Éditions Édouard Garand (p. 9-11).

III


Les jours succédaient aux jours, mornes et ternes. La vie reprenait ses droits. Elle se manifestait partout, au long des demeures, dans les quelques platebandes de gazon qui y poussaient, dans les rues, dans les arbres qui bourgeonnaient, se couvraient de feuilles.

Les affaires continuaient. Les gens allaient par les rues, comme si rien n’était arrivé.

Chaque être se croit intérieurement le nombril de l’univers. Il ne peut croire, à chaque joie qu’il lui arrive, qu’il y ait des malheureux, comme il ne peut croire lorsque le malheur s’abat sur lui que d’autres êtres puissent être heureux.

Cette constatation, Julien la fît. Son malheur, personne n’y pensait plus. Les premiers jours, ses confrères lui offraient encore quelques marques de condoléances ; les semaines ne s’étaient pas écoulées que déjà personne ne pensait plus, que, dans sa vie, une heure avait sonné, terrible, où tout ce qui faisait le charme et la beauté de l’existence avait dû sombrer.

Les beaux jours de juin avaient remplacé les jours pluvieux de mai. Dans la campagne, aux alentours de sa ville, où maintes fois, il allait faire une promenade, puisant dans la bonne fatigue physique l’oubli bienfaisant, les pommiers se couvraient de fleurs, de même que les cerisiers et les senelliers, et, le soir, quand il rentrait, après avoir marché plusieurs milles il montait de toute la nature rajeunie une exhalaison grisante de parfums subtiles. Tout chantait la vie, le renouveau, la joie des perpétuels recommencements.

De son cœur aussi, Julien sentait monter jusqu’à son cerveau comme un vertige, la jeunesse comprimée. Mais les battements de son cœur il les étouffait. Jamais il ne connaîtra la douceur des épanchements si doux d’un sexe à l’autre. Jamais une femme n’aura une parcelle, si petite soit-elle, de ses pensées, à moins que le culte qu’il lui vouât ne fut un culte de haine ! Misogyne, il l’était devenu comme il était devenu misanthrope. Il vivait seul, replié sur lui-même, rongé par une fièvre intérieure toujours latente et qui se communiquait dans son regard.

Couché tôt, il se levait à bonne heure, souvent avant l’aube. Il partait alors, et sur la Terrasse qu’aucun visiteur, à cette heure matinale ne lui rendait odieuse, il se promenait, regardant Lévis se dresser dans l’aurore et les reflets du soleil montant se jouer sur l’eau verte du St-Laurent. Il s’accoudait à la balustrade et demeurait longtemps plongé dans une sorte de torpeur à regarder, sous lui, la Basse-Ville s’éveiller lentement. Les traversiers amenaient leurs contingents de travailleurs ou des maraîchers, qui, leur charge pleine, allaient offrir sur le marché, les primeurs de leurs couches chaudes.

Les heures à l’horloge du bureau de poste évoluaient lentement. Vers huit heures, quand la ville remuée tout à fait commençait d’être grouillante, quand il se sentait grisé d’air pur et de solitude, il retournait chez lui, déjeuner, compléter sa toilette avant de se rendre au bureau attendre sa clientèle.

Une journée, il eut peur. La neurasthénie le guettait. Il s’en rendit compte à l’espèce d’énervement où le plongeait ses discussions avec les clients, ses confrères, ou le juge. Il mit la clef dans la porte de son bureau et le ferma délibérément jusqu’au jour où il se sentirait mieux. Bien que ne tenant guère à la vie, il ne voulait pas être malade. Il avait assez d’endurer la souffrance morale qui malgré lui le tenaillait encore sans s’exposer à vivre, perclus, ou sous l’empire de quelques maladies. D’ailleurs que lui importait son bureau d’avocat ? D’ambition, il n’en avait aucune. Il possédait des revenus, qui sans être très élevés lui assuraient une aisance raisonnable. Il n’avait personne à plaire. Le monde ne l’intéressait pas. Il décida donc d’abandonner le Droit du moins pour un temps, et de se laisser vivoter au fil des jours, tuant le temps jusqu’au moment où le temps le tuera à son tour.

Il tomba dans une misanthropie plus aiguë et plus noire que jamais. Il ne voulut voir personne sauf le ménage Chantal chez qui il continua les visites d’antan.

Elles n’étaient plus empreintes de la même gaieté. Il s’asseyait dans un coin et ne parlait presque pas. Mais la présence de ses amis lui étaient un baume. Là, il se sentait moins seul, moins isolé parce qu’ils savaient que ceux-ci l’aimaient, avec désintéressement et que, sur terre, c’étaient peut-être les seuls à lui témoigner un peu d’affection.

Il n’avait pas encore pénétré dans la chambre du défunt, chambre confortable et longue, moitié cabinet de travail, moitié chambre à coucher. La tentation lui en était venu bien des soirs, mais il considérait que c’était le viol d’un sanctuaire qu’il aurait accompli.

Chaque fois qu’il passait devant la porte, il se sentait attiré d’instinct vers le mystère que lui révélerait peut-être l’étude des papiers. Le mort était encore trop vivant…

Les affaires de la succession, pourtant pas compliquées, le forcèrent un soir à l’invasion qui le tentait. Il pénétra dans la chambre, ouvrit quelques tiroirs, regarda différents papiers, trouva ceux qu’ils cherchaient et d’autres qui lui aidèrent à reconstituer dans son entier l’idylle dont le dénouement était digne d’un roman feuilleton.

Cette nuit-là s’écoula à la lecture de lettres, lettres de femmes, charmeresses, à l’écriture qu’il connaissait bien, un peu carrée mais sans fermeté : il retrouva des photos qui lui aideront à découvrir l’identité de la « meurtrière ». C’est ainsi que mentalement il nommait la jeune fille qui incarna en elle les rêves tardifs d’amour de Paul Daury.

Durant cette soirée et cette nuit passées à la lecture de ces lettres et à la contemplation de la jeune fille dans les différentes poses que les portraits de Kodak avaient immortalisées, il fut la proie d’un sentiment étrange et complexe. Sa personnalité l’abandonna. Il se dédoubla. Il devint un autre, l’autre, le disparu. Il pensa avec son cerveau, il vibra avec son cœur.

Les lettres, sur papier saumon, il les lut toutes depuis les premières, banales, jusqu’à celles qui précédèrent les dernières, celles-là chaudes, pleines d’amour : et au fur et à mesure, il s’imbibait des sentiments exprimés. Il avait mis les portraits devant lui et se surprenait à les considérer avec douceur. C’est qu’elle était jolie, assez grande, d’une taille dont la souplesse et l’élégance se devinaient malgré l’immobilité des poses. Et elle avait des yeux qui ensorcelaient, des yeux larges, aux cils longs, rêveurs, magnétiques et troublants. Il comprit la passion de son père pour cette Adèle. Elle s’appelait Adèle, c’est tout ce qu’il put savoir. Les lettres n’étaient signées que de ce prénom ; les dernières : « ton Adèle qui t’adore ».

Et à les lire, la passion d’amour le gagnait. Il vivait un rêve éveillé, un rêve étrange. Il n’était plus lui. Et l’amour le pénétrait à son insu, au fur et à mesure que la lecture avançait.

Deux semaines avant le matin fatal, elle lui avait écrit : « Oui Paul, je vous aime, vous n’en doutez pas ». Elle lui disait qu’elle pensait à lui, toujours, que jamais elle ne l’oublierait. Et dans la lettre suivante, la dernière lettre d’amour, il lut cette phrase : « Je vous laisse avec la plus grande espérance qu’il est possible à un homme d’avoir sur terre ». Puis c’était des mots empreints de froideur, puis sans transition, sans explication aucune, elle cessa de donner signe de vie. Les lettres de l’homme revenaient non décachetées.

L’amour que Julien commençait à ressentir fit place à la haine ; la même haine passionnée l’envahit comme au soir du jour douloureux. Il décacheta les enveloppes. Il vit l’orgueil foulé aux pieds. Il vit des larmes qui faisaient des ronds sur le papier.

Et là, debout, regardant devant lui, il brandit le poing vers un ennemi imaginaire, et ses yeux, mauvais, durs, presque cruels fouillaient devant lui comme pour chercher quelqu’un d’invisible et qu’il ne trouvait pas. Il ramassa les portraits, les examina longuement pour graver dans sa tête les traits abhorrés, réunit les lettres dans un paquet, les jeta dans la cheminée et y mit le feu.

Elles crépitèrent quelques instants. Une flamme joyeuse s’en éleva qui s’éteignit bientôt misérablement. Il ne resta plus que des débris noircis, des cendres presque impalpables et qui constituaient le symbole de ce qui avait existé.

Et de ce jour, sa haine de l’humanité devint plus grande. Le sourire sur ses lèvres mourut pour ne plus renaître. Ce qu’il y avait de bon en lui s’atténua pour faire place à une dureté de cœur impénétrable. Les traits devinrent plus impassibles.