Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/20

Éditions Édouard Garand (p. 81-83).

XX

SAGES CONSEILS

Dans la salle d’entrée de La Hutte, Magdalena et Zenon sont assis. Il est sept heures du soir. Chacun d’eux est occupé à sa manière : Zenon est à polir un morceau de bois découpé avec du papier sablé ; Magdalena travaille à son trousseau. Claude lui a bien recommandé pourtant de ne pas se fatiguer à coudre.

— Votre trousseau, Magdalena, lui avait-il dit, tout dernièrement, vous l’achèterez soit à Paris, soit à Londres. Ne vous fatiguez pas inutilement, ma chérie.

Cependant, elle n’allait pas se marier sans trousseau ; elle en aurait un, tout modeste fut-il.

Soudain, Zenon déposa sur la table le morceau de bois qu’il était à polir et dit :

— Magdalena, je profite de ce que Séverin est allé au village pour te demander une question… Y répondras-tu ?

— Certainement, mon oncle. (Il avait été convenu entr’eux qu’elle continuerait à donner à Zenon le titre d’oncle). Quelle question désirez-vous me poser ?… Je vous écoute…

— Bien… Voici… As-tu dit à M. de L’Aigle… l’as-tu mis au courant des… des événements de ta vie, Magdalena ?

— Vous voulez parler de…

— De… tout !

— Je n’ai certainement pas dit à Claude que mon père était mort sur l’échafaud, oncle Zenon, si c’est à cela que vous faites allusion.

— Ton père est mort martyr, ma fille.

— Je le sais bien ! Mais, qui le croit, à part de vous et moi… et peut-être l’avocat qui a essayé de défendre mon père, en cour ? Même Mme d’Artois, qui nous était si dévouée pourtant, croyait mon père coupable de vol et de meurtre…

— Mais, M. de L’Aigle… si tu lui racontais tout, ma fille… commença Zenon.

— Jamais ! Jamais ! cria-t-elle. Croyez-vous vraiment que, le sachant, il m’épouserait… dans six jours maintenant ?

— Il t’aime tant, Magdalena ! Que lui ferait, à lui, de savoir ce qui en est… ou plutôt ce qui en fut ?… Et puis, il y a ce sommeil léthargique dont tu t’es éveillée et qui t’a suggéré l’idée de te faire passer pour morte… Dans cette affaire, je prendrai ma part de responsabilité et…

— Mon oncle, c’est parfaitement inutile de me parler ainsi ! Je ne lui dirai rien à Claude, rien, entendez-vous, rien !… sanglota-t-elle.

— Oh ! ma pauvre Magdalena !…

— Il dit qu’il comprend pourquoi j’ai endossé le costume masculin…

— Il feint de l’avoir compris, chère enfant ! M. de L’Aigle n’est pas un naïf, que je sache.

— Claude est… parfait, mon oncle !

— Bien sûr ! Bien sûr ! s’empressa d’acquiescer Zenon. Mais, écoute, ne te marie pas sans tout lui dire à ton fiancé, ma fille ! Une femme ne doit avoir aucun secret pour son mari. Ce secret pèserait sur ta conscience continuellement et t’empêcherait d’être tout à fait heureuse. Ô Magdalena, laisse-moi aller à L’Aire, demain, et tout raconter à M. de L’Aigle ! Il t’aime trop pour que ça lui fasse de différence… Et quel soulagement pour toi ensuite que celui de savoir…

— Cher oncle, pourquoi parler pour ne rien dire ? s’exclama Magdalena en pleurant. Votre conseil est sage, je le sais ; mais j’aime trop Claude pour risquer de… de le perdre.

— Pourtant, chère petite, ce serait infiniment pire s’il découvrait un jour, de lui-même…

— Il ne découvrira jamais… quoi que ce soit, assura-t-elle. N’en parlons plus, cher oncle Zenon ; c’est me rendre misérable pour rien… Je suis Magdalena Lassève et… je n’ai pas de passé.

— Comme tu voudras, Magdalena ! répondit, en soupirant, Zenon. Puisses-tu ne jamais regretter ta décision, pauvre enfant ! ajouta-t-il en se levant. C’est, tu l’avoues toi-même, un sage conseil que je viens de te donner. C’est dans ton intérêt que je t’ai parlé ; parce que je t’aime plus que tout au monde et que je désire tant te voir heureuse… Mais puisque tu juges à propos de passer outre…

— Mon oncle ! Mon oncle ! Cher, cher oncle Zenon ! Ne me croyez pas ingrate, je vous prie ! Je ne le suis pas ! Seulement, je ne peux pas me décider à suivre votre conseil, tout sage soit-il. Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en entourant de ses bras le cou de Zenon Lassève, tandis que des larmes pressées coulaient sur ses joues.

— T’en vouloir, chère enfant ? Assurément, non ! Et, je le répète, puisses-tu être heureuse, ma chérie ; aussi heureuse que tu mérites, certes, de l’être ! s’écria Zenon qui, lui aussi, pleurait.

Puis il s’empressa de quitter la salle, car il pressentait qu’il allait éclater en sanglots devant sa fille adoptive.

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Dans le boudoir luxueux d’une splendide résidence, située dans une des rues les plus aristocratiques de la ville de Toronto, une femme est assise. Une femme blonde, pas très jeune, mais jolie encore et d’apparence fort distinguée.

En face d’elle est un monsieur aux cheveux blonds, aux yeux bleus très foncés, à la moustache dorée. Tous deux causent ensemble, tout en buvant du thé et en mangeant des gâteaux.

— Ainsi, Claude, dit la dame, continuant évidemment une conversation, vous vous mariez dans six jours ?

— Oui, Thaïs, je me marie dans six jours.

— Elle doit être extraordinairement charmante et attrayante celle qui vous a décidé enfin à renoncer au célibat ! fit Thaïs en souriant.

— Magdalena est charmante, attrayante, en effet ! Vous la connaîtrez, un jour, je l’espère, Thaïs, et vous l’aimerez, j’en suis sûr.

— Vous ne m’avez pas dit… votre Magdalena est-elle veuve, ou bien célibataire, comme vous ?

Claude rit d’un grand cœur.

— Ma chère cousine, répondit-il, vous avez l’air de croire que ma fiancée est de mon âge à peu près… Détrompez-vous ; elle n’a pas vingt ans.

— Ah ! Vraiment ! Vous allez épouser… une enfant alors ?

— Une exquise enfant… Et, Thaïs, vous ne le croirez pas peut-être, mais, elle m’aime… pour moi-même… Cela doit vous étonner ; mais il en est ainsi. J’ai laissé loin derrière moi l’âge des illusions, vous le savez, et je vous certifie que Magdalena m’eut épousé quand même, si j’eusse été pauvre et si j’eusse habité une masure, au lieu d’une sorte de château.

— Je le crois sans peine, Claude, assura Thaïs. Ça ne m’étonne pas le moindrement que votre fiancée vous aime « pour vous-même ». Vous êtes tout à fait charmant, vous savez, mon cousin, ajouta-t-elle en souriant. Eh ! bien, j’espère que vous serez parfaitement heureux tous deux !

— Merci, ma bonne cousine, répondit-il. Puis il se fit un silence.

— Claude, demanda-t-elle, tout à coup, lui avez-vous dit, à Magdalena ?… L’avez-vous avertie ?… L’avez-vous mise au courant de… de… vous savez ce dont je veux parler…

— Non, Thaïs, je ne lui ai pas dit ; je ne l’ai pas averti ; je ne l’ai pas mise au courant de… ce dont vous parlez.

— Ô Claude ! fit Thaïs, d’un ton de reproche.

— Je n’ai pas trouvé que c’était nécessaire… Je n’ai pas questionné Magdalena sur son passé ; conséquemment…

— Le passé d’une jeune fille de vingt ans ! dit Thaïs en riant. Mon cher Claude ! À quoi pensez-vous ?

— Eh ! bien, n’ayant pas demandé à ma fiancée de me rendre compte des années pendant lesquelles elle m’était inconnue, j’ai trouvé que, de mon côté, je n’avais pas de comptes à rendre ; voilà !

— Mon cher cousin, ne faites pas cela ! Ne vous mariez pas sans tout dire à Magdalena ! Vous feriez la plus grande des sottises, dont vous ne tarderiez pas à vous repentir amèrement !

— Ma bonne cousine, fit Claude froidement, de quoi parlez-vous, en fin de compte ?… Je n’ai rien à… à… dévoiler à Magdalena ; il n’y a rien dans le passé, ni dans le présent, qu’il soit nécessaire qu’elle sache.

— Mais, Claude ! Elle finira infailliblement par découvrir…

— Elle ne découvrira rien.

— Ah ! Qui sait ?… Une remarque faite par quelqu’un, dans la rue ou ailleurs, au moment où vous passeriez, en compagnie de votre femme… car, vous êtes plus connu que vous le pensez peut-être, et ce qui concerne le « mystérieux M. de L’Aigle » intrigue et intéresse bien des gens… Et puis, il suffirait d’une lettre que vous laisseriez traîner ou que vous oublieriez quelque part dans votre maison, ou bien encore d’un voyage dont vous pourriez difficilement expliquer le motif…

— Ne craignez rien de ce genre, Thaïs, répondit-il en se levant pour partir. Le silence est d’or, vous savez, ma cousine, ajouta-t-il en souriant ; n’ayant pas jugé à propos de dévoiler certaines choses, je continuerai à me taire.

— Est-ce sage ?… Et puisque votre fiancée vous aime tant, quelle différence cela lui ferait-il de savoir…

— Magdalena est très jeune, Thaïs, et puis, elle a en moi une confiance entière… C’est la seule réponse que je puisse vous donner.

— Vous avez tort, bien tort, Claude ! s’exclama Thaïs. Si Magdalena apprend les choses par d’autres que vous, ça lui paraîtra plus… plus… dramatique (dois-je dire « dramatique » ?) que si vous les lui appreniez vous-même. Ô Claude ! Claude !

— N’en parlons plus, voulez-vous, Thaïs ? Vos conseils, je le sais, sont dictés par la sagesse… mais je ne peux pas les suivre.

— Dites plutôt que vous ne voulez pas les suivre, mon ami.

— Comme vous voudrez, ma cousine. Je vous remercie, tout de même de l’intérêt que vous portez à mon futur bonheur… et à celui de Magdalena. J’espère que vous serez son amie, à ma douce fiancée, ma femme bientôt ?

— De cela vous pouvez être certain. Je le répète, j’espère que vous serez heureux tous deux ! Je serai avec vous, par la pensée, le 2 juin.

— Adieu, alors, Thaïs. Il est grand temps que je parte, car je ne peux pas risquer de manquer le train.

— Ainsi, je vous attendrai, à votre retour d’Europe, n’est-ce pas ? Vous m’avez promis d’arrêter ici en passant.

— Nous n’y manquerons pas, ma cousine. Merci.

— Il m’a fait grand plaisir de vous voir, Claude. Adieu, et bon voyage… à la Pointe Saint-André ; bon voyage en Europe aussi !

— Adieu, et encore merci, Thaïs !

Mais lorsque Claude fut parti, sa cousine ne put s’empêcher de soupirer tout en disant :

— Ce pauvre Claude ! Combien il a tort d’avoir un secret pour sa fiancée, sa femme dans quelques jours ! Magdalena finira par découvrir que son mari lui cache quelque chose, bien sûr, et elle en sera malheureuse… ils en seront malheureux tous deux… Mais, je l’ai promis, je serai une bonne amie pour la jeune Mme de L’Aigle… Pauvre petite ! Puisse-t-elle être heureuse… puissent-ils être heureux tous deux !