Le mystère des Mille-Îles/Partie II, Chapitre 8

Éditions Édouard Garand (p. 26-27).

— VIII —


Le naturel reprit bientôt le dessus chez Hughes, qui songea à se trouver un endroit où passer la nuit.

Puisque le château s’élevait à deux pas et qu’il était inhabité, pourquoi ne pas profiter de son hospitalité ?

La chanteuse s’y trouvait peut-être sous la forme d’une femme bien en chair ou d’un fantôme. Mais elle serait seulement une compagne charmante !

Le jeune homme pénétra donc de nouveau dans la maison et il alla se coucher dans une des magnifiques chambres, où il goûta un repos bien gagné.

Au matin, il était tout à fait remis et, après un déjeuner sommaire, dont les éléments venaient des provisions de l’hydroplane, heureusement abondantes, il explora avec soin les moindres parties de l’île.

Cette inspection ne révéla rien d’extraordinaire. Cependant, il fit une découverte qui pouvait donner à penser.

Dans une espèce de rade, était attachée une barque dont on s’était évidemment servi depuis peu. Mais, aucune trace de son propriétaire ne subsistait.

Comment avait-elle été amenée à l’île et quel chemin avait pris son pilote ?

Hughes s’arrêta peu à ces questions, car, plus la journée s’avançait, plus la pensée de la chanteuse fugitive accaparait son esprit.

La reverrait-il ? Il l’espérait avec ferveur, car il était étrangement attiré par le charme de l’inconnue.

Au crépuscule, tout en se raillant de sa naïveté, il tendait l’oreille pour entendre de nouveau le chant de la veille.

De nouveau, les mêmes sons s’élevèrent dans le couchant et, s’étant avancé, Hughes aperçut la même apparition éblouissante.

Une sorte de frénésie s’empara du jeune homme. Cette femme, il fallait qu’il la vit de plus près, qu’il lui parlât. En même temps, il craignait d’assister encore à une disparition mystérieuse.

C’est pourquoi, sans trop réfléchir, il s’élança sur la terrasse où se trouvait la chanteuse blanche et il apparut brusquement devant celle-ci.

Elle poussa un petit cri d’effroi et le regarda avec des yeux où se lisait un peu d’effarement, mais ne parut pas autrement étonnée.

Le premier moment de surprise passé, elle sourit au jeune homme, qui, abasourdi par sa propre audace, bredouillait :

— Madame, qui que vous soyez, femme ou fantôme, ne disparaissez pas tout de suite. Laissez-moi vous contempler, ne fût-ce qu’une minute.

Ces paroles naïves la firent sourire de plus en plus. Elle répondit :

— Mais, monsieur, quoi que vous soyez, gentilhomme ou bandit, où prenez-vous qu’une femme, ou un fantôme, obéisse à un tel ordre d’un inconnu ?

Hughes reprit ses sens et put poursuivre la conversation sur le ton enjoué qu’avait adopté la femme mystérieuse.

— Ce n’est pas un ordre, dit-il, tout au plus une prière.

— Et pourquoi l’exaucerai-je ?

— Parce qu’avec votre beauté, vous ne pouvez avoir un cœur dur : il est certainement compatissant à ceux que la flamme de votre regard a blessés.


— … percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle…


— Oui, il m’a suffi de vous apercevoir furtivement pour que votre charme agisse sur moi. Tout de suite, j’ai distingué ce qui, en vous, diffère tellement des autres femmes, à tel point que vous semblez formée d’une autre matière qu’elles. Et c’est pourquoi, incapable de vous situer parmi les vivantes que je connais, je vous ai cru un fantôme, renvoyé de l’autre monde sur cette terre par une bonne Providence désireuse de révéler à notre monde si laid un peu des splendeurs de la seconde vie. Mais vous êtes venue dans un coin absolument solitaire et il m’était réservé, à moi, l’homme-oiseau, comme on m’appelle, de contempler cette apparition merveilleuse, peut-être en récompense des efforts que je fais pour explorer le firmament !

« Ne partez pas encore ! Permettez-moi de vous dire tout ce que vous avez mis en moi ; ce sera peut-être la seule fois.

« Mon cœur n’avait encore jamais vibré. Ah ! croyez-moi ! Aucune femme ne l’avait jamais ému : il attendait sans doute un être exceptionnellement digne de son affection.

« Il l’a rencontré enfin. Je l’ai senti quand je vous ai vue, blanche et blonde dans le couchant ; immatérielle, dans l’or du crépuscule. Votre silhouette se détachait sur un fond de décor, fait de rochers, de fleurs et de nappes d’eau. Vous étiez la souveraine de ce manoir somptueux, la fée de cette île enchantée.

« Je vous ai donné mon cœur, à cet instant même, sans discussion. Et ce don est irrévocable. Jamais je ne pourrai me reprendre. C’est pourquoi, ce soir, je sentais la nécessité de venir me mettre à vos pieds, comme votre humble esclave.

« Femme ? Oh ! oui, vous l’êtes et en vous se concentrent toutes les grâces de la femme… Je vous aime désespérément.

« Mais, je ne me fais pas d’illusion. Indigne de votre faveur, je ne laisserai rien dans votre vie et je ne garderai de vous qu’un souvenir, suffisant à alimenter ma passion, pour toujours.

« Je conserverai, au fond de mon regard, une vision d’amour. Ajoutez-y, de grâce, un nom : dites-moi comment vous appeler dans mes rêves solitaires ? »

La jeune femme avait laissé débiter ce morceau passionné sans proférer un son. Le sourire avait disparu de sa figure, pour faire place, d’abord à un étonnement joyeux, puis à une expression extasiée.

Quand Hughes se tut, elle prononça très bas :

— Je ne puis vous dire mon nom. Mais je vous remercie de me donner votre amour. Et maintenant, partez, ne restez pas : je vous ai déjà trop écouté.

— Ne vous reverrai-je pas ? implora le jeune homme.

— Oui, demain, à la même heure, ici.

— En attendant, exaucez ma prière. Sans me dire tout votre nom, dites quel prénom je dois donner à mon rêve.

— Si vous partez tout de suite…

— Je pars…

— Eh bien, appelez-moi Renée !