Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/09

Éditions Édouard Garand (p. 57-59).

IX

UNE JOYEUSE SURPRISE

Leur excursion à la Rivière-du-Loup leur fit du bien à tous. Magdalena paraissait plus joyeuse ; on eut pu l’entendre chanter dans et autour de La Hutte, tout en vaquant à ses occupations journalières.

La réception si cordiale que leur avait fait cette bonne Mme Fabien les avait impressionnés très favorablement, et même, ils l’avaient invitée à venir leur rendre visite, à la pointe ; Mme Fabien avait accepté. Pas avant l’été, bien sûr ; mais elle irait, durant la prochaine belle saison. On ne l’oublierait pas ; Séverin irait la chercher en voiture, quand le temps en serait venu.

Une chose avait fait grand plaisir à Magdalena : au moment où ils allaient partir, pour retourner à Saint-André, Mme Fabien avait remis à la jeune fille un gros bouquet de fleurs variées.

— Je sais que tu aimes les fleurs, petit, lui avait-elle dit, car je t’ai vu les admirer, dans le jardin.

— Si j’aime les fleurs, Madame ! s’était écriée Magdalena. Et c’est pour moi, pour moi, ce splendide bouquet ?

— Bien sûr, cher enfant.

— Oh ! Comment vous remercier, Mme Fabien !

— Je suis contente de te faire plaisir, Théo, avait répondu la bonne dame. L’année prochaine, par exemple, tu viendras me voir dans le mois de juin ou de juillet ; les fleurs sont dans toute leur splendeur alors, et tu seras à même d’en cueillir autant que tu en voudras.

— Que vous êtes bonne, Mme Fabien ! s’était écriée la jeune fille, en donnant un baiser à la brave femme.

Ces fleurs, inutile de le dire, Magdalena en prit grand soin ; même, pour le voyage de retour, elle céda sa place à son père adoptif, sur le premier siège, préférant le second, afin de pouvoir avoir l’œil à son bouquet.

Ce fut donc au tour de Zenon Lassève de prendre des leçons, en retournant à Saint-André. Il s’y entendait peu lui-même, n’ayant jamais possédé de cheval et n’en ayant conduit que rarement, dans sa vie.

— Dois-je dire mon acte de contrition, à mon tour, mon oncle ? demanda Magdalena, en riant au moment où l’on partait.

— « La prudence est la mère de la sûreté » cita Zenon, riant d’un bon cœur lui aussi.

Arrivée à La Hutte, le premier soin de notre héroïne fut pour ses fleurs. Le lendemain, elle allait les cirer toutes, si possible, elle cirerait aussi les plus belles feuilles. Le bouquet entier fut donc mis dans un grand pot rempli d’eau, qui fut ensuite placé sur la table.

— Quel splendide centre de table, hein, mon oncle ? s’écria-t-elle, lorsqu’ils se fussent attablés pour le souper.

— On ne se prive de rien, à La Hutte, n’est-ce pas, Théo ? répondit Zenon en riant. Mme Fabien t’a fait là un cadeau que tu apprécies fort, je sais, ajouta-t-il, en désignant le centre de table.

— Rien au monde n’ait pu me faire plus plaisir, je vous l’assure !

Le lendemain et les jours suivants, Magdalena fut fort occupée avec ses fleurs, dont elle ne perdit pas une seule. À part cela, elle était aussi à faire des « formes » de croix, de couronnes et d’ancres. Ces formes, préparées à l’avance ainsi, lui permettrait de remplir les commandes plus vite, lorsqu’elle en recevrait, ce qui ne saurait manquer.

Séverin, lorsqu’il avait remis à « Théo, le fleuriste », les vingt dollars qui lui revenaient prix de l’ouvrage fait pour l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup, lui avait dit :

— Tiens, Théo, voici l’argent qui te revient. J’en ai donné un reçu à l’entrepreneur et il m’a demandé si tu serais disposé à prendre d’autres commandes, un peu plus tard.

— Et qu’avez-vous répondu, Séverin ?

— J’ai répondu que j’étais l’agent de « Théo, le fleuriste » et que je pouvais lui assurer (à l’entrepreneur, s’entend) que ses commandes seraient remplies du moment qu’il t’accorderait le temps nécessaire pour un travail aussi délicat.

— Vous avez bien fait, Séverin, et je me tiendrai prêt en conséquence.

Elle avait voulu remettre à Zenon les vingt dollars qu’elle avait gagnés, mais il avait refusé de les prendre.

— Pas la miette, mon garçon, pas la miette ! avait-il répondu. Cet argent est à toi ; garde-le. On ne sait jamais quand tu pourrais en avoir besoin.

Le temps passe vite quand on est occupé, et un jour, Magdalena constata que le mois d’octobre achevait. Le temps était au beau fixe, quoique froid.

Un après-midi, elle alla faire une promenade à pied, accompagnée du fidèle Froufrou. En passant près de l’aile, à laquelle son père adoptif et Séverin étaient à travailler, elle voulut s’approcher, pour leur parler.

— N’approche pas de trop près, Théo ! s’écria Zenon, moitié riant. Tu as promis, tu sais, de ne pas essayer de voir l’intérieur de mon atelier, avant que ce soit complètement fini.

— C’est vrai, mon oncle, répondit-elle, en souriant. Mais, est-ce que vous l’achevez votre construction ?

— Oui, mon garçon. Nous espérons y mettre la dernière main ce soir, demain, le plus tard… J’aurai quelque chose à te proposer au sujet de cette aile, Théo.

— Je prêterai une oreille attentive à votre proposition, je vous le promets et, inutile de vous dire qu’elle est adoptée d’avance, qu’elle qu’elle soit. En attendant, au revoir, mon oncle ! Au revoir, Séverin ! Je m’en vais faire une petite promenade avec Froufrou.

— C’est un beau temps pour marcher, dit Séverin.

— Merci, Théo ; mais ça dépendra de… de l’atelier… Si nous le terminons ce soir, il est plus que probable que je retourne à Saint-André, quitte à revenir demain. Je te reverrai à ton retour, d’ailleurs.

Les deux hommes, occupés à travailler, ne s’aperçurent pas du chemin qu’avait pris Magdalena. Mais soudain, Séverin, ayant levé la tête, s’écria :

M. Lassève, voyez donc où Théo est rendu !

Zenon leva la tête, à son tour. Il ne fut pas très surpris de voir la jeune fille debout sur le Roc de L’ancien Testament ; il ne fut pas étonné non plus de la voir leur tourner le dos et regarder fixement dans la direction du Roc du Nouveau Testament, c’est-à-dire, de L’aire… La demeure de M. de L’Aigle… Et Magdalena la pauvre enfant… Malgré lui, il soupira et Séverin l’entendit.

— Théo regarde du côté de la demeure de M. de L’Aigle, Séverin, annonça-t-il, d’un ton un peu froid.

— Ne l’aimez-vous pas ce M. de L’Aigle ? demanda Séverin.

— Mais, oui ! C’est un charmant type. Il a été parfait pour nous, et je l’estime beaucoup.

— Ah !… Je pensais… murmura tout bas Séverin.

Enfin, Magdalena quitta le rocher et s’en vint vers La Hutte ; les deux hommes l’y attendaient. Zenon, sans en avoir l’air, l’observa, du coin de l’œil, et il crut qu’elle avait pleuré, ce qui eut pour effet de l’attrister.

— Théo, annonça-t-il pourtant, l’atelier est terminé. Il ne reste plus que quelques petits détails ; mais ça ne presse pas, pour le moment.

— Vous avez dû beaucoup travailler, tous deux, vous et Séverin, mon oncle, répondit la jeune fille, pour terminer cette construction si vite ; mais vous devez être contents que ce soit fini.

— Nous n’en sommes pas fâchés, pour te dire le vrai !… Et maintenant, voici ce que j’avais à te proposer : faisons l’inauguration de l’atelier, demain soir.

— Et comment nous y prendrons-nous ? demanda-t-elle gravement.

— D’abord, nous aurons un souper « à tout casser », à six heures juste, puis…

— Un souper ?… Je pourrais faire un bon pâté au poulet, mon oncle ; nous avons du poulet en boîtes et…

— Humm ! fit Séverin, en humectant ses lèvres avec sa langue. Que ça va être bon ! J’en ai déjà mangé de tes pâtés au poulet, tu sais, Théo, et vrai, ça avait goût de revenez-y ! Je suis invité, pour l’inauguration, et, je t’en avertis, je ne manquerai pas d’y être.

— Je ne doute pas que vous soyez invité, Séverin, et vous avez bien gagné de l’être aussi ! Si mon oncle a un bel atelier aujourd’hui, c’est grâce, un peu, beaucoup, à l’aide que vous lui avez donné, j’en suis sûre.

— C’est entendu, alors, hein, Théo ? demanda Zenon.

— Certainement, mon oncle !

— Fort bien !… À six heures moins le quart, demain soir, tu nous joueras quelque chose de gai, sur le piano, comme manière d’introduction, ou d’ouverture, puis nous ouvrirons la porte de l’atelier, afin de te procurer l’occasion d’admirer notre ouvrage, ou plutôt, notre chef-d’œuvre ; ensuite, nous souperons. N’est-ce pas que c’est un joli programme, Théo ?

— Oui. C’est un joli programme, et je vous félicite de l’avoir organisé !

La préparation du souper ne fut pas laissée à Magdalena seule, car, tandis que Zenon plantait les derniers clous, dans son atelier, Séverin pelait les patates, battait les œufs, et se rendait utile de diverses manières. De plus, le brave garçon avait apporté, de Saint-André, ce matin-là, une chopine de crème, qu’il avait promis de fouetter lui-même ; cette crème fouettée accompagnée de petits gâteaux, dont la jeune fille avait le secret, ce serait un dessert si succulent que l’eau en venait à la bouche de Séverin, rien que d’y penser.

Six heures moins le quart…

Le programme, tracé, la veille, par Zenon, serait suivit à la lettre.

Comme il avait été convenu, Magdalena se mit au piano et joua une marche entraînante, dont Zenon et Séverin, sans même s’en rendre compte, battaient la mesure sur le plancher avec leurs pieds.

Six heures moins cinq minutes…

Magdalena s’avança près de la porte de la nouvelle aile, en compagnie des deux hommes, et Zenon lui remit une petite clef.

— Oh ! La belle clef d’or ! s’écria-t-elle.

Elle est en cuivre, mais polie au point de ressembler à de l’or. C’est à toi que revient l’honneur d’ouvrir la porte, Théo, répondit Zenon.

Elle mit la clef dans la serrure… et la porte s’ouvrit…

Une exclamation d’étonnement et de joie s’échappa de ses lèvres, car, au lieu de l’atelier qu’elle s’était attendue à voir, elle venait de découvrir que la nouvelle aile était une coquette chambre à coucher. Le lit, fixe, était recouvert de draps bien blancs et de couvertures ; d’oreillers, encaissées dans des taies d’oreillers aux fines broderies, et qui avaient appartenu à cette pauvre Mme Rocques. Un petit chiffonnier servait de support à un set à toilette, acheté avec les économies de Séverin. En face du lit était un foyer fait de cailloux de différentes couleurs formes et grosseurs, cimentées ensemble. Le foyer était grand, et on pouvait y faire une bonne flambée ; pour le moment, un feu clair y brûlait. Au dessus du foyer et allant jusqu’au plafond étaient des tablettes contenant des livres ; la modeste bibliothèque de Mme Rocques. Les murs et le plafond étaient peinturés de blanc, ce qui faisait que la pièce, quoique toute petite, paraissait assez grande. Deux larges fenêtres laissaient pénétrer l’air et le soleil ; mais, ce soir, la chambre était éclairée au moyen d’une lampe sous un dôme en porcelaine, suspendue au plafond.

— Mon oncle !… Séverin !… C’est tout ce que put dire Magdalena.

Comment aimes-tu mon atelier, Théo, hein ? demanda Zenon dont la voix tremblait légèrement, car il se sentait très ému de l’émotion et la joie de sa fille adoptive.

— C’est la plus grande et la plus belle surprise que j’aie eu de ma vie !…

— J’aurais bien voulu que ce soit prêt pour l’anniversaire de ta naissance, c’est-à-dire au commencement de ce mois, tu sais, Théo ; mais je m’y suis pris trop tard.

— Maintenant, tu comprends pourquoi nous tenions à garder le secret, n’est-ce pas ? fit Séverin, qui, assurément, n’était pas beaucoup moins ému que Zenon.

— Oui, je le comprends… Mais, comment vous remercier…

— Puisses-tu passer des heures agréables dans ta nouvelle chambre, Théo, dit Séverin et n’y faire que des rêves d’or !

Magdalena pleurait franchement. Elle entourait de ses bras le cou de ses deux amis.

— Braves cœurs ! pleurait-elle. Elle est si jolie, si coquette cette chambre à coucher !… Puis, les couvertures du lit ; les taies d’oreillers, les livres… Je sais d’où viennent toutes ces belles choses, Séverin ! Merci, à tous deux ! Oh ! des milliers de fois merci !

Ce fut donc un grand succès que l’inauguration de la nouvelle aile, car le repas fut jugé excellent.

Après le souper, les deux hommes donnèrent congé à Magdalena, et c’est eux qui lavèrent la vaisselle, balayèrent le plancher, et remirent tout à l’ordre, car ils savaient bien que la jeune fille aimerait à se faire, tout de suite, une petite installation dans sa chambre à coucher.

Enfin, tous trois s’assirent autour de la table et Zenon se mit à mêler un jeu de cartes, car on se disposait à jouer à la bataille ensemble. Mais voilà que Séverin, au lieu de « couper », lorsque Zenon lui présenta les cartes, fit un geste de refus et dit :

— Tout à l’heure, M. Lassève, voulez-vous ?… Mes amis, ajouta-t-il, veuillez m’écouter pendant quelques instants… J’ai quelque chose à vous dire… ou plutôt, à vous proposer.

— Nous vous écoutons, Séverin, répondit Zenon Lassève.