Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/04/08

Éditions Édouard Garand (p. 102-105).

VIII

COMMENT CLAUDE PRIT LA NOUVELLE

Le lendemain avant-midi, Claude étant allé au Portage par affaires, Mme d’Artois raconta à Magdalena ce qu’elle savait à propos de l’arrestation de Martin Corbot. Les détails qu’elle donna, elle les avait lus dans différents journaux.

D’abord, Martin Corbot, on le sait, détestait Arcade Carlin et il cherchait un moyen de se venger de lui ; ce moyen il le trouva lorsque Baptiste Dubien vendit ses terres à une Compagnie Américaine pour la somme de $10,000.

Le hazard, ou plutôt la guignon, qui se plaît à jouer de bien mauvais tours souvent, voulut qu’Arcade Carlin, à la même époque, reçut de sa riche marraine un cadeau de $3.000, en billets de banque américains. L’boscot, qui ne se gênait guère pour prendre connaissance des lettres qui passaient par le bureau de poste, n’avait pas hésité à ouvrir celle de Mme Richepin à son filleul. Après avoir lu cette missive et constaté qu’elle contenait une somme d’argent ; constatant aussi que la lettre n’avait pas été enregistrée, le bossu se dit que sa vengeance était proche… et quelle vengeance !

Donc, la veille du jour où Baptiste Dubien devait aller déposer son argent à la banque, vers les onze heures du soir, Martin Corbot, certain que tout le village dormait, quitta furtivement le bureau de poste, au-dessus duquel il avait son logement, et s’achemina vers la demeure de Dubien. Certes, il n’avait pas l’intention de commettre un meurtre ; il voulait seulement s’approprier la somme de $3.000, et s’arranger ensuite pour qu’on accusât Arcade Carlin de ce vol. Plus tard, beaucoup plus tard, Martin Corbot se disait qu’il trouverait bien l’occasion de jouir de ces $3.000, lui-même.

L’boscot savait que Baptiste Dubien avait mis son argent dans une enveloppe cachetée et que cette enveloppe était dans le tiroir du lave-mains de sa chambre à coucher. Or, rien de plus facile que de s’en emparer, entendu surtout que ce pauvre Dubien se ventait, assez souvent, « de dormir si dur, que la maison pouvait bien lui tomber dessus, sans que ça l’éveilla ».

Cependant, il eut fallu que Martin Corbot comptât sur l’inquiétude de Baptiste Dubien, à propos de ses $10.000. On ne peut dormir sur ses deux oreilles quand on a une petite fortune dans sa maison ; une fortune qui, certainement, devait susciter la cupidité de plus d’un.

L’boscot pénétra facilement dans la maison et à pas de loup, il se rendit dans la chambre de Baptiste Dubien. Le lave-main était tout près du lit. Ne faisant pas plus de bruit qu’un chat, ou un tigre, le voleur s’approcha du meuble en question et se mit à tirer sur le tiroir. Mais voilà que Dubien venait de remuer, puis de s’asseoir tout droit dans son lit.

— Martin Corbot… murmura-t-il, tandis qu’un expression d’étonnement paraissait sur son visage. Que… que venez-vous faire ici ? Silence, ou je…

— Au vol… commença Baptiste Dubien.

Mais, en un bond, l’boscot fut sur lui, l’étreignant à la gorge de ses énormes mains, qui possédaient une force vraiment extraordinaire, on le sait.

En quelques secondes, ce fut fait : Baptiste Dubien était retombé sur ses oreillers, mort, étranglé, et Martin Corbot était devenu un assassin

Le monstre qui venait de commettre cet horrible meurtre ne donna aucun signe d’émotion, ni de repentir. S’étant assuré que sa victime ne respirait plus, il ouvrit le tiroir du lave-mains, y prit l’enveloppe cachetée et l’ayant ouverte, en retira trois billets de banque de $1.000 chacun.

Ensuite, toujours à pas de loup, il quitta la chambre de Baptiste Dubien, puis la maison, et bientôt il rentrait chez lui.

On se souvient de ce qui s’était passé. Le lendemain, Arcade Carlin était arrêté pour le double crime de vol et d’assassinat.

Le bossu frottait l’une contre l’autre ses énormes mains. Il ne cessait de rire et de se féliciter du beau tour qu’il avait joué à Arcade Carlin. Tout avait si bien réussi ! Quel succès ! Quelle vengeance ! Il délirait de joie le vilain boscot.

Mais ce fut un délire d’assez courte durée.

 Les corrections sont expliquées en page de discussion

Un soir, vers les neuf heures et demie, le bureau de poste étant fermé, Martin Corbot s’était installé sur un canapé, et il lisait, avec une joie méchante, un journal dans lequel il était question de l’assassinat de Baptiste Dubien et du vol des $3.000. Le journal contenait, en plus, un portrait de l’homme assassiné et aussi celui d’Arcade Carlin, l’accusé. Pourrait-on désirer plus complète vengeance ?… Ah ! Arcade Carlin l’avait méprisé, lui, Martin Corbot ; il avait affecté de ne jamais rire de ses farces, hein ? Eh ! bien, aujourd’hui…

À ce moment, on frappa à la porte.

— Qui est là ? demanda l’boscot.

— C’est moi, répondit une voix que le bossu ne reconnut pas.

— Qui, vous ?… Si c’est pour votre malle, ne venez pas me badrer ! Le bureau est fermé, vous devriez le savoir.

— Laissez-moi entrer, Corbot, lui dit-on.

— Que me voulez-vous ?… Et pourquoi ne dites-vous pas votre nom ?

— J’ai absolument affaire à vous, fit-on, du dehors. Si vous r’fusez de m’laisser entrer, tant pis pour vous !

Maugréant, l’boscot alla ouvrir et il se trouva en face d’un homme en haillons, un pitoyable individu, dont le nom de famille, ainsi que le prénom étaient Job. Job Job était bien le chemineau le plus sale, le plus dégoûtant, le plus repoussant de la terre.

— Job Job ! s’écria Martin Corbot ! Que viens-tu faire ici ?

— Je vous l’ai dit, j’ai affaire à vous.

— Ah ! Va-t-en ! cria l’boscot, essayant de refermer la porte sur le chemineau.

Mais Job Job s’était jeté sur la porte, l’avait ouverte d’une poussée et bientôt, il était en possession de l’une des chaises de la salle d’entrée.

— J’suis venu vous d’mander à souper, annonça-t-il.

— À souper ? Impossible, mon bon, répondit le bossu. Sors ! ordonna-t-il. Sors immédiatement, immédiatement, entends-tu, sale guénilleux !

— Je n’ai pas mangé depuis hier soir, Martin Corbot.

— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, à moi, que tu n’aies pas mangé depuis hier soir, je te le demande ! Sors d’ici, et plus vite que ça ! dit Martin Corbot, en s’élançant sur le chemineau, les mains ouvertes, les doigts croches, comme pour étrangler.

— Hein ! Quoi ! s’exclama Job Job. Vous voulez m’étrangler, peut-être, Corbot… comme vous avez étranglé ce pauvre M. Dubien ?

Le bossu fit un pas en arrière et une pâleur livide couvrit soudain son visage si monstrueusement laid.

— Comment ?… Qu’as-tu dit, Job Job ?… Tu sais donc ?… balbutia-t-il.

— J’sais tout… tout, entendez-vous, répondit le chemineau. J’vous ai vu… ce soir-là… J’ai même pénétré dans la maison d’Monsieur Dubien derrière vous… J’vous ai vu étrangler votre homme, en un tour de main, Martin Corbot… J’vous ai vu aussi prendre l’argent dans l’enveloppe et…

— Eh ! bien, tu as vu trop de choses, mon pauvre Job Job, fit l’boscot en riant d’un rire effrayant. À ton tour maintenant !

Encore une fois, il s’élança sur le chemineau. Mais presqu’aussitôt, il recula et, de nouveau, il pâlit ; car Job Job venait de pointer sur lui un revolver chargé à sept coups.

— Il est chargé, soyez-en certain, fit Job Job, en désignant le revolver. Me prenez-vous pour un imbécile, Corbot ? ajouta-t-il en riant. Pensez-vous que je m’risquerais, sans être armé, dans la maison d’un assassin tel que vous ? Pas si bête !

À partir de ce soir-là, Martin Corbot devint un homme poursuivi ; poursuivi par Job Job, qui se mit à exercer un terrible chantage sur le meurtrier.

Cette poursuite, ce chantage, durèrent huit ans, puis, un soir, l’boscot résolut d’en finir et de se débarasser à jamais de Job. Il suivit le chemineau, lorsque celui-ci quitta le bureau de poste, une nuit, après lui avoir extorqué une jolie somme d’argent, et, à l’aide d’un gourdin dont il s’était muni, il l’assomma et le laissa sur le trottoir, pour mort.

Mais Job Job n’était pas mort. Il vécut même jusqu’à l’aurore et avant de mourir il dévoila tout ce qu’il savait concernant l’assassinat de Baptiste Dubien et la culpabilité de Martin Corbot. On prit en écrit sa confession, qu’il signa, puis, vers les huit heures, au moment où l’boscot allait ouvrir le bureau de poste, il était arrêté et conduit en prison. Les trois mille dollars furent trouvés « sous le deuxième madrier du plancher de la cuisine », ainsi que l’avait dit Job Job.

Ce récit que Mme d’Artois venait de lui faire, Magdalena l’avait écouté en pleurant. Mais elle était résolue, plus que jamais, de tout raconter à son mari. En fin de compte, l’innocence de son père (dont ni elle, ni Zenon Lassève n’avait jamais douté d’ailleurs) était reconnue maintenant et elle n’avait pas à rougir de lui ; loin de là !

Il est vrai que Claude pourrait lui reprocher son silence ; il reprocherait peut-être à Magdalena de l’avoir épousé sans lui dire que son père était mort sur l’échafaud…

— Ah ! Qui sait ? se disait-elle. Malgré tout l’amour qu’il avait pour moi, peut-être Claude eut-il hésité avant d’épouser la fille d’un pendu, tout innocent fut-il… Ô ciel ! Aurai-je la force, le courage de tout lui raconter ?… S’il allait me repousser ensuite, ou me mépriser, ou me haïr ?… Cependant, je n’ai pas le choix ; je ne puis courir le risque qu’il apprenne la chose par les journaux, ce qui arriverait infailliblement… Ce soir… oui, pas plus tard que ce soir, je lui dirai… Dieu veuille qu’il ne me fasse pas de reproches ; j’en mourrais !

Dans le courant de l’après-midi, Claude proposa à Magdalena une promenade à cheval. Le temps était admirable et une bonne chevauchée leur ferait du bien à tous deux.

— Je te trouve pâle, ma chérie, lui dit-il. Tu n’es pas malade ?

— Mais, non ! Pas du tout, Claude.

— Vous aussi, vous êtes pâle, Mme d’Artois, reprit Claude. Qu’y a-t-il ? Quelque chose va-t-il mal ici ? Claudette…

— Si je suis pâle, M. de L’Aigle, répondit Mme d’Artois, c’est que je suis menacée de la migraine, je crois. Quant à Magdalena, elle a besoin d’un peu d’exercice en plein air tout simplement.

Claude et Magdalena se rendirent jusqu’au Portage. En revenant, et au moment de passer près du Rocher Malin, Magdalena dit :

— Claude, pourquoi contournons-nous toujours ce rocher, plutôt que de passer devant ?

— C’est à cause de l’ombre qu’il projette, et qui effraie étrangement les chevaux. Ce n’est pas sans raison que ce rocher est désigné du nom de Rocher Malin, tu sais, Magdalena ; il a été cause de plus d’un accident, dit-on.

— Vraiment ? fit la jeune femme. Ça m’a l’air d’être un rocher comme un autre pourtant.

— Tiens, reprit Claude, regarde comme c’est curieux cette ombre qu’il projette ! Cette ombre, les chevaux ne se l’expliquent pas et ça les effraie énormément. Il est rare qu’un cheval passe devant le Rocher Malin sans prendre le mors aux dents, ou bien, il se jette dans le fleuve, avec celle ou celui qui le monte ou le mène, car, vois comme le chemin est étroit… et le fleuve est tout près.

— Ah ! Bah ! fit Magdalena. Albinos passerait devant le Rocher Malin sans faire de sottise, j’en suis sûre.

— Ce serait folie d’essayer cependant.

— N’est-ce pas, Albinos, que tu n’aurais pas peur de l’ombre du Rocher Malin ? dit-elle, en flattant le cou de sa monture. Je vais bien voir d’ailleurs ajouta-t-elle. Au revoir, Claude !

— Où vas-tu, Magdalena ? cria Claude, fou d’épouvante.

Mais déjà, elle avait donné à Albinos un léger coup de cravache et le cheval s’était élancé en avant du sinistre rocher, ou plutôt du rocher à l’ombre sinistre.

C’était un chemin excessivement dangereux, sur lequel ne passaient que peu de gens et Albinos fit bien des « cérémonies » avant de se décider à passer dans l’ombre projeté par le rocher : il se cabra tout droit, plus d’une fois ; il plongea ; il fit des sauts de côté, comme s’il eut voulu se jeter dans le fleuve ; de plus, il renâclait très fort, signe qu’il était véritablement effrayé. Mais Magdalena l’encourageait de la voix, et enfin, après avoir couru mille dangers dans l’espace de quelques secondes, elle arriva de l’autre côté du rocher, où Claude l’attendait, monté sur Spectre.

— Magdalena… balbutia-t-il. Pourquoi… as-tu agi ainsi ?

Claude était très pâle ; il était facile de deviner qu’il venait de passer par de terribles angoisses.

— Ô Claude ! répondit-elle, repentante tout de suite. J’ai voulu faire une expérience… J’étais sûre, d’ailleurs, qu’Albinos passerait devant le Rocher Malin et…

— J’ai cru que c’en était fait de toi, Magdalena ! fit Claude d’une voix tremblante. Je voulais te suivre ; mais Spectre n’a jamais voulu passer… Ma chérie, promets-moi que tu ne courras plus jamais de pareils risques.

— Je te le promets, Claude ! J’ai fait une sottise, je l’avoue ; j’ai risqué ma vie probablement, pour satisfaire une fantaisie. Quel égoïsme de ma part ! J’aurais dû songer à l’inquiétude dans laquelle tu serais, mon aimé… Tu me pardonnes, n’est-ce pas, Claude ?

— Te pardonner ! répondit-il en souriant, un peu tristement il est vrai, car il était encore sous l’effet de l’horrible peur que lui avait causé l’escapade de sa femme. Il n’y a rien au monde, non rien, que je ne serais prêt à te pardonner, ma Magdalena !

— Non, n’est-ce pas ? demanda-t-elle vivement. Tu ne pourrais m’en vouloir longtemps pour quoique ce soit, hein, mon Claude ?

— T’en vouloir ? Jamais !

— Merci, mon cher aimé ! s’écria-t-elle. Je me souviendrai de cela, en temps et lieu et…

— Que veux-tu dire par ces paroles, chère enfant ? demanda-t-il en souriant.

Mais Magdalena venait de donner un commandement à Albinos, qui prit aussitôt un temps de galop, et Spectre suivit l’exemple de son compagnon.

Après le dîner, que les deux époux prirent seuls, car Mme d’Artois souffrait trop de la migraine pour se joindre à eux, Magdalena résolut de tout dire à son mari. Eusèbe était allé au bureau de poste ; il serait de retour bientôt avec les journaux… les journaux qui, sans doute, seraient remplis des détails du procès de Martin Corbot.

— Claude, dit-elle, en s’emparant du bras de son mari qui, debout près d’une fenêtre, regardait le coucher du soleil.

— Eh ! bien, ma chérie ? lui demanda-t-il, en entourant de son bras libre la taille de la jeune femme.

— J’ai… J’ai quelque chose à te dire, Claude, fit-elle, en appuyant sa tête sur l’épaule de son mari. C’est quelque chose qui… quelque chose que… que j’aurais dû te dire il y a longtemps ; même avant notre mariage…

— Hein ! s’écria Claude, assurément fort étonné d’un tel préambule.

— C’est à propos de… de… ce procès qui a lieu, de ce temps-ci… Tu sais… le procès de ce bossu… Martin Corbot…

— Ma chère Magdalena ! s’exclama Claude en riant. Que peux-tu bien avoir à démêler avec cette affaire, je te le demande ?… L’boscot, comme on l’appelle…

— Ce n’est pas du boscot que j’ai à t’entretenir, mon mari, mais de… d’Arcade Carlin… celui qui est mort sur l’échafaud, quoiqu’il fût innocent…

Claude jeta sur Magdalena un regard pénétrant et elle le vit pâlir légèrement.

— Je… Je ne comprends pas, Magdalena… Explique-toi, je te prie, balbutia Claude de L’Aigle, dont les lèvres devinrent soudain blanches comme de la cire.

— Arcade Carlin… fit Magdalena, les lèvres tremblantes, le visage très pâle, Arcade Carlin… cet innocent… ce martyr, était… était mon… mon père, Claude… Avant mon mariage, je me nommais véritablement Magdalena Carlin, quoique j’eusse pris le nom de mon père adoptif.

— Ô juste ciel ! s’exclama Claude.

Son bras quitta brusquement la taille de sa femme et il fit deux ou trois pas en arrière, tandis que, de la main, il ébauchait le geste de repousser Magdalena. Quelque chose, une expression inexplicable parut dans ses yeux et ses lèvres entr’ouvertes laissaient passer son souffle pressé.

— Claude ! Claude ! supplia Magdalena, en s’élançant vers son mari.

— Non ! Non ! N’approche pas ! s’écria-t-il. Tu aurais dû me dire, reprit-il ; jamais je…

Mais il se tut subitement. Son visage était devenu rigide, et ses yeux, fixés sur la jeune femme, semblaient, à l’imagination surexcitée de celle-ci, devenir de plus en plus grands, de plus en plus sombres, à chaque instant.

— Mais, mon Claude… parvint-elle à balbutier.

Il ne proféra plus un seul mot ; seulement, il jeta sur sa femme un regard vraiment étrange, puis, tournant vivement sur son talon, il quitta la bibliothèque et bientôt la maison.

— Jamais il ne me pardonnera ! Il me méprise… Il me hait… Ô mon Dieu ! sanglota Magdalena, en proie à un immense désespoir.