Éditions Édouard Garand (p. 11-16).

IV


Comme mai avait passé, juin passa. La chaleur commença de se répandre sur la ville, et, en même temps, comme une nuée de barbares, les touristes étrangers envahirent Québec. Les citadins avaient fui vers les campagnes environnantes ou les plages qui s’échelonnent chaque côté du grand fleuve jusqu’à Gaspé.

Québec perdait de son air coutumier. Dans les rues, des femmes, vêtues de knikerbocker tendaient par leur démarche et leur costume masculin à faire oublier le charme de leur sexe. La Terrasse n’était plus que le rendez-vous de Yankees de tous genres dont le costume débraillé au suprême semblait le complément indispensable du voyage.

Julien s’ennuyait. Il n’osait sortir et la chaleur du jour engouffrée dans la maison rendait plus pénible le sommeil de la nuit.

Depuis deux jours, les Chantal étaient partis en vacances, aux Éboulements, place de plus en plus en vogue et où se trouvent réunies les beautés naturelles les plus grandioses ; la mer, la forêt et la montagne.

Ce matin-là Julien avait reçu une lettre de Paul. Il lui contait que son séjour à la campagne le reposait et le rajeunissait et terminait en invitant son ami à venir passer quelques semaines avec eux.

Ce ne fut pas long.

L’après-midi même, les bagages de Julien Daury étaient prêts, et Tante Marie installée dans la maison.

À trois heures, un taxi stationna devant la porte.

Julien le vit arriver de la fenêtre où il surveillait la rue ; il sortit aussitôt, confia ses bagages au chauffeur, ouvrit lui-même la porte, s’installa confortablement sur la banquette de cuir brun, alluma un cigare et laissa sa pensée se perdre dans le rêve.

Il s’aperçut que ce voyage lui faisait déjà du bien, rien que par le changement d’idées qu’il occasionnait.

— Où dois-je vous conduire ? demanda le chauffeur.

— Gare Parent.

La pensée de s’évader, pour un temps, de la ville, lui causa un réel plaisir. Il trouvait Québec dépoétisé, banal.

La journée était suave.

Le soleil, un soleil doré de juillet, baignait les êtres et les choses dans une lumière vermeille.

L’auto s’engagea dans la Côte du Palais, et arriva bientôt devant une bâtisse en briques rouges qualifiée pompeusement du nom de gare et qui ressemble plutôt à une usine délabrée.

Julien descendit, paya la course, et acheta son billet.

Le train était en gare. Des voyageurs et des voyageuses suivis des garçons qui portaient les paquets, s’y engouffraient. Il y en avait de toutes sortes ; des cultivateurs venus à Québec pour régler quelque affaire ; des villégiateurs en partance, qui, pour la Malbaie, qui, pour St-Irénée, qui, pour les Éboulements ; des touristes américains à qui l’on avait vanté les beautés de ce pays où les montagnes se mirent dans le fleuve large comme une mer. Il y avait des vieux, des jeunes ; de vieilles anglaises sèches et prétentieuses ; des riches allant occuper pour quelques mois des cottages somptueux comme des résidences de ville, des employés de bureau ou de modestes commis, se payant dans les divers hôtels, une courte vacance.

Les costumes assortis mêlaient leurs couleurs variées, celles claires et chatoyantes des toilettes de femmes à celles plus sévères et plus sombres des habits d’hommes. Lorsque l’horloge marqua quatre heures et vingt-cinq, Julien pénétra à son tour dans le train, traversa une couple de parloirs et finalement se dirigea vers le wagon 76 où on lui avait réservé le fauteuil No 5. Il y installa ses bagages, un porte-manteau et une sacoche à main et continua jusqu’à l’observatoire en arrière du fumoir. Un siège était vacant.

Il s’y installa.

Le train, lentement, démarra.

Julien alluma un autre cigare et se replia en lui-même, insensible à la beauté des paysages qui s’étendaient devant lui, en s’éloignant sans cesse un peu plus.

Il arriva à St-Joachim sans songer à rien. Il ne pensait pas. Il ne rêvait pas. Il était enseveli dans une espèce de torpeur, un nirvanah sentimental.

Le train demeura quelques minutes en gare, le temps de changer de locomotive, et reprit sa course.

La scène varia. Une fois les caps franchis, il glissa le long des rails au bord, tout au bord du grand fleuve. D’un côté, la montagne taillée à pic avec des massifs de roches qui surplombaient, menaçants, de l’autre, l’eau verte, bleue, violacée où le soleil en s’y jouant déposait çà et là des paillettes d’argent.

Parfois un paquebot ou une goélette donnait une vie plus intense au panorama. Cela lui rappela un peu la Méditerranée où il était allé, deux années auparavant.

Fatigué de contempler ces beautés, et en proie comme chaque fois qu’il se trouvait devant le Beau à une sensation mal définie de souffrance morale, il quitta son poste d’observation et alla s’installer au buffet.

Quelques personnes étaient attablées. Deux américaines, quelques jeunes gens et à la table qui précédait la sienne, lui faisant face, une jeune fille, très jolie, et dégageant de toute sa personne une magie de charmes et de séduction fascinante.

Le maître d’hôtel, obséquieux, élancé, sec, le buste plié en deux et le bras disposé en angle droit, présenta au voyageur une feuille et un crayon.

Julien s’absorba quelques instants dans la composition de son dîner. Quand il eut fini, en levant les yeux, il rencontra, braqués sur les siens, ceux de la jeune fille.

Il l’examina avec soin, la détaillant toute entière. Les grands yeux de velours soutinrent l’inspection sans broncher.

Une commotion dans tout son être fit frissonner le jeune homme.

C’était elle !

Il n’y avait pas moyen d’en douter. Il la reconnaissait et, phénomène assez bizarre, il se sentit attirer vers elle. Il y avait comme une affinité mystique entre eux. Ses yeux d’abord durs comme l’acier s’adoucirent graduellement… mais bientôt, ils redevinrent fixes. Il y avait comme une petite flamme rouge qui les animaient et qui fit frémir la jeune fille.

Elle baissa la vue.

— « Quelle coïncidence étrange ! pensa Julien. Si j’avais lu cela dans un roman, j’en aurais ri ». Et aussitôt, il décida de descendre où elle descendrait, d’abdiquer sa personnalité pour quelques temps, de faire payer à celle qu’il appelait toujours « la meurtrière » chacune des larmes qu’il avait versées et, qu’avant lui, son père avait versées. Le garçon apporta les plats sur la table, ainsi que la bouteille de vin. Julien se versa une rasade qu’il avala d’un trait et tout en surveillant son ennemi, il fit honneur au souper.

Le conducteur venait de passer, annonçant Baie St. Paul. La jeune fille s’était levée. Julien la suivit. Elle s’installa dans l’un des chars-parloirs. Le fauteuil voisin était vide. Il s’y assit. Il remarqua que sa démarche était élégante et qu’elle avait une taille superbe. Elle était vêtue d’un léger costume gris en jersey.

Une écharpe mauve et un petit chapeau de la même nuance complétaient sa toilette.

À la Baie St. Paul, elle demeura assise à son siège sans bouger.

Julien respira d’aise, et se tournant vers elle, toujours impassible, il lui demanda de sa voix métallique dont la tonalité glaçait :

— Sommes-nous loin des Éboulements, Mademoiselle ?

— C’est la station suivante. Est-ce là que vous allez ?

— Oui.

— Moi aussi, fit-elle avec un sourire, qui le troubla. Mais il se raidit et commanda à son cœur de n’éprouver aucune émotion.

— Les Éboulements, cria le conducteur. Le jeune homme alla chercher ses bagages qu’il transporta sur le marchepied.

Le train stoppa.

Il en descendit, aperçut Paul, lui serra la main, et de suite lui demanda de ne pas prononcer son nom :

— Je ne m’appelle plus Julien Daury, du moins pour un temps. Je t’expliquerai pourquoi plus tard.

— Bonjour Adèle ! crièrent deux voix fraîches de jeune fille.

Il se retourna et vit la nouvelle venue se jeter dans les bras de ses amies et les embrasser.

— Pitoune !

À cet appel lancé par Chantal, un petit bonhomme d’une quinzaine d’années, aux cheveux embroussaillés qui pendaient hors de la casquette, aux yeux singulièrement vifs, s’avança avec assurance.

— Où vous voulez-t-y que je vous mène, fit-il en enlevant d’entre ses dents, une énorme pipe où il fumait du tabac canadien acre et fort.

— À l’hôtel des Laurentides.

— Attendez moé une minute, j’vas approcher mon joual.

Déjà l’animation cessait graduellement à mesure que les gens désertaient le quai de la gare et que les autos et les voitures se dirigeaient, soit vers les différents hôtels soit vers le village dressé à trois milles plus haut, sur le sommet d’une côte, à douze cents pieds d’altitude.

L’hôtellerie des Laurentides est située face à la mer. Une véranda en fait le tour. En entrant, l’on pénètre dans un petit hall qu’une grosse cheminée en cailloux des champs enjolive. Quelques hôtes après le souper y devisaient où y potinaient, d’autres étaient dans la salle à manger à terminer leurs repas, d’autres, sur la véranda.

Sur le chemin, les jeunes gens et les jeunes filles se dirigeaient vers le bureau de poste. L’heure de la malle est toujours attendue avec impatience, même en villégiature, l’on pourrait dire, surtout en villégiature.

En entrant dans le hall, Julien aperçut la jeune fille du train, avec ses deux amies. Elle signait son nom sur le registre posé sur une petite table, dans un coin de la pièce.

Il se rendit à son tour et lut distinctement, de cette même écriture qu’il connaissait bien, le nom qu’il lui tardait de savoir : Adèle Normand.

Le propriétaire de l’hôtel s’approchait.

La jeune fille lui demanda s’il avait une chambre à sa disposition.

Elle le suivit à l’étage supérieure, dans une bâtisse annexée au corps principal de l’hôtellerie.

Paul et Julien, demeurèrent seuls.

— As-tu soupé ?

— Oui. À bord. Ta femme est-elle absente ?

— Elle est montée au village cet après-midi prendre le thé au Manoir.

— Pourquoi ne veux-tu pas garder ton nom ici ?

— Pourquoi ? voici ! As-tu remarqué la jeune fille qui vient d’arriver ?

— Oui ! C’est une très jolie fille à ce que j’en ai pu juger.

— C’est elle.

— Comment le sais-tu ?

— Par les photos, par son écriture et par son nom.

— Et tes intentions ?

— Je n’en ai pas pour le moment.

L’aubergiste se présenta à nouveau. Il salua. Julien se nomma :

— Henri Gosselin.

— Vous êtes ici pour combien de temps ?

— Je ne sais pas. Deux semaines au moins. Vous avez encore des chambres disponibles ?

— Vous êtes chanceux. Il ne m’en reste plus que trois, si vous voulez me suivre. Ce sont vos bagages ?

— Oui.

Ils gravirent l’escalier. On donna à Julien la chambre 10. Par la fenêtre on y voyait la mer.

C’était une chambre bien sommaire, mais confortable et propre. Elle n’était meublée que d’une couchette et de deux commodes. Les murs de bois étaient peints en vert, mais d’un vert tendre et pâle.

— Pourriez-vous m’installer une table de travail ?

— Je vous en ferai monter une, demain. Vous avez soupé ?

— Oui.

Il se retira. Les deux amis restèrent seuls.

— Tu m’as demandé mes intentions. Je t’avoue que j’en ai pas du tout. Je vais laisser faire les événements. Je suis content qu’elle soit ici. Cela va donner du piquant et un but à mon séjour à la campagne. Sans elle, je t’avoue que je m’ennuierais.

— Tu n’es pas flatteur pour moi.

— Qu’est-ce que tu veux ? Je n’ai de goût à rien. Je tue le temps…

Julien se coucha à bonne heure. Il ne tarda pas à s’endormir, fatigué du trajet et des émotions qui avaient fait battre son cœur, bien malgré lui, cependant.

Il dormit mal. Il eut des cauchemars. Les yeux de velours le poursuivaient ; ils le narguaient et de temps à autre il entendait des éclats de rire moqueurs.

Le matin pénétra par la fenêtre et le soleil le frappant en plein visage le réveilla.

Il regarda l’affiche posée sur la porte de la salle à manger. Elle indiquait l’heure des repas. Le déjeuner ne commençait qu’à huit heures. Il avait plus d’une heure devant lui. Il prit sa casquette, son bâton de marche et sortit aspirer l’air frais et visiter les alentours qu’il ne connaissait pas.

La marée montait tranquillement. Les herbes marines étaient presque recouvertes. Elles n’apparaissaient plus que comme des îlots de verdure çà et là. Au loin, plus large, sur la batture, seule la tête des plus hautes roches émergeaient.

Julien respira profondément, laissant l’air salin s’engouffrer dans ses poumons. Il fit accomplir une couple de moulinet à sa canne et se dirigea par le chemin dans la direction du quai.

Il marcha longuement, se grisant de l’air matinal. Il s’engagea dans le chemin qui passe devant l’hôtel Beauséjour, gagna la grève, contempla quelques instant l’eau calme du fleuve, et revint à son hôtel.

Le Bas des Éboulements se réveillait. Quelques appels de chiens, des meuglements de vache, le cocorico sonore des coqs brisaient le silence.

Les marchands ouvraient les portes de leurs établissements. Les hommes de section se rendaient à leur travail.

À l’hôtel, presque personne n’était levé, sauf les propriétaires.

Une jeune fille en robe claire, aux joues roses, circula par les corridors en agitant une grosse cloche. Elle annonçait le déjeuner.

Julien pénétra dans la salle à manger. Il avait l’appétit aiguisé.

— Tu n’es pas matinal, à ce que je vois, dit-il, comme il vit Paul descendre l’escalier, vers neuf heures du matin. Bonjour Madame. Vous vous plaisez ici ?

— Beaucoup. C’est aimable à vous d’être venu. Paul m’a dit que vous vous appeliez Henri Gosselin, maintenant ?

— En effet. Du moins pour un temps.

— On peut savoir la raison ?

— Peut-être, plus tard.

— Connais-tu le jeune homme arrivé hier soir en même temps que moi, demanda Adèle Normand à l’une de ses amies, Thérèse Lesieur.

— Je ne le connais pas. En tout cas, il n’a pas l’air gai.

— Non. On dirait qu’il a la figure gelée. Je crois qu’il ne doit jamais rire.

— Il y a un moyen facile de savoir qui c’est. Nous n’avons qu’à regarder dans le régistre.

— C’est vrai.

Elles s’approchèrent tous deux de la petite table et déchiffrèrent plutôt qu’elle ne lurent : Henri Gosselin, Québec.

— Connais pas. Il vient de Québec et c’est un jeune homme. C’est étrange qu’on ne l’ait jamais rencontré à Québec ?

— Pourtant, il me semble avoir déjà vu ses yeux là quelques part… Avec une pareille figure d’enterrement, ce ne doit pas être un homme à fréquenter les salons ni le monde.

— Ce serait intéressant de deviner son secret. Un homme aussi jeune, n’a pas l’air si grave ni si triste sans cause. Je vais m’avancer pour nous le faire présenter, dit Thérèse.

Les Chantal et Julien étaient assis à un coin de la galerie. Yvonne brodait, Paul lisait le journal et Julien feuilletait un numéro de l’Illustration trouvé sur le manteau de la cheminée.

— Suis-moi, continua Thérèse. Je vais te présenter aux Chantal et ceux-ci nous présenteront leur ami. Bonjour Mme Chantal, bonjour M. Chantal. Permettez-moi de vous présenter ma meilleure amie, Adèle Normand, qui vient de finir l’été au milieu de nous.

Le jeune couple salua et Paul présenta à son tour l’avocat sous son nom d’emprunt : Henri Gosselin.

— Nous ne sommes pas des inconnus, M. Gosselin et moi, répondit Adèle. Nous avons fait une partie du trajet ensemble.

— En effet, nous ne sommes pas des inconnus, répliqua-t-il sèchement.

Les jeunes filles, piquées par la curiosité, essayèrent d’amorcer la conversation. Julien demeura impénétrable. Il continua de s’absorber en apparence dans la lecture de sa revue et finalement prit congé du groupe en s’excusant. Il monta à sa chambre sous prétexte de lettres à écrire.

Il était agacé, un peu énervé. Il s’étendit sur le lit, les deux bras repliés sous sa tête. Il resta là pendant plus d’une heure. Décidément cette Adèle l’intéressait par la haine qu’il lui portait. Il sentait cette haine se développer davantage. Les grands yeux bruns, lorsqu’ils rencontraient les siens le troublaient. La voix musicale, fluide, claire comme une eau qui s’égoutte entre les rochers, lui produisait une sensation inexprimable. Elle le charmait et en même temps il ne pouvait s’empêcher de détester encore plus profondément celle qui la possédait. Il la comparait à une sirène s’endormant par la magie de ses chants, pour l’attirer plus infailliblement dans les pièges qu’elle tendait.

Julien n’avait jamais aimé. Aucune femme, dans sa vie, n’était passée. Amoureux de l’étude, les seuls rêves qu’il avait nourris, étaient des rêves d’orgueil. La possession de connaissances chaque jour plus étendues, le développement de ses forces physiques, une maîtrise complète de sa volonté, tel, toujours, avait été son objectif. Ce n’était pas un sentimental, ni un tendre. Il n’apercevait dans la vie qu’une lutte incessante. Parfois des instincts de brutalité se réveillaient en lui. Dans ces moments là, il devenait l’être primitif, capable d’écraser à sang-froid qui se serait jeté en travers de sa route. L’obstacle l’exacerbait et sa plus grande volupté était de le vaincre. Au fond il était comme un volcan. C’était un passionné. Mais il avait sa volonté, volonté puissante, qui domptait jusqu’à ses moindres pensées, jusqu’aux moindres battements de son cœur, qui contrôlait chacune des émotions dont il aurait pu être la proie.

Sa volonté, il l’avait tendue dans un effort violent.

Depuis hier, en lui, des pensées contradictoires se combattaient ; cette jeune fille qu’il détestait ne pouvait pas lui être indifférente. Il la détestait doublement depuis quelques minutes parce qu’il venait de comprendre l’empire qu’elle pouvait exercer sur lui.

Malgré le tragique de la situation, malgré tout ce qu’il avait d’intensément macabre dans cette constatation, il éprouva un sentiment mal défini de soulagement à songer que son père était mort. Lui vivant, lui amoureux d’Adèle, la haine qu’il portait à la jeune fille, il l’aurait déversé sur son père. Si l’irréparable n’avait pas eu lieu, il l’aurait aimé. L’instinct, il le comprenait. Des liens mystérieux l’enchaînaient à elle. Mais entre eux maintenant il y avait lui ; il y avait le père, aperçu dans un lit, défiguré, ensanglanté, abattu dans la force de l’âge, et qui se dressait, et qui se dresserait.

Narguant la fatalité, Julien eut un sourire triste qui déforma ses lèvres.

Il fit surgir du passé, l’image altérée qu’il chérissait ; il se rappela certain baiser sur des joues froides et humides, et un goût de sang revint à son palais, précis, dans une brutalité de sensation. La volonté commanda ; le cœur obéit.

Non ! Il ne l’aimait pas.

Ce qu’il prenait pour de l’amour n’était que de la haine, une haine poussée à son paroxysme.

La cloche sonna pour le dîner. Il descendit rejoindre ses amis dans la salle à manger. La salle était remplie.

Par un hasard ironique, il se trouva à la même table qu’Adèle. S’il en éprouva un peu de contrariété cela n’y parut pas. Il était toujours l’homme impassible, dont aucun trait du visage ne bougeait.

En outre des Chantal, d’Adèle et de lui-même, il y avait également Thérèse Lesieur et Julienne Bernard. La conversation languit : elle se borna aux demandes et aux réponses indispensables : et le repas terminé, chacun fut bien aise de quitter la table.