Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/05/03

Éditions Édouard Garand (p. 111-113).

III

INEXPLICABLE ATTITUDE DE SÉVERIN

Quelques jours après le retour de Séverin, Claude et Magdalena vinrent à La Hutte.

— Ah ! Séverin ! s’écria Magdalena en apercevant le brave garçon. Y a-t-il longtemps que vous êtes de retour ?

— Depuis quelques jours seulement, Magdalena, répondit-il. Claudette ?

— Nous ne l’avons pas emmenée, parce qu’elle dormait, au moment où nous nous disposions à partir, dit la jeune femme.

— Vous avez fait un bon voyage, M. Rocques ? questionna Claude.

— Merci, M. de L’Aigle, j’ai fait un excellent voyage, répondit Séverin d’un ton froid qui les surprit tous, surtout Magdalena.

Il ne vit pas, probablement, la main que Claude lui tendait, parce qu’il était à offrir une chaise à Magdalena.

— Vous vous êtes rendu jusqu’à Montréal, Séverin ? Ceci de Magdalena.

— Oui, je me suis rendu jusqu’à Montréal, dit-il, en jetant sur Claude de L’Aigle un regard que Magdalena surprit en passant et dont elle ne comprit pas du tout la signification.

— Qu’a donc Séverin ? se demanda-t-elle. Il n’est certainement pas comme d’habitude… On dirait que son voyage lui a laissé de pénibles impressions… Et puis, est-ce qu’il n’aimerait pas Claude ? Je n’avais jamais remarqué ce dernier fait avant aujourd’hui ; mais, assurément, il a l’air d’en vouloir à mon mari pour quelque chose… Qu’est-ce ? Claude l’aurait-il offensé… sans le vouloir ? Car, il n’offenserait personne volontairement mon cher mari !

Les de L’Aigle furent une heure à peu près à La Hutte. Magdalena était parvenue à échanger quelques mots avec Zenon Lassève, à propos de Séverin :

— Il y a quelque chose qui le tracasse, c’est certain, avait-elle dit. Il me semble qu’il n’est plus le même.

— Il est ainsi, depuis son retour de voyage, répondit Zenon ; mais, tu le penses bien, ma fille, je ne l’ai pas questionné.

— On dirait que Séverin en veut à Claude, oncle Zenon, fit la jeune femme, dont les yeux se remplirent de larmes.

— En vouloir à Claude ! À ton mari ! Allons donc ! Ma pauvre enfant, tu sais bien que c’est impossible ! Pourquoi lui en voudrait-il d’ailleurs, je te le demande ?

— Dans tous les cas, si Séverin a des ennuis, j’en suis fort peinée… Il paraît avoir perdu sa belle gaité… d’avant son voyage.

Après le départ de leurs visiteurs, Séverin dit à Zenon :

— Magdalena paraît être très heureuse, n’est-ce pas.

— Je crois bien qu’elle est la femme la plus heureuse du monde, répondit Zenon en souriant. Comment pourrait-il en être autrement d’ailleurs ? Son mari la comble de prévenances et de bontés.

— Elle n’a que ce qu’elle mérite, en fin de compte, fit Séverin. Puisse-t-elle être heureuse toujours la chère enfant !

— Savez-vous, mon ami, dit Zenon en riant d’un bon cœur, Magdalena s’imagine des choses et…

— Elle s’imagine des choses, dites-vous, M. Lassève ? Quelles choses ?

— Pour commencer, elle est inquiète à votre sujet, Séverin.

— À mon sujet ? À moi ? Comment donc cela ?

— Elle m’a dit que vous paraissiez soucieux, ennuyé, à propos de quelque chose… Elle a même ajouté… Ah ! mais, c’est si ridicule que je ne le répéterai pas, je crois.

— Il faut me le répéter, au contraire, M. Lassève, dit Séverin en souriant. Car les remarques que Magdalena auraient pu passer sur son compte ne devaient avoir rien de bien préjudiciables à son caractère, à lui Séverin.

— Puisque vous tenez à ce que je vous répète ses paroles, les voici : « Je crois qu’il y a quelque chose qui tracasse Séverin… et puis, on dirait qu’il en veut à Claude ». Ha ha ha ! rit Zenon ; que Séverin en voulut à M. de L’Aigle, cela lui semblait être du plus grand comique.

— Magdalena a dit cela ? balbutia Séverin.

— Eh ! oui ! s’écria Zenon, riant de plus belle. On n’en veut pas aux gens qui ne nous ont rien fait, n’est-ce pas, et M. de L’Aigle…

— Ne m’a rien fait pour que je lui en veuille. Au contraire ; il a toujours été d’une parfaite amabilité envers moi.

— Donc, Magdalena se trompe.

— C’est incontestable.

Plusieurs fois, durant les semaines qui suivirent, Zenon se rendit à L’Aire… seul ; Séverin avait toujours quelque raison pour l’empêcher de l’accompagner. Magdalena ne fut pas sans remarquer l’absence du brave garçon et, quoiqu’elle n’en dit rien, cela lui faisait de la peine.

Vers le milieu d’août, Zenon revint à La Hutte, après en avoir été absent deux jours, et il était évident que quelque chose le peinait beaucoup. Séverin le questionna immédiatement :

— Il y a quelque chose, M. Lassève, fit-il. Qu’est-ce ? Magdalena…

— Magdalena, la pauvre enfant, est presqu’au désespoir !

— Mon Dieu ! s’exclama Séverin. Elle a donc découvert…

— Hein ? fit Zenon. Que voulez-vous dire, Séverin ?

— Rien… Oh ! rien… Mais, vous ne m’avez pas expliqué encore…

— Je vous dis que ça arrache le cœur de voir le désespoir de la pauvre enfant… Quelle catastrophe aussi !

— Son mari lui a donc fait de la peine ?

M. de L’Aigle ?… Écoutez donc, mon pauvre ami, s’écria Zenon, au comble de l’étonnement, Magdalena avait raison, en fin de compte, de dire que vous en vouliez à son mari !… Si elle a tant de peine, ce n’est certainement pas de la faute de M. de L’Aigle, ni de qui que ce soit en ce monde ; tout de même, la pauvre enfant est terriblement éprouvée, car Claudette est malade, bien malade.

— Claudette ? Ah ! Qu’a-t-elle la chère mignonne, M. Lassève ?

— La diphtérie, assure le docteur Thyrol. Je vous l’ai dit, Magdalena et son mari sont au désespoir, tous deux… Je vais retourner à L’Aire demain. Ne m’accompagnerez-vous pas, Séverin ?

— Je verrai… Si je le puis… répondit le pauvre garçon, se disant qu’il trouverait bien quelque raison pour ne pas accompagner son ami, le lendemain. Heureusement que les de L’Aigle n’étaient pas partis pour voyage, reprit-il. Ne devaient-ils pas aller à Québec ?

— Ils devaient partir, ce soir même. Pauvres gens ! C’est une vraie pitié de les voir !

Oui, la mignonne Claudette était très malade et la tristesse régnait à L’Aire. Pendant deux mortelles semaines, l’enfant fut en danger. Mais le docteur Thyrol parvint à la tirer de là, et dans les premiers jours de septembre, Zenon put rapporter à La Hutte la nouvelle que la petite serait bientôt convalescente, nouvelle qui réjouit Séverin à un tel point qu’il se mit à exécuter un pas seul dans la salle d’entrée.

Certain jour, vers la fin de septembre, Séverin partit pour la « Villa Magda », située à mi-chemin entre La Hutte et L’Aire. Car, Zenon avait réalisé son rêve du printemps précédent. Il avait dit qu’il bâtirait une cabane, à mi-chemin, entre les deux maisons ; mais, avec sa manie des constructions, la cabane s’était changée en une jolie maisonnette toute blanche. Au dessus de la porte d’entrée, on pouvait apercevoir, découpé dans le bois : « Villa Magda » ; on le devinait, c’était Séverin qui avait découpé ces mots, de son ciseau si habile. Magdalena, ainsi que Claude, avaient été fort touchés de la gracieuse idée de ces deux hommes de cœur : Zenon et Séverin.

En ce jour dont nous parlons, Séverin se rendait à la « villa », y faire certaines réparations, ou améliorations. La scie, le marteau, le rabot sous le bras, il marchait lentement, la tête baissée… Était-ce bien Séverin Rocques, cet homme sombre qui cheminait ainsi ?… Qu’avait-il ?… On ne l’entendait ni siffler, ni chanter, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire… Au contraire ; le regard terne, les lèvres sérieuses, il paraissait être en proie à de douloureuses pensées. Parfois, ses yeux se portaient dans la direction du Roc du Nouveau Testament, alors, il pâlissait un peu et il marmottait des phrases incohérentes.

Enfin, il arriva à destination. Très absorbé dans ses pensées, ce ne fut que lorsqu’il eut franchi le seuil de la Villa Magda qu’il s’aperçut que Claude de L’Aigle y était installé.

— Tiens ! M. Rocques ! s’écria Claude. Ça va bien ? demanda-t-il, en tendant la main à Séverin.

Mais Séverin, en frais de déposer ses outils par terre, ne vit pas, sans doute, la main qui lui était tendue.

— Merci, ça va bien, répondit-il seulement. Et Magdalena ? Et Claudette ?

— Magdalena est en excellente santé. Quant à Claudette, elle rayonne de santé, elle aussi, ainsi que de bonne humeur, la mignonne, dit Claude en souriant.

— Ah ! Tant mieux, tant mieux !

— Vous n’êtes pas venu, une seule fois, voir Claudette, tandis qu’elle était si malade, M. Rocques ? fit Claude. Mais peut-être avez-vous peur de la dyphtérie ?

— Non, je n’ai pas peur de la dyphtérie, et j’ai été mortellement inquiet tout le temps que la petite a été si mal. Mais, comme je n’avais pas d’affaire chez-vous, M. de L’Aigle, je me contentais des nouvelles que M. Lassève m’apportait, de Claudette, presque chaque jour.

— Ah ! Et pourquoi n’êtes-vous pas venu, vous-même, prendre des nouvelles ?

— Parce que, je le répète, je n’ai pas d’affaire chez-vous, répliqua rudement Séverin. Je suis très-particulier de la société que je choisis, voyez-vous, ajouta-t-il, avec un sourire qui eut l’heur de déplaire grandement à son interlocuteur.

— Vous… Vous voulez m’insulter, je crois, M. Rocques ? s’exclama Claude en pâlissant. Vous venez de…

— Monsieur, dit Séverin, je suis allé en voyage, il y a quelques semaines, vous le savez ; or, j’ai eu… l’honneur de voyager en même temps que vous…

— C’est un honneur que vous avez dû partager avec bien d’autres, répondit Claude, avec un sourire sarcastique.

— J’étais sur le même train que vous, reprit Séverin, sans s’arrêter à ce que Claude venait de lui dire. J’étais sur le traversier, de Lévis à Québec ; et j’ai pris, encore, le même train que vous, dans cette dernière ville ; en même temps que vous, j’arrivais à Montréal…

— Eh ! bien ? fit Claude, d’une voix tremblante, quoique d’un ton impatienté.

— J’ai eu l’occasion de vous voir, de nouveau, durant mon séjour à Montréal continua Séverin. Je vous ai vu… plus d’une fois… J’ai… j’ai assisté à… à… l’une de ces… ces… assemblées… du club Astronomique, ajouta-t-il, avec un sourire méprisant. Ah ! Vous pâlissez, M. de L’Aigle ?… Oui, j’étais là… J’étais présent… et je sais.

— Mon Dieu ! Ô mon Dieu ! balbutia Claude, les lèvres blanches comme de la cire. M. Rocques, je…

— Ah ! Taisez-vous, M. de L’Aigle ! Je le sais… Ce qu’il y a d’étrange, c’est que vous ayez pu garder votre… secret, si longtemps ; que d’autres ne vous aient pas découvert encore… Magdalena, la pauvre petite !… Si elle soupçonnait seulement ce que je sais, elle en mourrait.

M. Lassève ? questionna Claude. Il sait, lui aussi, sans doute ? Vous vous êtes empressé de le mettre au courant probablement, M. Rocques ?

— Pour qui me prenez-vous, M. de L’Aigle ? s’écria Séverin, fort en colère. Je me suis bien gardé de faire part de mes découvertes au père adoptif de votre femme ; ce que je sais, je le garde pour moi seul et je prie Dieu que le hasard ne fasse jamais que Magdalena découvre qui… quel homme elle a épousé !

— Nous prions Dieu pour la même chose, M. Rocques, fit Claude avec un sourire qui déplut fort à son interlocuteur.

— Monsieur, s’exclama Séverin, rouge de colère, vous êtes M. de L’Aigle, le riche rentier, le presque millionnaire, dont plus d’un envie le sort… Moi, je ne suis qu’un humble et pauvre villageois… Mais, tonnerre ! Je ne changerais pas de place avec vous pour tous les biens de la terre !

— Ne prenez-vous pas la chose un peu trop au tragique, M. Rocques ? dit Claude, avec un sourire sarcastique. Après tout, si vous considériez les choses plus froidement…

Séverin haussa dédaigneusement les épaules, puis il répondit :

— Je ne suis pas de votre trempe, M. de L’Aigle et ne puis considérer les choses sous un aspect moins tragique… Tragique !… Ça ne saurait l’être plus, selon moi… Dans tous les cas, ne craignez pas que je dévoile ce que je sais à qui que ce soit au monde, de peur que ça arrive aux oreilles de Magdalena un jour… C’est à elle que je pense… et à la mignonne Claudette… Quel avenir pour cette enfant, si l’on apprenait ce que j’ai découvert !…

— Je vous remercie, M. Rocques, fit Claude ; je me fie à votre discrétion ; j’ai votre parole, et j’y compte.

— Adieu, Monsieur, répondit seulement Séverin. Puis, rassemblant ses outils, il quitta précipitamment la Villa Magda.