Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/18

Éditions Édouard Garand (p. 77-78).

XVIII

ENTRE BONNES MAINS

Les « Fêtes » étaient, longtemps, choses du passé. Le printemps, s’il n’était pas encore arrivé, ne tarderait guère ; on était au 15 mars.

L’hiver s’était écoulé agréablement pour nos amis de La Hutte. Occupés, du matin au soir, le temps s’était passé vite. Magdalena travaillait régulièrement maintenant, pour l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup. De plus elle s’était livrée à l’étude sérieuse de la botanique, il y avait le piano de L’Aiglon qui lui avait procuré bien des heures charmantes.

Zenon et Séverin étaient devenus des meubliers, en règle, et les commandes n’ayant pas fait défaut, ils avaient accumulé une jolie somme, à force de travail et d’économie.

Or en ce jour du 15 mars, au moment où l’on sortait de table, après le repas du midi, Séverin annonça qu’il irait réparer le garde-corps du grand pont et planter, en même temps, des clous dans certains de ses madriers qui lui paraissaient n’avoir toute la solidité voulue.

— J’aimerais à vous accompagner, Séverin, dit Magdalena. Le temps est beau, le soleil si radieux !

— Mais, certainement ! Viens, Théo ! Je serai bien content de ta compagnie. Venez-vous, M. Lassève ?

— Non. Je veux finir de vernir ce buffet, que nous devons livrer demain.

— Alors, nous partirons, Théo et moi, aussitôt que nous aurons lavé la vaisselle et balayé le plancher.

La Hutte avait changé d’aspect depuis l’automne précédent ; depuis que Séverin y avait établi ses pénates, nous voulons dire. Le brave garçon avait fait des siennes, et la salle d’entrée n’était plus aussi rustique que la première fois que nous y avons introduit nos lecteurs. D’abord, la table n’était plus fixée au plancher ; elle avait, en outre, été polie, teinte, vernie, et ses quatre pattes ornées de têtes et portraits de lions, sculptés dans le bois. Les bancs avaient été, eux aussi, façonnés tels que la table. Le pupitre et la chaise de Mme Rocques, le piano, une petite armoire à vaisselle, vitrée, les sièges confortables ; tout cela donnait un cachet d’aise et de prospérité.

Magdalena et Séverin partirent, aussitôt que tout eut été remis à l’ordre dans la salle, après le dîner. Froufrou eut bien voulu les accompagner, mais ce pauvre Froufrou s’était presqu’arrachée une griffe et il boitillait et souffrait, depuis trois jours. On dut donc le laisser à la maison.

Lorsqu’ils furent parvenus au pont, Magdalena dit à son compagnon :

— Si vous n’avez pas besoin de moi, Séverin, je vais aller faire une petite promenade dans cette direction. Elle désigna les Rocs des Testaments.

— Ne t’éloigne pas trop, n’est-ce pas, Théo ? Je serais inquiet. Et fais attention ; les rochers sont très glissants, à cette saison. Une chute…

— Ne craignez rien, Séverin. Je n’irai pas loin d’ailleurs ; je resterai à portée de votre voix.

Marchant la tête baissée, afin de pouvoir voir et éviter les endroits où la neige fondue coulait en vraies cascades, Magdalena se livrait à ses pensées. Est-il nécessaire de dire qu’elle pensait surtout à Claude ? Où était-il ? Était-il chez-lui, ou bien était-il absent ? Il l’avait dit qu’il s’absentait assez souvent… Toujours est-il ; qu’elle ne l’avait pas revu, depuis leur visite à L’Aire… Elle appelait le mois de mai de tous ses vœux, sachant bien qu’il accompagnerait ses domestiques, lorsqu’ils viendraient chercher le piano de L’Aiglon à La Hutte. Le mois de mai… Oui, il avait dit le mois de mai… Combien il était loin encore ce mois tant désiré !

Tout à coup, elle arrive contre un obstacle… quelque chose de charnu… Vite elle leva les yeux, et aussitôt, un cri s’échappa de ses lèvres, car Albinos, le cheval de selle de Claude de L’Aigle, lui barrait le chemin.

— Albinos ! s’écria Magdalena, au comble de l’étonnement.

Entendant prononcer son nom et reconnaissant peut-être celle qui l’avait prononcé, le cheval se mit à hennir, et jamais la jeune fille n’avait entendu pareil hennissement. Alors, Magdalena vit qu’Albinos avait une bride au cou ; si elle ne l’avait pas remarquée plus tôt, c’était que cette bride était blanche. Elle vit autre chose : une selle sur le dos du cheval ; une selle, blanche aussi, dont les étriers étaient vides ; ces étriers vides semblaient raconter quelque drame, quelque tragédie.

— Ô ciel ! s’écria-t-elle. Un accident ! Albinos, ajouta-t-elle, s’adressant au cheval comme s’il eut pu la comprendre, où est ton maître ?

Albinos gémit de nouveau d’une façon plaintive, tandis que ses yeux calmes et doux paraissaient attristés soudain.

— Séverin ! appela Magdalena. Venez ! Venez vite.

— Oui, je viens, Théo ! répondit la voix de Sévérin, et au bout de quelques instants, il parut à l’un des détours de la route.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

— Ce cheval… Voyez, il…

— Oh ! C’est Albinos, bien sûr ! s’exclama Séverin, en désignant le cheval. Le cheval de M. de L’Aigle, n’est-ce pas, Théo ?

— Oui, c’est le cheval de M. de L’Aigle, répondit la jeune fille. Et voyez donc, Séverin ; la selle… les étriers vides… Il est arrivé un accident ! ajouta-t-elle, en sanglotant. Qu’allons-nous faire ? M. de L’Aigle…

— Il faut le trouver, voilà !

— Le trouver ? Mais, où le trouver, où ?

— Ou je me trompe fort, ou ce cheval va nous conduire droit à son maître, mon garçon. Je vais tourner la tête d’Albinos du côté d’où il vient et peut-être… Qui sait ?

— Essayons toujours, dit-elle. Ô mon Dieu ! M. de L’Aigle ! S’il a été victime de quelqu’accident, Séverin, je… je…

— Allons ! Allons ! Ne pleure pas ainsi ! Sois un homme, Théo ! fit Séverin. Tiens ! reprit-il. Voilà le cheval dans sa bonne direction ; nous allons le suivre… Il va nous conduire à son maître, j’en jurerais.

Albinos marchait lentement, comme s’il eut compris que des êtres humains le suivaient, et qu’il devait régler son pas sur le leur. De temps à autre, il tournait la tête du côté de Magdalena, ou de Séverin ; on eut dit qu’il comprenait ce qu’on attendait de lui. Alors, nos amis encourageaient le cheval de la voix ou par une caresse.

Le Roc de l’Ancien Testament venait d’être dépassé… Ils marchaient depuis longtemps leur semblait-il ; Magdalena se dit que le cheval retournait à son écurie, tout simplement.

— De ce train, nous finirons par arriver à L’Aire, Séverin, fit-elle soudain. Je crains bien que nous ne puissions pas nous fier à l’instinct d’Albinos… qui n’est qu’un cheval, après tout.

Comme pour donner le démenti à ce qu’elle venait de dire, Albinos s’arrêta et, la tête tournée vers la gauche de la route, il hennit plaintivement. Nos amis embrassèrent, d’un coup d’œil, les environs ; ils virent les rochers abruptes et glissants… puis, au pied de l’un de ces rochers… un objet confus.

M. de L’Aigle ! C’est lui ! cria Magdalena, en désignant l’objet au pied du rocher.

— Je le crois, répondit Séverin.

Tous deux se précipitèrent vers le rocher… Ils ne s’étaient pas trompés ; là gisait Claude de L’Aigle, baignant dans son sang.

— Il est mort ! sanglota Magdalena. Ô ciel ! Il est mort M. de L’Aigle !

— Il vit, Théo ! répondit Séverin, lorsqu’il eut posé sa main sur le cœur du blessé. Mais il faut le transporter à La Hutte sans perdre un instant.

— Il est tombé de cheval et…

— Non, il n’est pas tombé de son cheval ; il a dû plutôt escalader ce rocher, qui doit être glissant comme une glace et…

— Comment le transporterons-nous à la maison ? Il faut nous hâter ! Il baigne dans son sang. Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Aurais-tu peur de monter à cheval, mon garçon ?

— Non, Séverin. Vous voulez dire Albinos ?

— Oui. Monte sur Albinos et rends-toi à La Hutte. Dis à M. Lassève d’atteler Rex au sleigh et de venir ici immédiatement. Il ne pourra pas manquer de me voir. Va, Théo.

Zenon, les bras chargés de bois de chauffage, se dirigeait vers la maison, lorsqu’il aperçut Magdalena montée sur Albinos, qu’il reconnut immédiatement. Il comprit vite qu’il devait y avoir eu un accident. Jetant sa brassée de bois sur le sol, il accourut au-devant de la jeune fille.

— Théo ! s’écria-t-il. Il est arrivé quelque chose… à M. de L’Aigle ?

— Oh ! Mon oncle ! Mon oncle ! sanglota Magdalena tout en sautant par terre. Il est arrivé un terrible accident à M. de L’Aigle ! Séverin et moi nous l’avons trouvé, baignant dans son sang… Il a dû tomber d’un rocher… Vite, mon oncle ! Attelez Rex au sleigh et allez à son secours ! C’est passé le Roc de l’Ancien Testament. Séverin vous attend.

Sans perdre de temps à poser d’inutiles questions, Zenon fit ce qu’on lui demandait de faire et bientôt, le sleigh se dirigeait vers le lieu de l’accident, tandis qu’Albinos était installé provisoirement, dans la remise.

Occupée à préparer pour le blessé, le lit de Zenon (ce lit, on s’en souvient, était tout près de la porte d’entrée) Magdalena entendit un bruit de grelots et au bout de quelques instants, Zenon et Séverin entrèrent dans la maison, portant entr’eux Claude de L’Aigle toujours évanoui.

— Théo, dit Zenon, pendant que nous allons mettre M. de L’Aigle au lit et l’installer le plus confortablement possible, tu vas aller au village chercher le médecin. Dis-lui seulement que nous avons trouvé, au pied d’un rocher, un homme blessé. Va, mon garçon ! Le sleigh est à la porte et je n’ai pas dételé Rex, inutile de te le dire.

Heureusement, le médecin était chez lui et Magdalena put le ramener avec elle, après lui avoir expliqué l’accident qui était arrivé.

— Il a une blessure profonde à la tête, dit-elle, et comme son bras gauche était replié sous lui lorsque nous l’avons trouvé, nous craignons fort qu’il ait le bras cassé.

Voici quel fut le verdict du médecin : congestion cérébrale, causée par une grave blessure à la tête ; de plus fracture du bras gauche. Ça serait long. Le malade resterait inconscient pendant plusieurs jours ; il aurait des crises de délire, des accès de fièvre intense et son état exigeait des soins constants.

À peine le médecin fut-il parti, qu’Eusèbe arriva à La Hutte. Son maître était allé faire une petite promenade à cheval et il n’était pas revenu. Lui, Eusèbe, et tout le personnel de L’Aire avaient été presque fous d’inquiétude. Mais enfin, il avait retrouvé M. Claude.

Le domestique avait fait tout le trajet, de L’Aire à La Hutte, à pieds mais il retourna à cheval sur Albinos. Une chose le consolait dans le malheur qui venait d’arriver : M. Claude était entre bonnes mains, Dieu merci !