalena n’y était plus.

— Ciel ! se dit-il. Cette demoiselle est partie à cheval… sur Spectro ! Elle sait donc conduire une bête de selle ? Elle doit, puisqu’elle a choisi ce moyen pour s’enfuir… J’espère, pour Mlle Cotonnier, qu’elle est bonne écuyère, car Spectro n’est pas commode tous les jours… ni toutes les nuits… Pauvre Albinos ! continua-t-il, en s’adressant au cheval, qui ne hennissait plus maintenant, mais qui piochait et renâclait sans cesse. Tu t’ennuies de ton compagnon, hein ? Eh ! bien, nous allons nous mettre à la poursuite de Spectro, toi et moi, et le rattrapper, si possible.

En un tour de main, Albinos fut sellé, prêt à partir, et bientôt, cavalier et monture prenaient le chemin conduisant à St-André.

Eusèbe avait laissé le village loin derrière lui, lorsqu’il aperçut un cavalier venant à sa rencontre ; il le reconnut aussitôt ; c’était le docteur Thyrol, monté sur son cheval Jumbo.

Eusèbe ! s’écria le médecin, lorsque son cheval fut nez à nez avec Albinos. Venez-vous de chez-nous ? Y a-t-il quelqu’un de malade, à L’Aire ?

— Non, M. le docteur, je ne viens pas de chez vous, répondit le domestique, et tout le monde est en bonne santé, à L’Aire. Je suis, en ce moment, à la poursuite de Mlle Cotonnier.

Mlle Cotonnier ? La secrétaire de M. de L’Aigle ?

— Elle-même ! Vous ne l’auriez pas rencontrée, par hasard… montée sur Spectro ?

— Non, je ne l’ai pas rencontrée. Voyez-vous, Eusèbe, je viens de chez les Terreault, qui demeurent, vous le savez peut-être, sur un chemin privé… Mais, pourquoi la secrétaire est-elle partie en chevauchée nocturne ainsi ?

— Je n’en sais rien, M. le docteur. J’ai entendu hennir, pleurer presque Albinos et je suis allé voir, aux écuries, ce qu’il y avait ; Spectro n’était plus dans sa stalle et la selle de Mme de L’Aigle avait disparu… ainsi que la secrétaire.

— C’est étrange, n’est-ce pas ?

— Très étrange, en effet ; mais Mlle Cotonnier…

— Vous n’avez pas d’objections à ce que je vous accompagne et que je vous aide dans vos recherches ? demanda le docteur Thyrol.

Eusèbe hésita quelques instants avant de répondre… Il y avait la lettre… S’il arrivait que le médecin mit la main dessus ! Mais son hésitation fut de courte durée, et comme s’il eut eu le pressentiment d’événements à venir et dont, pour sa propre sûreté, il valait mieux qu’il eut un témoin, Eusèbe répondit :

— Certes, M. le docteur, je serai très honoré de votre compagnie… Écoutez ! ajouta-t-il aussitôt. N’est-ce pas le trot d’un cheval qu’on entend ?

Le docteur Thyrol prêta l’oreille pendant quelques instants.

— Oui, énonça-t-il, c’est bien le trot d’un cheval qu’on entend ; mais si c’est Spectro, il est loin encore.

— Au galop alors, au grand galop ! Courons, ventre à terre ! Il faut que je rattrape cette personne le plus tôt possible !

Le médecin fit faire volte-face à son cheval et celui-ci, suivant l’exemple d’Albinos, partit au galop.

On approchait du Rocher Malin quand, tout à coup, Eusèbe se leva debout sur ses étriers et du doigt il désigna une écuyère, montée sur un cheval blanc.

Mlle Cotonnier… murmura-t-il.

— Oui, c’est bien la secrétaire, ajouta le médecin.

— Aussi vrai que j’existe, elle se propose de passer devant le Rocher Malin !

— Et vous pensez que Spectro… murmura le docteur Thyrol.

— Spectro ne passera jamais dans l’ombre de ce rocher, répondit Eusèbe d’une voix altérée. Mlle Cotonnier ! Mlle Cotonnier ! cria-t-il ensuite.

Mais Euphémie venait de se retourner et d’apercevoir ceux qui la suivaient. Elle avait frappé, de la paume de sa main, la croupe de Spectro qui, aussitôt, s’élançait, affolé, dans l’ombre du Rocher Malin.

— Pour l’amour du ciel ! cria le domestique. Arrêtez, Mlle Cotonnier, arrêtez, pendant qu’il en est temps encore ! Spectro ne voudra pas passer devant le rocher ! Arrêtez ! Arrêtez ! Un éclat de rire seulement lui répondit.

— Elle est perdue, la malheureuse !

— Peut-être que… commença le médecin. Mais des cris, des cris perçants, désespérés, lui répondirent.

— Ô Dieu tout-puissant ! firent les deux hommes ensemble.

Ils étaient accourus de l’autre côté du Rocher Malin, et le spectacle qui s’offrait à leurs yeux les firent frissonner et pâlir : Spectro avait pris le mors aux dents. Affolé, effrayé de l’ombre sinistre projetée par le Rocher Malin, il s’était mâté tout droit, puis, aux cris perçants d’Euphémie, il changea soudain de tactiques ; il se mit à plonger et à ruer. L’écuyère, dans sa frayeur, avait lâché la bride et, folle d’épouvante, elle s’était cramponnée au cou de sa monture.

— Tenez ferme, Mlle Cotonnier ! cria Eusèbe. Nous allons à votre secours !

Les deux hommes se mirent à courir. Mais il était trop tard : Euphémie venait d’être projetée sur le sol, ou plutôt sur le roc… Elle ne bougeait plus.

Spectro, délivré de son fardeau, voulut quitter au plus tôt les abords du Rocher Malin ; mais, le terrain était glissant, fait de cailloux comme il l’était, et il tomba. Dans les efforts qu’il fit pour se relever, il roula sur la secrétaire de Claude de L’Aigle, l’écrasant, du coup.

— Pauvre fille ! Ah ! pauvre fille ! s’écria Eusèbe, en détournant la tête.

— Si elle ne s’est pas fracturée le crâne en tombant, elle vient d’être écrasée sous le poids du cheval, répondit gravement le médecin.

Les deux hommes étaient arrivés sur le lieu de la tragédie. Le docteur Thyrol, après avoir fait un examen sommaire, déclara qu’Euphémie Cotonnier était morte, et que la cause de sa mort était la chute qu’elle avait faite et qui lui avait défoncé la cervelle.

— Nous ne pouvons pas la laisser là, ajouta-t-il. Si ça ne vous coûte pas de rester seul avec la morte, Eusèbe, je vais me rendre chez les Fauteux, qui demeurent tout près d’ici ; nous improviserons une civière et transporteront le corps chez eux, en attendant que nous prenions d’autres mesures.

— C’est bien, M. le docteur, répondit le domestique ; je vous attendrai ici.

Aussitôt que le médecin fut parti, Eusèbe alla s’assurer de ce qu’était devenu Spectro ; il le vit qui, tranquillement, mangeait de l’herbe, à côté d’Albinos et de Jumbo.

Retournant auprès du corps d’Euphémie Cotonnier, il se mit à observer les alentours, se demandant pourquoi les chevaux avaient tant peur du Rocher Malin, et vite il le comprit : le chemin, de chaque côté du rocher, était droit et clair, puis, brusquement, l’ombre sinistre du Rocher Malin coupait, en quelque sorte, la route, semblant vouloir leur barrer le passage. Cette ombre, les chevaux ne se l’expliquaient pas, et voilà.

Mais, à quoi songeait-il ? À quel enfantillage passait-il son temps ? Comment ! Il étudiait la topographie du pays, quand la lettre, si compromettante pour son maître, n’avait pas encore été retrouvée ?

Vite, Eusèbe se pencha sur la morte… Elle devait l’avoir cette lettre… Dans une sacoche sans doute, ou dans l’une des poches de son manteau ? Il fit des recherches… il ne trouva rien… Serait-il obligé de faire d’autres recherches, plus minutieuses, sur ce corps ? Combien cela lui répugnait ! Pourtant, il le faudrait ; son maître d’abord, ses sentiments personnels ensuite !

Cette tâche lui fut épargnée ; presqu’à ses pieds, il venait d’apercevoir une sacoche grise ; s’il ne l’avait pas vue plus tôt, c’était que, grâce à sa couleur, elle se confondait facilement avec les rochers environnants.

La lettre… Oui, la voici ! À la clarté de la lune, Eusèbe en prit connaissance, afin de s’assurer que c’était bien cela, puis il l’enfouit dans une des poches intérieures de son habit. Un petit calepin rempli de notes, trouvé aussi dans la sacoche, prit le même chemin, car, qui savait ce qu’il pouvait contenir ? Peut-être des choses compromettantes pour M. de L’Aigle.

S’étant assuré que la sacoche ne contenait plus que des objets sans importance, sans valeur pour son maître, Eusèbe la remit là où il l’avait prise. Il n’en eut que juste le temps ; des pas s’approchaient ; c’étaient ceux du docteur Thyrol et des Fauteux, père et fils, portant une civière.

Cette pauvre Euphémie Cotonnier ! À part de sa mère et de sa tante Candide, qui la pleura ? Pas Claude de L’Aigle, bien sûr ! Ni Mme d’Artois ! Tous deux furent excessivement soulagés du décès si opportun de la secrétaire.

La conscience de Mme d’Artois se révolta même du soulagement qu’elle éprouvait de la mort de la pauvre malheureuse ; « on n’a pas le droit, se disait-elle, de se réjouir du décès de qui que ce soit ». Pour calmer ses remords donc, l’amie de Magdalena paya le prix de trois messes pour le repos de l’âme d’Euphémie Cotonnier.