Éditions Édouard Garand (p. 8-9).

II


Devant la maison, les cieux chevaux noirs attelés au corbillard, piaffaient d’impatience. C’étaient de superbes bêtes, nerveuses, au pelage luisant.

D’autres voitures stationnaient près des autres, chaque côté de la rue. Une foule de peuple se pressait sur l’escalier de la maison et avait envahi l’espace libre au devant qui devenait, l’été, un joli parterre de fleurs.

C’était une journée terne de fin de mai : une journée grise, sombre, ennuyeuse.

Bientôt quatre hommes portant le cercueil, descendirent majestueusement les marches de l’escalier. Ils ouvrirent à l’arrière du corbillard les portes vitrées recouvertes de tentures noires et y glissèrent leur fardeau.

Derrière, la foule prit place. Au premier rang, avec Paul Chantal, se tenait Julien Daury. Il était très pâle, très blanc, les yeux éteints. Une redingote de drap noir, sévère dans sa coupe, un haut de forme, une canne d’ébène composait son accoutrement. Le cortège lentement se forma et s’ébranla. Il y avait des messieurs de tous rangs et de toutes catégories, des membres du gouvernement, des représentants de commerce, de l’industrie, de la finance et de la magistrature. Les uns guindés avaient un air de circonstance, les autres, plus habitués n’assistaient à cette cérémonie que parce que pour eux, c’était de règle d’assister à tous les enterrements chics, pour le plaisir unique de voir leurs noms dans le journal, manière comme une autre de se faire un peu de publicité.

Le cortège défila par la rue St-Jean et prit la rue Buade jusqu’à la Basilique. Des journalistes circulaient dans la foule qui prenaient les noms des suivants.

L’église était illuminée somptuairement. Par les fenêtres, le jour, ne rentrait pas. Des étoffes noires où des lames d’or se découpaient, les garnissaient. L’orgue chantait quand les porteurs entrèrent. Les notes graves d’une marche funèbre résonnèrent sous la voûte du temple, martelées sourdement. Elles rythmaient le pas des assistants. Julien adorait cette musique des services funèbres. Maintes fois il lui était arrivé d’entrer dans une église pour le plaisir un peu pimenté d’entendre le « Dies Irae » ou le « Requiem », mais cette fois cela lui faisait mal aux nerfs et il sentait à ses yeux monter les larmes. Il ne voulut pas pleurer. Il se raidit contre l’émotion. Il ne voulait plus connaître d’émotions d’aucune sorte. Il avait décidé ces jours derniers de vivre sa vie, machinalement, de végéter plutôt, comme une plante humaine, jusqu’au jour où à son tour, il serait là, sur les planches, dormant du grand sommeil qui ne finit que dans l’Inconnu Troublant de l’au-delà.

Il connaissait trop la souffrance ! Il tendait son énergie vers la froideur, pour que rien désormais ne puisse faire battre et palpiter son cœur.

Les chantres, entonnaient la messe de Perosi… Les prêtres revêtus de chasubles sombres, officiaient. Ils priaient pour le repos de l’âme.

Mais tout parut interminable à Julien. Il avait hâte d’en finir. Au cimetière, la fosse était prête. La terre humide reposait en tas chaque côté. Les hommes se tenaient prêts pour leur besogne accoudés sur le manche de leur pelle. Ils descendirent dans le trou la bière déposée dans une caisse de bois. Julien jeta la première pelletée de terre. Il frissonna de tous ses membres ; une grimace horrible bouleversa sa figure. Il eut la sensation que c’était la fin, la fin des fins. En une minute il vécut sa vie future, seul, bien seul, avec toujours le souvenir poignant de cette épouvantable catastrophe.

Mais il ne pleura pas. Soudain, comme une masse, il s’abattit sur le sol. Quelques heures après, il se retrouva dans sa maison vide, la chemise ouverte, un médecin près de lui, qui lui tâtait le pouls. Il ouvrit les yeux, fit un effort pour comprendre, comprit tout et se redressa comme mu par un ressort. Les yeux lancèrent des éclairs, les poings se serrèrent si fort que les ongles pénétrèrent dans la chair des paumes.

— Calmez-vous, M. Daury, lui dit le médecin. Prenez ceci.

Il lui tendit un verre de cognac. Le liquide lui brûlait les lèvres. Elles étaient sèches. Peu à peu, une chaleur douce l’envahit, suivie d’une torpeur langoureuse.

— Laissez-moi seul. Je veux me reposer quelques instants.

Sa tête retomba sur le dossier du sofa. Il ferma les yeux et demeura assoupi jusqu’au soir, dans une absence complète de ses facultés sensitives.