Éditions Édouard Garand (p. 3-8).



I


— Mort ?

Le médecin, pour toute réponse, fit un signe affirmatif de la tête. Les yeux secs, les traits étirés, Julien Daury pénétra dans la chambre. Sur le lit reposait celui qui avait été son père. C’était un homme fortement charpenté, bâti en force, aux os saillants. Ses cheveux gris collaient sur le front mêlés au sang coagulé. Il avait le nez cassé, la lèvre fendue d’où sortait un filet de sang qui striait le menton. Le veston et la chemise enlevés laissaient voir le torse nu d’où l’on devinait la rupture des côtes. La chair était blanche, tachetée d’ecchymoses bleues, vertes et jaunes. Près de la clavicule, une entaille large laissait voir les os… Une jambe pendait inerte et molle. Elle avait été brisée par le choc.

Près du lit, Julien s’arrêta. Une grimace horrible contracta ses traits.

— Rien à faire ? aucune chance ?

— Tout est fini. Il ne souffre plus.

Longtemps contenues, les larmes coulèrent au long des joues du jeune homme. Des sanglots le secouèrent, spasmodiques.

— Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas vrai ! Il était là, plein de vie, ce midi.

Puis il se jeta sur le corps déchiqueté. Il embrassa les joues du cadavre. Elles goûtaient le sang.

— Père ! Père ! Papa !

Il souleva la paupière pour voir l’œil qui était vitreux. La paupière retomba d’elle-même.

Alors, il s’écrasa sur le sol, les deux bras ballant sur le lit, et s’abîma dans les pleurs.

Le médecin, stoïque par métier, haussa les épaules, s’approcha du jeune homme, le releva avec un geste presque maternel et l’amena dans la pièce voisine.

Il savait les mots impuissants, et que les phrases ne rendraient que plus lancinantes les souffrances morales.

— Mon pauvre Monsieur Daury, lui dit-il enfin.

Il assit le jeune homme dans un fauteuil.

Les larmes maintenant ne coulaient plus. Julien fixait le plancher, stupide, hébété.

Pourtant ! oui pourtant il était plein de vie ce midi.

Qu’est-ce que la vie ? qu’est-ce que la mort ?

Paul Daury avait quarante-quatre ans. Il était dans la plénitude de son âge et de sa force. Veuf depuis longtemps, n’ayant qu’un fils de vingt-trois ans, dont l’avenir assuré s’annonçait brillant, il avait éprouvé dans son cœur cette passion tardive que Bourget a qualifiée « Démon du midi » pour une jeune fille de vingt-deux ans, jolie, accorte d’allure, qui lui avait fait espérer un bonheur tissé d’amour et de rêves partagés, jusqu’au jour, où, sans raison aucune, et sans vouloir le rencontrer à nouveau, elle avait brisé subitement le charme de relations sentimentales, nobles et pures.

Ce qu’il avait souffert, personne maintenant ne le saura. Mais l’intensité du désespoir fut telle que de lui-même, tantôt, à la gare, il se jeta devant une locomotive en marche, terminant tragiquement une existence de souffrances trop lourdes à ses épaules et que ses forces ne pouvaient supporter.

Julien, dès la première nouvelle, eut l’intuition du drame. Il garda tout en lui par une habitude qu’il avait de celer dans un repli de son âme toutes ses impressions.

Quand il fut remis de son émotion, par un effort de l’être entier tendu pour la maîtrise des nerfs et des muscles :

— Et que pensez-vous, docteur ?

— Un accident banal. Votre père croyait pouvoir traverser la voie avant l’arrivée du train. Il fut frappé par la locomotive et entraîné à plusieurs pieds plus loin.

— Et votre rapport ?

— Il sera en conséquence. « Mort accidentelle ».

Mais lui, savait, ou plutôt, il devinait le dénouement de ce drame atroce.

Et sa douleur s’en aiguisait.

Les embaumeurs qui venaient d’arriver entrèrent dans la pièce où gisait le cadavre.

D’un geste, Julien les fit sortir, leur demandant d’attendre un peu.

Comme si, tantôt, en quelques secondes, toutes les larmes de ses yeux avaient coulé, il ne pouvait plus pleurer, bien que l’envie l’en tenaillait, lui causant une souffrance physique qu’il n’avait jamais prévue si douloureuse.

En passant devant la glace d’une commode, il y jeta un coup d’œil. Il eut peur de ce qu’il y vit. Était-ce lui ce jeune homme livide, pâle, étiré. Ses yeux étaient creux avec une expression d’angoisse et toute la figure tourmentée gardait l’empreinte de cette angoisse dévorante.

Il approcha du lit.

Il prit dans la sienne la main du mort. Elle était plus froide.

Il ne sut le dire puisqu’aucune sensation de froideur n’envahissait sa chair.

— Ah ! Père ! Je te vengerai !

Il se repaissait de cette vue macabre. Ses yeux obstinément étaient fixés sur l’être, qui, sa vie durant était à la fois son père, sa mère, et son meilleur ami. Car il l’aimait de toutes ses forces. Il l’aimait d’autant plus que sans comprendre sa souffrance, il savait qu’elle existait.

Il embrassa, d’un regard, ce tragique spectacle. Et cela pour ne jamais l’oublier, rouvrit la porte, fit entrer les embaumeurs, et froid, comme s’il donnait un ordre quelconque :

— Quand vous l’aurez embaumé, vous l’exposerez dans le salon en avant. A-t-on apporté les tentures ?

— Oui, tout est dans le corridor.

— Mettez des cierges, un grand crucifix, un bénitier sur une table, et quand vous aurez fini, vous me préviendrez, je serai au fumoir.

Les ouvriers entrèrent, dépouillèrent celui qui tantôt était un homme de ses vêtements, et firent sa toilette dernière. Ils accomplirent leur besogne, machinalement, avec le sang-froid de l’habitude acquise.

Ils disposèrent dans le salon une longue table recouverte d’un voile noir, bordé de jaune, tendirent les fenêtres de rideaux sombres, placèrent quelques fleurs, puis des chandeliers, puis un bénitier sur une petite table, et, quand tout fut en ordre, transportèrent le cadavre, bien lavé, bien astiqué, sur la longue table du centre.

M. Daury, dit l’un d’eux, en entrebâillant la porte du fumoir, notre besogne est terminée.

Julien se leva, passa avec eux dans la salle mortuaire, jeta un coup d’œil sur les derniers arrangements et dit simplement :

— C’est parfait.

— Pour la tombe, le patron demande si vous pouvez passer au magasin demain matin, pour la choisir.

— Ce n’est pas nécessaire. Envoyez-moi une bière en ébène capitonnée de soie. Je la veux bien capitonnée. Envoyez-la demain matin à bonne heure, il sera préférable qu’on l’y dépose au plus tôt.

L’homme qui avait parlé, écrivit les détails sur son calepin, promit de voir à ce que les instructions soient remplies, salua, donna une poignée de mains accompagnée d’un vague mot de sympathie à l’orphelin, et sortit, suivi de ses compagnons, recommencer ailleurs la même besogne.

Quand tout le monde fut disparu, Julien éprouva pour la première fois le sentiment de l’irréparable. Une brûlure était dans la racine de chacun de ses cheveux. Tous ses nerfs, comme à fleur de peau, vibraient douloureusement.

Seul ! Il était seul au monde, maintenant ! Jamais plus son père ne passerait avec lui quelques-unes de ces soirées charmantes où l’âge disparaissait pour créer entre eux une familiarité respectueuse.

Comme il l’avait aimé ce père, lui l’orphelin fuyant le monde par le peu de penchant qu’il éprouvait pour les réunions, ne se trouvant à l’aise que chez lui, dans cette maison familiale confortable et chaude, au milieu de ses livres et des études qu’il venait de terminer si brillamment. Julien Daurv, au mois de janvier dernier, avait passé, summa cum laude ses examens finaux de droit et les relations d’affaires de son père lui assuraient une clientèle future, payante et choisie.

Et tout était fini ! Il n’était plus ! Plus jamais, il n’entendra résonner sa voix, plus jamais les pas énergiques ne martèleront les tapis du corridor ou les marches de l’escalier ! Et cela à cause ?… Le sang bouillonna dans les veines du jeune homme.

Il comprit ce qu’était la haine !

Ah ! comme il avait dû souffrir pour arriver là, l’homme fort ! le financier toujours froid, que personne ne pouvait se vanter d’avoir roulé. Mort ! Disparu à jamais ! En pleine santé ! Dans la vigueur de l’âge !

Et les détails de ce que le médecin venait d’appeler « un banal accident » lui revinrent à l’esprit, tous, cruels, tragiques, effroyables.

Comme il en avait dû souffrir de cette femme pour en être arrivé là, à chercher la mort volontaire, une mort épouvantable.

Depuis quelques jours, il avait remarqué quelque chose d’insolite ; une altération de la voix, un étouffement presque continuel dans la gorge.

Depuis quelques jours, il avait vu les cheveux jadis noirs, devenir de plus en plus gris. Il avait vu les traits se contracter et à la racine du nez un pli se creuser et sur le front des rides se former qui le barraient.

Il savait qu’il ne dormait plus, que les nuits s’écoulaient dans un fauteuil à écouter sonner les heures et les demi-heures. Il avait vu aussi les yeux devenir vagues, troublés. Il avait compris que la raison vacillait, que la lumière s’éteignait plus sûrement que lentement.

Et quand il s’en effarait et qu’il demandait :

— Papa ! Es-tu malade ? Tu devrais faire un voyage, te reposer.

Il n’avait comme réponse que le même geste désespéré des épaules, la même phrase rauque :

— À quoi bon ? Je n’en ai pas pour longtemps !…

Et là, dans cette salle mortuaire, Julien, par sympathie, sentant frissonner en lui toute la douleur de celui dont la chair avait créé sa chair, éprouva durant quelques secondes, tant de souffrances ; il vécut quelques minutes de désespoir si intense qu’à nouveau il perdit la maîtrise de ses nerfs et s’écrasa sur le sol en sanglotant. Il sanglotait et il criait et il aurait voulu mordre quelque chose, briser une vie, sentir entre ses doigts contractés une gorge râler. Et les larmes coulaient, elles étaient amères, et creusaient ses joues. Par où elles passaient, c’était du feu liquide et qui le brûlait. Il était secoué tout entier, comme une loque, une misérable petite chose humaine affalée par terre.

Et pourtant c’était un fort, Julien !

Combien dura cette prostration ?

Il ne le sut pas. Quand l’être physique souffre au-delà de sa capacité, l’inconscience se produit. De même dans le domaine moral. Il devint inconscient. Il ne sut plus s’il avait sa raison ou non. Une goutte de trop fait déborder le verre.

Le verre débordait. Le calice goutte à goutte était bu.

Il se releva, s’agenouilla, et par un besoin d’invoquer un Être Supérieur et qui se manifeste à chaque catastrophe, il s’agenouilla au chevet du cadavre. Fervents, les accents de sa prière montèrent vers le ciel. Il implorait la miséricorde de Dieu… Il priait, il priait, il priait.

Puis, il prit le goupillon entre ses mains, redevenues calmes, le trempa dans le bénitier, et, religieusement, aspergea le cadavre.

La paix l’envahit ! Il était maintenant comme un automate. Le physique reprit ses droits. Ses genoux qui tantôt claquaient ne bronchèrent plus. Les pulsations de son cœur devinrent plus régulières. Un homme pénétra dans la pièce.

Il s’agenouilla, marmotta quelques mots, et alla le trouver.

Il lui serra la main.

— Monsieur Daury, toutes mes sympathies.

— Merci.

— Puis-je vous parler un instant ?

— Suivez-moi dans le fumoir.

C’était un reporter.

Aussi froid maintenant qu’il était désemparé tantôt, Julien lui conta ce qu’il savait de la vie de son père. Comme l’autre lui demandait une photo, il alla même en chercher une à l’étage supérieur, dans la propre chambre du disparu.

C’était fini. Ses traits étaient figés pour jamais dans une impassibilité douloureuse, où il y avait aussi de la haine, haine de l’humanité, haine de la fourberie féminine.

Quelques autres reporters arrivèrent. Il leur raconta la même histoire.

Fatigué, harassé, il monta à sa chambre après avoir condamné sa porte d’entrée, se dévêtit, et fit deux heures durant des exercices de culture physique. Il était fier de sa force et il la cultivait. Cela lui assouplit les muscles. Il se jeta dans le bain, fit ses ablutions, procéda de nouveau à sa toilette et retourna dans le fumoir.

Les journaux annonçaient la mort d’un homme d’affaires avantageusement connu dans Québec. Il les lut, et comme si rien n’était arrivé, parcourut les autres nouvelles de la ville et de l’étranger. Elles l’intéressèrent moins que d’habitude. Un ressort était brisé en lui. Rien dorénavant ne l’intéresserait… oui… quelque chose l’intéresserait. Un projet prenait corps dans son esprit, qui se développait et grandissait. Et c’était un projet vague de vengeance.

Il le chassa par esprit chrétien, mais le projet s’implanta impérieux. Il lui commandait. Un instant la tentation l’envahit de prendre son revolver et de sortir et d’aller. Où ? Il ne le savait pas. Chez elle ? Mais Elle, qui était-ce ? Peu lui importait ! La brute réveillée, réclamait l’œil pour l’œil, la dent pour la dent, la mort pour la mort. Mais il tendit toutes ses facultés à résister à cette tentation. Elle ne valait pas la peine qu’il fasse une démarche pour elle. Et puis ce n’était pas digne de lui, le civilisé, ce mode de vengeance.

Il se confia à la Providence. Il croyait, et comme tel, eut vite fait de sortir victorieux de cette lutte de conscience.

Dans la soirée, les visiteurs commencèrent d’affluer. Reposé par ses exercices de tantôt, Julien les reçut. Une vieille tante, à qui il avait téléphoné, avait bien voulu venir lui tenir compagnie jusqu’après les funérailles. Elle veillait au ménage, s’occupait de la cuisine et de préparer un réveillon aux quelques intimes qui se décideraient à passer la nuit.

Vers minuit, deux des rares intimes du jeune homme vinrent le voir et passer avec lui cette première nuit de deuil.

C’était Paul Chantal avec sa femme. Paul Chantal pouvait avoir une trentaine d’années. Condisciple de collège de Julien Daury bien que plus âgé, il s’était lié d’amitié, pour lui, et cette amitié avait survécu même après son mariage, l’année précédente, avec une jolie fille, Yvonne Berger, délicate et menue, musicienne dans l’âme et jusqu’au bout des doigts qu’elle avait fins et roses. Chantal comprenait Daury. Il l’aimait, l’estimait et devinait que derrière ce masque d’indifférence et de froideur, il y avait un cœur capable de vibrer, et de souffrir à l’occasion.

Julien fréquentait beaucoup le jeune ménage. Il passait en compagnie des jeunes époux des heures charmantes, vite écoulées. Yvonne se mettait au piano et interprétait pour lui quelques sonates de Mozart, surtout celles intitulées No. 9 et qu’il affectionnait particulièrement. Elle lui jouait aussi du Schumann dont la force tempérée de douceur lui plaisait. Elle excellait à rendre sur le piano la pensée artistique de cet auteur surtout le « Carnaval de Vienne » les « Papillons » et le « Paysan Joyeux ». Le reste de la soirée s’écoulait en discussion ou tous les sujets passaient, même les plus réfractaires. L’on causait littérature, finance, psychologie tout en grillant force cigarettes et force cigares. Un goûter simple, traditionnel : la tasse de café et la tranche de gâteau dont Yvonne se vantait d’être l’auteur, terminait inévitablement ces soirées intimes, presque hebdomadaires.

Paul Chantal était fonctionnaire du gouvernement. Il occupait une importante situation dans le département du secrétaire provincial. Cette vie réglée, peut-être un peu monotone, convenait à ses goûts qui étaient ceux d’un dilettante. Une fois ses affaires de bureau expédiées, il n’avait à s’occuper de rien, ni à se tracasser le cerveau avec quoi que ce soit. Il s’adonnait à la littérature, était un liseur passionné, et avait même, vers la vingtième année, comme tout bon jeune homme qui se respecte, composé quelques poésies publiées dans les journaux du temps. Ces poésies sentimentales pour la plupart étaient dédiées à une beauté blonde, oubliée depuis, mariée et bonne mère de famille. Il souriait en les relisant et les qualifiaient de la classique appellation de « Péchés de Jeunesse ».

C’était un être expansif, qui contrastait avec Julien, seul, et qui gardait pour lui ses impressions. Il était naïf, un peu enfant, doué d’une sensibilité exquise et d’un cœur d’or.

Ce n’est qu’avec lui que Daury s’épanchait un peu. L’optimisme de Chantal combattait son pessimisme et quand il avait passé quelques heures en sa compagnie il voyait la vie moins en noir.


Le jeune ménage offrit à l’orphelin les sympathies d’usage. Elles se résumèrent dans une simple poignée de main.

Yvonne ajouta :

— Soyez courageux. Je prierai bien pour lui et pour vous.

— Je serai courageux. Ma crise est passée. J’ai bu toute l’amertume possible. Je ne puis plus souffrir.

Tous trois s’agenouillèrent, récitèrent ensemble à haute voix — ils étaient seuls maintenant — quelques prières pour le repos de l’âme du défunt et allèrent s’installer dans les pièces privées de l’arrière.

Ils restèrent longtemps sans parler ; ils se comprenaient. Une espèce de communication psychique était établie entre eux, qui faisait que les réponses parvenaient aux questions sans avoir besoin d’être formulées. Les yeux brillants de fièvre, Julien, tantôt, s’absorbait dans une vision d’horreur, mais vite, on le sentait au plissement volontaire de ses narines, il la chassait pour recouvrer son impassibilité habituelle.

— Si tu veux te reposer, nous veillerons, dit Chantal.

— Merci. Pas ce soir. Je dormirai mieux demain dans la journée… J’ai vécu trop d’émotions aujourd’hui pour que je puisse un instant fermer l’œil.

— Mais tu vas t’épuiser.

— Ne crains rien pour moi. J’ai plus de résistance que tu ne crois…

Tout à coup, par un besoin de confidences dont il n’était pas maître, il demanda :

— Savais-tu que mon père était devenu amoureux sur les derniers temps ?

— C’est une maladie qui s’attrape à tout âge. Je crois même que plus on vieillit, plus elle est violente… Et de qui ?

— Je ne l’ai jamais su… Je n’ai pas osé le questionner. Je sais qu’il allait le soir chez certaine personne… Je sais qu’il recevait des lettres souvent qui n’étaient pas des lettres d’affaires. C’était toujours les mêmes enveloppes couleur saumon, avec une écriture carrée, pas très nette.

— Est-ce qu’elle l’aimait ?

— Pas les derniers temps. Vous prendriez quelque chose ? Il est près d’une heure et demie. Tante Marie, cria-t-il, voulez-vous nous préparer un petit réveillon ?

Par délicatesse et pour ne pas gêner les deux amis dans les propos qu’ils tenaient, propos que son intuition rattachait à la catastrophe du matin, Yvonne s’offrit à aider Tante Marie.

Les deux hommes acquiescèrent. Ils voulaient être seuls.

— Elle l’a aimé, du moins lui a fait croire qu’elle l’aimait… Un soir papa en rentrant vint me trouver à ma chambre. Il semblait rajeuni, exubérant, plein d’une vitalité juvénile. Il mit ses deux mains sur mes épaules, et me regardant dans les yeux avec une expression de joie, il me dit : « Julien, je vis depuis quelques semaines les plus belles heures de ma vie ». Je n’insistai pas. Je sentais, je savais qu’il avait une femme dans sa vie. Sa démarche n’était pas la même, sa voix avait quelque chose de sonore et de triomphant ; il était plus beau que jamais, soigné plus que jamais dans sa mise. Je savais aussi que ce n’était pas un roman dégradant qu’il vivait. Il avait trop le culte de l’honneur, un jour, enhardi, je lui demandai en souriant : « Quel âge a-t-elle ? » Il me répondit : 23 ans. Ce fut la seule allusion.

— Elle n’est pas venue aujourd’hui ? Tu n’as pas reconnu parmi les visiteurs celle qui aurait pu…

— Non. Elle n’est pas venue. D’ailleurs, je l’aurais tuée !

Et Paul comprit que ce serait arrivé de même.

Le réveillon était prêt. La salle à manger, silencieuse, éclairée seulement par une petite lampe à pied posée sur le milieu de la table, était plongée dans la pénombre. Sur la nappe éblouissante, Tante Marie aidée par Yvonne avait placé les plats d’un succulent souper. Tante Marie était une parente pauvre, élevée à la campagne et y ayant passé presque toute sa vie. Elle possédait un mérite fort appréciable et apprécié et que le père et le fils reconnaissaient quand l’occasion s’offrait d’un dîner à donner : c’était un excellent cordon bleu. Avec cela, dévouée, bonne, remplie de dévotion et qui ne passait pas une seule journée sans assister à la messe.

Des plats, une vapeur s’élevait qui flattait les narines. L’estomac ne perd jamais ses droits. Il rappelle souvent dans les moments où l’être voudrait s’anéantir, que l’on n’a pas seulement une âme, mais aussi un corps et ce corps est exigeant.

Une soupe aux tomates, des pâtés aux huîtres, une bouteille de vin, un fromage d’Oka délicieux, tentaient les palais des personnes attablées. Ils firent honneur au réveillon de Tante Marie et la tasse de café noir qui termina le repas leur distilla l’énergie nécessaire pour poursuivre leur veillée jusqu’au matin.

— Tante Marie, nous allons réciter un chapelet, et ensuite vous irez vous coucher. Vous savez que je vous garde jusqu’après l’enterrement. Tante Marie obéit. Elle récita elle-même les paters et les aves. Blanc, les lèvres maintenant blêmes, le mort reposait, les yeux clos. Ses mains jointes tenaient une croix noire où se détachait un Christ de cuivre. Les candélabres allumés éclairaient seule la chambre. Dans la nuit, au milieu de l’apaisement qui enveloppait Québec comme d’un suaire, elle paraissait plus lugubre encore.

Le chapelet terminé, Julien regarda une fois encore le visage hier plein de vie, aujourd’hui livide pour toujours. La tristesse l’oppressa et la tête basse, déprimé, roulant en lui un flot de pensées noires suivit ses amis dans le fumoir continuer avec eux cette macabre veillée. Et cela durerait trois longs jours !

Et après ?

Après ce serait pis encore.

C’était fini ! Fini ! Bien fini… À jamais fini.

Il eut beau faire des efforts pour réaliser ce que ce mot froid refermait : La mort, il ne put en concevoir tout le sens, tout le vide affreux, le long vide qui jamais ne se remplira. Des instincts de révolte se réveillaient qu’il devait dompter, devant la conscience de son impuissance…

Fini ! C’est fini ! Et pourtant… il aurait tenu à si peu de chose ! Qu’elle n’ait pas trompé. Ah ! Elle… Comme il la détestait… Mais il était mieux de n’y pas penser… Pour chasser le spleen qui s’infiltrait en lui, il aborda une discussion politique où il essaya de s’échauffer pour oublier tout ce qui, en lui, sonnait de glas funéraires, si fortement que ses tempes par moments menaçaient d’éclater.