Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/05/04

Éditions Édouard Garand (p. 113-115).

IV

MADAME D’ARTOIS EST INTRIGUÉE

Un soir du mois de novembre, Claude de L’Aigle reçut une autre de ces enveloppes longues et étroites, dont le contenu le faisait toujours frémir et qui avaient le don d’intriguer extrêmement Mme d’Artois. Cette dernière avait jeté les yeux sur Magdalena, en apercevant l’enveloppe, mais la jeune femme était à examiner un catalogue ; elle ne vit donc pas son mari jeter dans les flammes du foyer l’enveloppe en question, contenant et contenu, après avoir lu les quelques lignes qu’elle renfermait.

Ce ne fut que vers la fin de la veillée que Claude dit à sa femme :

— Je vais être obligé de partir pour Montréal, Magdalena.

— Vraiment, Claude ? Alors, je vais t’accompagner, cette fois. Tu le sais, la maladie de Claudette a retardé mon voyage, et j’ai beaucoup d’achats à faire, en vue des « fêtes ».

— Mais, Magdalena… commença Claude.

— Je serai prête à temps, ne crains rien, reprit-elle en souriant.

— Ma chérie, dit-il, c’est mal choisir ton temps pour voyager. Je vais être obligé d’assister aux assemblées et conférences du Club Astronomique et tu seras seule à l’hôtel. De plus, tu ne pourrais courir, seule, les magasins, n’est-ce pas ?… Attends plutôt, Magdalena ; dans la première semaine de décembre, ainsi qu’il avait été convenu entre nous, nous irons à Montréal tous deux et y passerons tout le temps que tu voudras.

— Pourquoi faire deux voyages quand un suffit, mon Claude ? demanda-t-elle. Quant à rester seule à l’hôtel ou à courir seule les magasins, il y a un moyen de remédier à cela ; nous emmènerons Mme d’Artois avec nous.

— Je préférerais de beaucoup que tu attendes à plus tard, balbutia Claude, et Mme d’Artois remarqua qu’il avait l’air d’être très ennuyé, ou très découragé, de la persistance de sa femme.

— Claude, demanda cette dernière soudain, tandis que son visage exprimait le plus grand étonnement, est-ce que vraiment tu refuses de m’emmener avec toi à Montréal ?

— Refuser ? Ma pauvre enfant ! Peux-tu avoir de pareilles idées ! répondit-il avec un rire qui sonnait faux, du moins, aux oreilles de Mme d’Artois. Ce que j’en dis, reprit-il, c’est pour toi, afin que ton voyage soit agréable autant que possible… J’avais pensé, vois-tu, que nous aurions couru les magasins et théâtres ensemble, pendant notre séjour à Montréal.

— Alors, mon mari, répliqua Magdalena en riant, puisque tu n’as pas de raisons plus graves que cela à donner, j’y suis résolue, je t’accompagne, ou plutôt, nous t’accompagnons, Mme d’Artois et moi… Et, ça me fait penser ! Il faut que j’aille immédiatement parler à Rosine ; elle a préparé toute une liste de choses que je devrai acheter pour Claudette. Je ne serai pas longtemps !

Ce disant, elle quitta la bibliothèque, où venait d’avoir lieu la conversation ci-dessus.

Après le départ de Magdalena, Mme d’Artois parut très absorbée dans son tricot ; mais ses pensées allaient plus vite encore que ses aiguilles.

— Évidemment, se disait-elle, M. de L’Aigle ne veut pas que sa femme l’accompagne à Montréal. Magdalena ne s’en doute pas cependant, heureusement… heureusement… pour elle ; mais malheureusement pour son mari… M. de L’Aigle doit avoir de bien graves raisons pour préférer voyager seul, lui qui recherche avidement et toujours la compagnie de sa femme… C’est assez mystérieux, et combien je me défie de ce que je ne comprends pas !… Magdalena, la pauvre enfant…

Mme d’Artois, fit Claude, interrompant soudain les pensées de cette dame, ne pourriez-vous pas dissuader Magdalena de son idée de faire ce voyage à Montréal avec moi ?

— Je ne sais pas… balbutia Mme d’Artois. Je puis toujours essayer, reprit-elle. Cependant, M. de L’Aigle, si elle est résolue de vous accompagner, je crains fort qu’elle persiste dans sa résolution ; de plus, elle m’en voudrait peut-être, si j’intervenais.

— Mon Dieu ! s’écria Claude. Il ne faut pas qu’elle m’accompagne, il ne le faut pas ! Pour l’amour du ciel, faites votre possible pour l’en empêcher, Mme d’Artois et ma reconnaissance envers vous sera éternelle !

— Je ferai de mon mieux…

— Il m’est impossible, tout à fait impossible de vous expliquer mes raisons ; mais elles sont graves ; de fait, je n’exagère en rien en vous affirmant qu’il y va du bonheur de Magdalena qu’elle ne fasse pas ce voyage avec moi, dit Claude, la voix tremblante, le geste nerveux.

— Je… Je ne comprends absolument rien à vos paroles, M. de L’Aigle, répondit, assez froidement, Mme d’Artois ; mais je ferai tout en mon pouvoir pour faire revenir votre femme sur sa décision… Je ne puis dire, ni faire plus.

Pourtant, elle n’y réussit pas, car, le lendemain après-midi, Claude, accompagné de Magdalena et de Mme d’Artois, quittait la Pointe Saint-André, en route pour la Rivière-du-Loup, via Montréal.

Le voyage, accompli au milieu de tout le confort et le luxe possible, fut on ne peut plus agréable et se fit sans incidents dignes d’être rapportés. Cependant, la dame de compagnie ne pouvait manquer de remarquer que Claude était nerveux et distrait.

Le lendemain de leur arrivée à Montréal, à deux heures de l’après-midi, Claude se disposa à sortir ; il allait à l’assemblée du Club Astronomique, qui, disait-il, commençait à deux heures et demie.

— Au revoir, ma chérie, dit-il à sa femme, au moment de partir. Je serai probablement de retour à l’hôtel bien avant toi, ajouta-t-il, car nos assemblées ajournent toujours à cinq heures précises.

— Au revoir, mon Claude ! répondit Magdalena, en se suspendant au cou de son mari. Nous, Mme d’Artois et moi, nous ne sortirons que plus tard ; entre trois et quatre heures. Mme d’Artois commandera une voiture, puisque tu nous as conseillé de le faire. Tu sais, ajouta-t-elle, en souriant, j’ai beaucoup, beaucoup de choses à acheter et je veux faire tous mes achats aujourd’hui, si possible. Ça va te coûter gros d’argent, mon aimé, je t’en avertis !

— Ma Magda, répondit-il, en pressant sa femme dans ses bras, achète tout ce que tu voudras… Je serais excessivement malheureux, si je pensais que tu te gênes, pour satisfaire même le plus léger caprice.

— Mon Claude ! Mon adoré ! murmura-t-elle. Que tu es bon pour moi et que je t’aime !

Aussitôt que son mari eut quitté leur salon privé, où cette conversation venait d’avoir lieu, Magdalena s’approcha de la fenêtre, où elle resta pendant quelques minutes. Tout à coup, elle se retourna, et on eut pu lire une expression d’étonnement et de grande déception dans ses yeux.

Mme d’Artois, dit-elle à sa compagne, n’est-ce pas étrange ? J’ai eu beau observer tous les gens qui passent dans la rue, devant cet hôtel, je n’ai pu apercevoir Claude.

M. de L’Aigle a sans doute pris une voiture, à la porte de l’hôtel, Magdalena ; c’est pourquoi vous ne l’avez pas vu.

— Ah ! Peut-être, répondit-elle. Mais, savez-vous, ajouta-t-elle en souriant un peu tristement, je suis si désappointée de n’avoir pas vu passer mon mari, de ma fenêtre, que, pour un rien, je pleurerais.

— Vous êtes une enfant gâtée, ma chère, fit Mme d’Artois, souriant, elle aussi, et c’est pourquoi vous êtes portée à prendre à cœur la moindre petite contrariété.

Il était trois heures et quart, lorsque les deux femmes furent prêtes à partir. Elles sonnèrent, pour commander la voiture, puis elles attendirent que l’un des garçons de l’hôtel vint frapper à la porte de leur salon. Mais il ne vint pas.

Quelque chose allait mal à la cloche, évidemment, et ça ne fonctionnait pas. Mme d’Artois descendit au premier plancher commander la voiture elle-même.

Ayant commandé la voiture et donné l’ordre, en même temps, de réparer la cloche de leur salon, elle voulut remonter au deuxième, rejoindre Magdalena. Mais au lieu de se diriger vers l’escalier principal, elle enfila, sans s’en apercevoir, un corridor qui tournait à gauche. Dans les hôtels d’autrefois, les corridors formaient de véritables labyrinthes et il était facile de s’y égarer : c’est ce que venait de faire Mme d’Artois.

Bientôt, cependant, elle vit qu’elle s’était trompée de direction ; elle résolut donc de s’informer de son chemin. Pour ce faire, elle frapperait à la porte du fumoir, qui était à sa droite.

S’approchant du fumoir, dont la porte était entr’ouverte, Mme d’Artois se disposait à y frapper, lorsqu’elle fit un pas en arrière et une expression de profond étonnement se peignit sur son visage ; même, elle pâlit légèrement, car, tournant le dos au corridor et lisant un journal, était… Claude de L’Aigle ! Son pardessus, son chapeau et sa canne avaient été jetés sur une table, non loin ; évidemment, il n’avait pas quitté l’hôtel un seul instant !

Très absorbé dans sa lecture, Claude ne tourna pas la tête ; il ne vit donc pas la dame de compagnie de sa femme qui l’observait, assurément fort intriguée.

— Il n’a pas quitté l’hôtel, se disait Mme d’Artois. Son départ, ce n’était qu’une comédie jouée pour notre délectation… Et c’est pourquoi cette pauvre Magdalena a cherché en vain à le voir passer dans la rue, tout à l’heure… En quittant notre salon, il est venu directement ici, dans ce fumoir, où il est toujours resté depuis, sûr qu’il était que sa femme ne se risquerait pas dans les corridors de ce palier… Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi ce mystère ? Qu’y a-t-il, et qui est-ce M. de L’Aigle, en fin de compte ? « Le mystérieux Monsieur de L’Aigle »… Ce n’est certes pas sans raison qu’on le nomme ainsi. Mais, il faut que je me hâte ! Si Magdalena, inquiète de mon absence, se décidait à venir à ma recherche et qu’elle me trouverait ici ! Quelle catastrophe ! Elle qui aime tant son mari et qui a en lui une si entière confiance !