Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/10

Éditions Édouard Garand (p. 59-61).

X

ATTRISTANTE PERSPECTIVE

Nous allons dire, en quelques mots, ce que Séverin avait à proposer : c’était qu’on l’admit à La Hutte, pour y passer l’hiver ; pour y passer peut-être même le reste de ses jours.

Depuis la mort de sa mère, il avait quitté la maison qu’ils avaient habitée ensemble, puis il avait loué deux pièces, chez des gens du nom de Charmeuse. L’une de ces pièces lui servait d’atelier ; l’autre, de chambre à coucher. Quant à ses repas, il les prenait chez les Charmeuse, gens qui ne lui étaient aucunement sympathiques.

À La Hutte… eh ! bien, ce serait l’idéal. Lui et Zenon travailleraient ensemble. Leur métiers se complétaient l’un l’autre : Zenon étant bon menuisier, Séverin étant sculpteur de bois ; à deux, ils pourraient gagner gros, du moins, durant les mois d’hiver, quitte à reprendre la pêche, lorsqu’arriverait l’été, s’ils le désiraient. Mais, le point le plus important dans tout cela, c’était la réelle amitié qui liait les deux hommes et leur profonde affection, à tous deux, pour Théo… qui le leur rendait bien.

— Topez là, Séverin ! s’écria Zenon.

— Cher bon Séverin ! s’exclama Magdalena, entourant de ses bras le cou du brave garçon. Rien ne nous sera plus agréable que de vous avoir avec nous toujours ! N’est-ce pas mon oncle ?

— À partir de ce moment, vous êtes de la famille, Séverin, dit Zenon. Aussitôt que vous le pourrez, arrivez-nous pour tout de bon.

— Et que ce soit bientôt ! fit Magdalena. Entendez-vous, Séverin ?

— Mes amis… Mes bons amis… balbutia Séverin, puis il s’essuya les yeux avec son mouchoir. Satanée pipe ! ajouta-t-il ; elle m’envoie toujours de la fumée dans les yeux !

Zenon et Magdalena sourirent ; eux aussi avaient les paupières humides.

— Si vous le voulez, M. Lassève, proposa Séverin, nous nous installerons une petite boutique dans votre remise. Il n’y aurait qu’à faire une cloison puis nous pourrons chauffer cette boutique avec un poêle à l’huile ; j’en ai un, à la maison, qui chauffe comme un engin.

— Vous pourrez travailler dans la maison, tous deux, Séverin, dit Magdalena. Vous aurez plus chaud et…

— Oui, je sais, Théo… Mais pour les gros ouvrages, puis le vernissage, une boutique à part vaudrait infiniment mieux.

— Nous ferons la cloison ; ce sera une affaire de rien d’ailleurs.

— Oui. À nous deux, M. Lassève, ça ira vite.

— Nous nous mettrons à l’œuvre, quand vous le désirerez, Séverin.

— Quant à la question d’un cheval, reprit Severin, inutile de dire qu’elle se trouve toute réglée, n’est-ce pas ?

— Rex… murmura Magdalena.

— Mais, oui, Théo, Rex ! Et c’est lui qui va être tout fier, quand, je le conduirai ici et que nous l’installerons dans sa maison neuve… je veux dire l’écurie confortable que vous avez construite, M. Lassève, ajouta-t-il.

— Pensez-y, mon garçon, si nous allons en avoir un beau cheval, hein ! fit Zenon, en riant et s’adressant à la jeune fille. Moi qui n’avais rêvé rien de mieux qu’un simple cheval de travail… pas cher…

— Quant au foin et à l’avoine, continua Séverin, je n’aurai qu’à en faire transporter de ma grange, sur ma terre. Il y en a en quantité, vous le pensez bien ! Je ferai charroyer aussi du bois, de ma terre à bois, pour l’hiver ; il y en a de coupé…

— J’en ai du bois, vous savez, Séverin.

— Oui, je sais, fit-il avec un sourire amusé. Mais, vous n’avez pas d’idée de ce que sont nos hivers ; il vaut mieux y être préparé. Le bois, voyez-vous, ça passe comme de la paille, durant les grands froids.

— Et vous viendrez bientôt vous installer ici, Séverin ? demanda Magdalena. Cette semaine peut-être ?

— Je le voudrais bien, cher enfant ; mais il va falloir attendre que le grand pont soit construit, avant que je puisse déménager… Non que j’aie grand’chose à déménager ; seulement, il y a le pupitre qui appartenait à ma mère, et la chaise qui va avec…

— Oh ! je m’en souviens de ce pupitre ! s’écria la jeune fille. Cette bonne Mme Rocques en était si fière, parce que c’était vous qui l’aviez fait. C’est un meuble si coquet, si beau !

— Le pupitre contient des casiers, des tiroirs, et une grande place pour écrire. C’est un meuble auquel je tiens fort, à cause de l’attachement qu’y avait ma mère. Puis il y a un fauteuil, et aussi une chaise berceuse, qui trouvera facilement place dans la chambre à coucher de Théo.

— Il y a place, dans La Hutte pour toutes choses auxquelles vous tenez, Séverin, croyez-le, dit Zenon.

— Merci, M. Lassève ; mais c’est à peu près tout… excepté la lingerie : draps de lits, taies d’oreillers, serviettes, couvre-pieds, et choses de ce genre, puis un tout petit service à thé en véritable porcelaine, auquel ma mère tenait beaucoup… Et c’est tout.

— En fin de compte, fit Zenon en souriant, c’est vous qui nous faites une faveur, et une grande, en venant demeurer avec nous !

— C’est vrai, dit Magdalena, La Hutte va devenir une maison si bien montée, que nous allons être obligés d’en changer le nom.

— Maintenant, parlons du pont ; il va falloir nous y mettre bientôt.

— Nous nous y mettrons dès demain, si vous le désirez, M. Lassève.

— Je suis de votre avis, Séverin. Le plus tôt nous nous y mettrons, le plus tôt il sera prêt…

— Et le plus tôt Séverin s’en viendra s’installer ici, acheva Magdalena.

— Nous commencerons donc demain, décida Zenon.

Malgré toute la diligence qu’ils y mirent cependant, ce n’est qu’à la fin du mois de novembre que le pont fut terminé et que Séverin put déménager et s’installer, pour toujours, tous l’espéraient, à La Hutte. Rex fut installé dans sa « maison neuve » ; l’express, la cariole et le sleigh furent rangés dans la remise ; la grange regorgeait de foin et d’avoine ; la cloison, séparant la remise de la boutique, était faite ; le pupitre et autres meubles ; la lingerie, la vaisselle étaient à leur place dans La Hutte, et nos amis étaient heureux.

Mais lorsque, dans le mois de décembre, Séverin annonça qu’il irait passer le temps des « fêtes » à Lévis, chez sa tante Lefranc, la seule sœur de sa mère, Zenon et Magdalena se sentirent tout attristés.

— Pourquoi ne m’accompagnez-vous pas ? demanda Séverin.

— Impossible ! s’écria Zenon.

— Vous êtes invités, tous deux, vous savez ! Tiens, Théo, lis donc tout haut cette page de la lettre de ma tante.

Magdalena lut ce qui suit :

« Tu me parles sans cesse de M. Lassève et du jeune Théo, son neveu, chez qui tu demeures maintenant, cher Séverin, et je suis bien contente de savoir que tu as de si bons amis. Rien ne nous ferait plus plaisir, à tous, ici, que s’ils voulaient t’accompagner, lorsque tu viendras passer les fêtes avec nous. Invite donc M. Lassève et son neveu, de ma part et de la part de toute la famille. M. Lassève s’entendra bien avec ton oncle, j’en suis sûre ; quant à Théo, il y a assez de jeunesses ici pour qu’il ne s’ennuie pas. La maison est grande ; il y a place pour trois amis, crois-le. Si tu m’écris qu’ils t’accompagneront, j’en serai fort heureuse… nous le serons tous. »

— Quelle aimable dame que Mme Lefranc ! s’écria Zenon, lorsque Magdalena eut lu ce passage de la lettre de la tante de Séverin.

— N’est-ce pas, mon oncle que c’est bien gentil de sa part de nous inviter ainsi ?

— Gentil ? Tu as dit, Théo !

— C’est sincère, voyez-vous, fit Séverin. Vous feriez mieux de vous décider à venir à Lévis avec moi, vous et Théo, M. Lassève.

— Et qui prendrait soin de Rex, durant notre absence, Séverin ?

— Rex ?… Eh ! bien, Rex, nous le mettrons en pension quelque part.

— En pension ? Non ! Non ! Nous en serions inquiets ; vous le premier, Séverin. Cependant, si Théo aime à vous accompagner et vous tenez à l’emmener, je lui donne permission de partir.

Magdalena eut aimé infiniment aller à Lévis ; cela lui aurait procuré la chance aussi de visiter la ville de Québec, dont elle avait tant lu, tant entendu parler ; mais elle ne pouvait pas laisser son père adoptif seul, surtout durant le temps des « fêtes ».

Séverin, malgré le plaisir qu’il aurait eu à emmener « Théo » avec lui, comprit bien le sentiment auquel il obéissait, en refusant de l’accompagner et il n’insista pas.

— Une autre fois, dit Magdalena. L’année prochaine peut-être, n’est-ce pas, mon oncle ?

— Peut-être… Dans tous les cas, nous sommes fort reconnaissants envers Mme Lefranc pour sa gracieuse invitation, Séverin. Vous le lui direz, s’il vous plaît.

— Vous allez partir l’avant-veille de Noël, avez-vous dit, Séverin ? demanda Magdalena ? Mais, quand reviendrez-vous ?

— Le surlendemain des Rois, sans y manquer, mon garçon.

Il partit donc, le 23 décembre. Zenon et Magdalena allèrent le mener en cariole, jusqu’à la Rivière-du-Loup, ne revenant à la Pointe Saint-André que le lendemain, après le départ du train.

Magdalena ne put s’empêcher de soupirer, lorsqu’ils furent de retour à La Hutte. Ils seraient bien seuls, bien isolés, elle et son père adoptif, durant cette époque de réjouissance dans les familles, et attristante était la perspective de ce temps des « fêtes » sur la Pointe Saint-André !