Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/19

Éditions Édouard Garand (p. 78-81).

XIX

CE QUI DEVAIT ARRIVER

Claude de L’Aigle fut malade trois semaines, et ces trois semaines, Magdalena se dit qu’elle ne les oublierait jamais de sa vie. Par quelles angoisses elle avait passé !

La blessure que Claude s’était fait à la tête avait failli lui jouer un mauvais tour. Il avait été presque continuellement inconscient Il avait eu de terribles crises de délire. Sa température avait atteint 104 degrés. Tout cela, c’était horrible, pour celle qui l’aimait si éperdument ; ç’avait été vraiment intolérable.

Mais depuis trois ou quatre jours seulement, ça allait mieux, et quoique son bras lui causerait probablement des ennuis et des souffrances pendant un certain temps encore, Claude passait la plus grande partie du jour assis dans un fauteuil, entouré de couvertures et d’oreillers.

On était au mois d’avril ; le beau mois du renouveau. Il était quatre heures de l’après-midi. Un gai soleil pénétrait dans la salle de La Hutte, lorsque nous retrouvons Claude. Installé confortablement dans un fauteuil, il paraissait dormir.

Non loin, Magdalena, recouverte d’un tablier à manches dans lequel elle ressemblait à une fillette, était à préparer de la limonade pour le malade. Zenon était occupé dehors, et Séverin était allé à la Rivière-du-Loup acheter des outils ; parti ce matin-là, il ne reviendrait que le lendemain, dans le courant de la journée.

La limonade étant faite et mise dans un pot de terre brune, Magdalena, marchant sur la pointe des pieds, alla la placer sur une table, à la portée du malade. Jetant un coup d’œil sur Claude afin de s’assurer que ses couvertures et ses oreillers étaient en place et qu’il dormait paisiblement, elle fut tout étonnée de constater qu’il avait les yeux grands ouverts et qu’il la regardait en souriant.

— Oh ! M. de L’Aigle ! fit-elle. Je croyais que vous dormiez… Je viens de faire de la limonade fraîche, continua-t-elle ; désirez-vous en boire ?

Elle avança la main dans l’intention de verser de la limonade dans un verre ; mais sa main fut saisie au passage, et la voix de Claude murmura :

— Magdalena !

Elle fut tellement surprise que ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba assise sur une chaise faisant face au fauteuil du malade.

— Magdalena ! répéta-t-il.

— Vous… Vous savez ? balbutia-t-elle, pâle jusqu’aux lèvres.

Puisque M. le L’Aigle savait son nom de baptême, peut-être savait-il aussi son nom de famille… le nom de son père, mort sur l’échafaud ! Elle frissonna de la tête aux pieds ; elle crut vraiment qu’elle allait s’évanouir.

— Je sais… Oui, je sais que « Théo le petit pêcheur et batelier », est véritablement Magdalena, sous un déguisement…

— Mais… Comment le savez-vous ? Et depuis quand ? Je ne comprends pas…

— Je le sais, depuis le premier moment où je vous ai vue, Magdalena… Vous vous rappelez en quelles circonstances nous nous sommes rencontrés, n’est-ce pas ? Vous vous rappelez comme la brume était épaisse ? Si épaisse même que, lorsque je suis allé à votre secours, ma chaloupe touchait presqu’à la votre, sans que vous le sachiez ou que je le sache moi-même. Or j’ai surpris une conversation entre vous et M. Lassève ; ce dernier essayait de vous rassurer ; il vous sauverait la vie, disait-il, car il savait nager… Mais il se reprochait amèrement de ne pas vous avoir laissée à La Hutte, ce jour-là… À ce moment où le péril était si proche, il vous appelait par votre véritable nom.

— Je… Je me souviens… murmura la jeune fille, avec un soupir de soulagement. Elle avait craint de si affreuses choses !

— Moi, je ne disais mot, continua Claude, car j’essayais de me guider sur vos voix n’ayant pas d’autre moyen de m’orienter dans la brume… Quelle fut donc ma surprise quand sur L’Aiglon, je vis au lieu d’une jeune fille du nom de Magdalena, un garçonnet du nom de Théo.

— Et vous saviez tout le temps ! Ce n’est presque pas croyable !

— Mais, oui, je savais tout le temps ! rit Claude. Et ajouta-t-il d’un ton grave, je sais autre chose aussi, Magdalena…

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle, effrayée.

— Depuis ce premier instant où je vous ai aperçue, Magdalena, je sais… je sais que je vous aime !

— Impossible ! s’écria-t-elle.

— Impossible ? Pourquoi dites-vous que c’est impossible, Magdalena ? Vous êtes charmante, ma chérie ; vous voir, vous connaître, c’est vous aimer… Et vous, mon aimée ? Dites-moi, dites ! M’aimez-vous, un peu, en retour ? Avec la douce naïveté qui vous est propre, vous m’avez dit déjà que la différence d’âge qui existe entre nous « ça ne faisait rien »… M’aimez-vous, chère enfant ? Répondez franchement, je vous prie !

— Je… Je… Oh ! M. de L’Aigle, vous ne devriez pas me… me questionner ainsi !

— Répondez oui ou non seulement, mon aimée ! implora Claude. Si vous me répondez oui, je serai le plus heureux du monde… si vous me répondez non… eh ! bien, je serai infiniment malheureux ; mais, chère enfant, j’endurerai mon mal en silence et ne vous importunerai jamais. Magdalena, répondez-moi franchement, m’aimez-vous ?

— Oui… balbutia-t-elle, en rougissant et en détournant la tête.

— Ma bien-aimée ! s’exclama-t-il, en entourant de son bras valide la taille de la jeune fille. Et vous deviendrez ma femme bientôt ?

— Votre femme ?

— N’est-ce pas, ma chérie ? Ah ! si vous saviez comme ma maison me parait grande, vide, triste, depuis que vous êtes venue l’égayer par votre présence ! Dites, Magdalena, quand deviendrez-vous ma femme ?

— Oh ! Mais ! M. de L’Aigle ! Pas maintenant… Pas avant… je ne sais quand…

— Le mois prochain peut-être ?

— Impossible ! répondit-elle, heureuse quand même de se savoir tant aimée.

— Eh ! bien, alors disons dans les premiers jours de juin, consentit généreusement Claude.

— Je… Je… Le temps est court et…

— Ne vous tarde-t-il pas que nous ne nous séparions plus, ma chérie ?

— Oui, sans doute… Cependant… Et puis, il y a mon oncle… Je ne sais ce qu’il dira…

— Me permettez-vous de parler à M. Lassève ce soir, Magdalena ? Vous le savez, je retourne chez moi demain avant-midi.

— Oui, vous pouvez lui parler, si vous le désirez…

— Vous ne m’avez pas dit encore si vous m’acceptiez pour époux ? dit Claude.

— Je… Je vous accepte, car… car… moi aussi, je vous aime… depuis le premier moment de notre rencontre, répondit-elle, en cachant son visage sur l’épaule de Claude.

— Magdalena. Ma bien-aimée ! Mon ange ! Vous êtes ma fiancée chérie, dès ce moment-ci, et, n’est-ce pas que nous nous marierons dans les premiers jours du mois de juin ?

— Oui, M. de L’Aigle, si…

— Je me nomme Claude, Magdalena.

— Oui… Claude, murmura-t-elle. Mais, je dois vous expliquer, tout d’abord, pourquoi je porte le costume masculin… commença-t-elle, tout en se demandant quelle explication elle allait bien donner.

— Pourquoi m’expliquer ce que je comprends très bien, ma pauvre enfant ?

— Ce que… Ce que vous comprenez, dites-vous ?

— Sans doute ! Obligée de vivre au milieu du plus sauvage des décors, seule avec votre oncle, rien ne pouvait mieux vous protéger que de vous faire passer pour un garçonnet.

Magdalena était trop jeune, trop naïve peut-être pour discerner tout le tact que renfermait cette explication de Claude. Il soupçonnait un mystère, bien sûr ; mais il se disait que ça ne le concernait nullement. Tout ce dont il était convaincu c’était que ce mystère n’avait aucun caractère de gravité, encore moins de culpabilité.

La jeune fille soupira, soulagée. Combien elle eut voulu cependant, n’avoir aucun secret pour son fiancé ! Mais, c’était impossible. Si elle dévoilait l’un des secrets de sa vie, il lui faudrait les dévoiler tous ; autant dire qu’elle renonçait à Claude à l’instant et pour toujours.

— Voilà votre oncle, Magdalena ! fit Claude, entendant des pas s’approcher de la maison. Ce soir, après le souper, je lui parlerai.

— C’est entendu, répondit-elle, puis elle courut s’enfermer dans sa chambre, car elle ne pouvait se résoudre à rencontrer le regard de son père adoptif, dans l’état d’émotion où elle était ; tout de suite, il eut deviné qu’il venait de se passer quelque chose entre elle et Claude.

Après le souper, elle saisit le premier prétexte venu pour retourner à sa chambre ; mais à travers la porte fermée, elle pouvait entendre les voix des deux hommes. Elle ne saisissait pas ce qu’ils disaient, mais les exclamations étonnées de Zenon Lassève, puis la voix plus calme de Claude de L’Aigle, racontaient assez clairement ce qui se passait.

Ils causèrent ensemble pendant une longue heure, puis Magdalena entendit les pas de Zenon s’approcher de sa chambre. Il frappa à la porte et elle courut ouvrir.

— Viens, Magdalena, dit-il d’une voix grave. Je sais tout et…

— Magdalena, fit Claude, lorsque la jeune fille fut arrivée auprès de lui, votre oncle a donné son consentement à notre mariage… Que Dieu le bénisse pour cela !

— Ô Claude ! dit-elle, en posant sa main dans celle de son fiancé.

— N’est-ce pas que nous nous marierons dès les premiers jours de juin, ma toute chérie ?

— Oui, mon Claude, dès les premiers jours de juin… si mon oncle n’y a pas d’objections…

— Et, écoutez, ma bien-aimée… nous partirons, immédiatement après notre mariage pour l’Europe, où nous passerons deux ou trois mois, ce projet vous agréé-t-il ?

— Pour l’Europe ! s’écria Magdalena. Oh ! Mon oncle, reprit-elle, en s’adressant à Zenon, avez-vous entendu ce que vient de dire… Claude ? Un voyage de deux ou trois mois en Europe !

— Ce sera certainement un splendide voyage de noces ! répondit Zenon.

— Moi qui n’ai jamais voyagé de ma vie ! dit-elle. Et il y a tant de choses que je désire voir, de l’autre côté de l’océan ; des choses dont j’ai lu souvent, mais que je pensais bien ne jamais voir !

— Ainsi, mon plan vous va tout plein, ma chérie ? demanda Claude.

— Certes ! répondit-elle.

M. Lassève et moi, nous avons décidé de bien des choses… Votre oncle a promis de vous répéter toute la conversation que nous venons d’avoir ensemble ; je suis…

— Vous êtes fatigué, je crois, M. de L’Aigle, acheva Zenon. Je n’aurais pas dû vous laisser parler si longtemps, car vos forces ne sont pas encore tout à fait revenues, il s’en manque ! Je répéterai fidèlement toute notre conversation à Magdalena, je vous le promets. Mais, si vous voulez suivre mon conseil, que je crois sage vous vous mettrez au lit immédiatement.

— Mon oncle a raison, Claude, dit Magdalena. Il y a de grands cercles noirs sous vos yeux ; vous devez être bien fatigué.

— Je vous obéis, répondit Claude en se levant. M. Lassève, ajouta-t-il, me permettez-vous de donner un baiser à ma chère et douce fiancée ?

— Je vous le permets… si elle n’a pas d’objections, s’entend, fit Zenon, moitié grave, moitié souriant.

Magdalena pleura beaucoup, lorsque Claude partit, le lendemain avant-midi ; mais ses larmes furent assez vite séchées par le sourire ; la séparation serait de courte durée. Claude avait promis de revenir dans une huitaine de jours, si les chemins étaient passables.

Elle était décidée à une chose : quand son fiancé reviendrait, il la trouverait vêtue comme elle devait l’être. Dès le lendemain, elle ferait venir, de la ville de Québec, du matériel, dont elle se confectionnerait deux ou trois robes, simples mais jolies.

Dès le lendemain aussi, Zenon commencerait à annoncer à ses connaissances du village de Saint-André que Théo allait le quitter ; qu’il retournerait dans la Province d’Ontario, sa mère le faisant demander. Il saurait bien se prendre un air désolé en annonçant cette nouvelle, car on ne manquerait pas de le plaindre de perdre ainsi son neveu qu’il aimait tant ! À cause des mauvais chemins, à cause de la saison, personne ne s’aventurerait sur la Pointe Saint-André ; il n’y avait donc pas de danger qu’on découvrit le pot aux roses.

Séverin… Eh ! bien, Séverin était resté muet d’étonnement lorsque Zenon lui avait appris ce qui s’était passé durant son absence : Théo, une jeune fille déguisée, ayant nom Magdalena ! Et elle allait épouser ce M. de L’Aigle qu’il avait entendu désigner, même à son dernier voyage à la Rivière-du-Loup, du nom du « mystérieux M. de L’Aigle » ! Mais, bah ! Ça ne signifiait rien cela après tout, et la petite serait heureuse dans ce magnifique domaine L’Aire, dont on disait de si merveilleuses choses !

Le temps passait vite, vite, surtout pour Zénon et Sévérin, qui ne voyaient pas sans appréhension arriver le jour où Magdalena les quitterait. Claude était venu aussi souvent qu’il l’avait pu à La Hutte, voir sa chère fiancée. À son dernier voyage, il avait dit, au moment de partir :

— Magdalena, ma toute chérie, je ne reviendrai que le 2 juin, jour fixé pour notre mariage. À six heures précises, le matin du 2 juin (dans huit jours maintenant), L’Aiglon mouillera devant La Hutte. Vous serez prête, n’est-ce pas, ma Magda ?

— Je serai prête, mon Claude, avait-elle répondu en se suspendant au cou de son fiancé.

— Que je t’aime, Magdalena !

— Que je t’aime, Claude !

— Je vous rendrai si heureuse, ma toute chérie !

— Je le sais, mon aimé !

— À bientôt, ma douce fiancée !

— À bientôt, mon fiancé chéri !