Éditions Édouard Garand (p. 47-51).

XIV


Il y a une loi sur la terre et à laquelle nul ne peut échapper : la loi des compensations. Après la pluie, le ciel est toujours plus pur, après l’hiver et sa torpeur morne, la nature revit plus joyeuse et plus belle.

L’âme humaine subit, elle aussi, cette inévitable loi, comme d’ailleurs l’être physique. Tout a des limites, tout a une fin : la joie comme la douleur. Trop de belles journées sereines amènent nécessairement la monotonie, comme les journées pluvieuses et grises nous font mieux apprécier le soleil des jours qui suivent.

Au milieu de son bonheur, Julien avait peur. Cette peur le lui gâta. Il cherchait l’infini dans l’amour, ce quelque chose de divin que l’âme poursuit et qu’elle ne peut étreindre. Il croyait au bonheur parfait. Il s’aperçut qu’il n’était pas, puisque sans cause apparente, un malaise l’oppressait.

Il s’en ouvrit à son ami Chantal qui maintenant était devenu son confident.

Celui-ci lui répondit.

« Ton état d’âme n’est pas nouveau. Il était même inévitable qu’il se produise. Nos aspirations de l’âme sont infinies. Or notre âme ne peut être assouvie que par l’entremise de nos sens, c’est-à-dire de notre corps charnel. Notre âme immortelle ayant des besoins infinis ne peut donc les assouvir qu’à l’aide d’un instrument, si je puis employer ce terme dont la puissance est limitée. D’où vient le malaise dont tu te plains ? Tes pressentiments ? Tes craintes ? Tu subis la loi commune. As-tu remarqué qu’à la sortie d’une pièce de théâtre où l’on ait beaucoup ri l’on soit porté à pleurer et vice versa. C’est la loi commune à l’humanité. Je crains cependant que tes pressentiments soient plus fondés que tu ne le crois. Tu es rendu au paroxysme de ton amour, il ne peut plus que diminuer et alors… tu en subis moins l’empire, tu deviens plus toi-même… et les sentiments antérieurs reprennent insensiblement le dessus. Je crains pour toi, comme tu me le disais toi-même, que tout finisse en catastrophe. Si tel est le cas, ce que je prie Dieu d’empêcher, tu ne pourras trouver d’ami plus fidèle et sincère que moi. Mais je suis rassuré sur ton compte, je connais suffisamment ta force et ta puissance de volonté ainsi que ton énergie pour savoir que tu passeras facilement au travers de cette nouvelle épreuve et que tu en sortiras indemne ».

Julien Daury avait-il épuisé tout ce qui lui était réservé de bonheur ?

Il n’avait plus sa belle tranquillité d’autrefois.

Il était devenu nerveux. Il craignait ! Quoi ? il n’aurait pu le préciser.

En pleine puissance, et par ses dons de l’esprit et par sa situation dans le monde, doué d’un physique tout en force, aimé à la folie par la femme même qu’il idolâtrait, l’avenir aurait dû lui sourire.

Mais son amour était tellement grand qu’il en souffrait. N’ayant jamais connu de mère, tout ce qui, en lui, pouvait aimer s’était concentré sur une créature unique toute de fraîcheur, de grâce et de charme. Et à mesure que l’heure de l’échéance approchait, il devenait plus inquiet. Ces mois de vacances s’achevaient. On était au milieu d’août. Les belles journées de juin, de juillet, étaient enfuies à jamais.

Le soleil depuis quelques jours était en grève. Il pleuvait presque sans cesse : une pluie monotone, et qui était froide. Il y avait dans l’atmosphère, un avant goût de l’automne morne qui amène avec lui la chute des fruits murs, la mort des feuilles. Et l’automne, c’était son retour vers la ville, c’était la fin d’un roman dont il ignorait le dénouement.

Dans la griserie de sa ferveur amoureuse et l’ivresse d’une solitude à deux il avait pu oublier le monde, il avait pu s’oublier lui-même, faire table rase de tous les sentiments qui emplissaient son âme avant qu’elle ne devienne le sanctuaire d’une passion seule et entière.

Maintenant des voix qu’il avait pu étouffer se faisaient entendre. Des visions qu’il avait pu chasser surgissaient de nouveau. À certains moments, il comprenait l’inanité de tous les bonheurs terrestres, et leur fragilité. Que lui réservait demain ?

C’était l’inconnu, le noir affreux…

Mais dès qu’il la voyait, seule à seul, toutes les pensées noires qui affluaient en son cerveau s’envolaient comme des nichées d’oiseaux. Il retrouvait sa sérénité d’âme et de nouveau il se plongeait dans un nirvana langoureux.

Sa voix le berçait, l’ensorcelait et ses yeux l’affolaient.

Une lettre de son notaire le manda à Québec pour le lendemain. Les affaires allaient mal.

La Fortune l’accablait.

Elle le privait de quelques jours précieux, avant son départ des Éboulements.

Heureusement, ce soir là, un concert réunissait tous les citadins à l’hôtel Beauséjour. C’était un concert au bénéfice de la chapelle.

Julien paya son écot, mais n’y assista pas.

Il fit part à Adèle de son départ projeté pour le lendemain et lui demanda si elle préférait passer cette soirée avec lui, bien avec lui, dans le hall des Laurentides désert.

Elle acquiesça volontiers.

Au dehors, le temps était humide. Il ne pleuvait pas, mais une buée blanche recouvrait toutes les choses. À séjourner quelque temps sur la galerie l’on devenait transi. C’était une humidité froide, presque glacée par le voisinage de la mer et qui pénétrait jusqu’aux os.

Dans la grosse cheminée de pierres rustiques, des bûches de bouleaux crépitaient. Julien enleva la lampe qui habituellement éclairait la pièce approcha près du foyer deux fauteuils, et s’y installa ainsi que la jeune fille. Tous les coins étaient dans l’ombre ; seule, la lueur des bûches qui se consumaient projetait un peu de clarté. Les flammes vacillaient. Elles avaient des dessins fantastiques.

Durant quelques minutes, ils ne parlèrent pas.

Il tenait sa main dans la sienne et il en caressait la peau soyeuse.

— Tu es décidé de partir demain ?

— Oui, il faut que je parte.

— Tu reviendras ?

— Aussitôt que je pourrai.

Ils retombèrent dans leur mutisme.

Ils avaient tant de choses à se dire qu’ils ne savaient de quoi parler.

Il se leva, mit un disque sur le gramophone.

C’était la « Sérénade » de Schubert, chantée en allemand par un ténor inconnu, mais qui avait l’art de mettre dans son chant, toute la tristesse dont cet œuvre est empreinte.

Quand le morceau fut terminé il demanda.

— Veux-tu que je fasse jouer d’autres choses ?

— Non, nous allons causer. La musique me donne le spleen. Je suis déjà assez triste, ce soir, rien qu’à songer que tu t’en vas. Si tu allais ne pas revenir !

— Pourquoi t’alarmer ? Je te dis que je ne serai absent que quelques jours au plus.

— Assez pour m’oublier !

— Voyons, Adèle, crois-tu qu’en quelques jours je puisse t’oublier. Tu n’as pas plus confiance en moi que cela ?

— J’ai confiance en toi, mais j’ai peur ! Mon bonheur est tellement grand que je crains toujours de le perdre. Et puis il faut que je te conte cela. Depuis quelques jours, j’ai des pressentiments. J’ai beau me raisonner, c’est plus fort que moi. Je m’imagine qu’il va nous arriver un grand malheur.

— Ce sont les effets de cette température maussade.

— Il me semble que tu m’aimes moins. Tu ne me dis plus que tu m’aimes.

— Mais oui, mon Adèle, je t’aime, tu ne peux pas savoir comme je t’aime ! Il faudrait que tu aies mon cœur pour cela. Songe que je n’ai jamais aimé personne avant toi… Je viens à toi avec un cœur vierge et je te le donne tout entier.

— Je t’aime encore plus que toi, Henri. Quand je suis seule et que je pense à toi, j’ai des transports d’amour. Je voudrais te serrer dans mes bras, appuyer ta tête sur la mienne, je voudrais me mêler à toi n’être rien, rien que toi, me fondre en toi, comme ils vont être longs ces jours où tu n’y seras pas. Je voudrais ne jamais t’abandonner, être avec toi, toujours, toujours, 24 heures par jour.

Elle lui prit les deux mains.

— Regarde-moi, Henri, et embrasse-moi.

Il appuya ses lèvres sur les siennes, puis il embrassa son front, ses yeux, ses cheveux.

— Adèle ! Mon Adèle ! que je t’aime !

Et il ne trouva pas d’autre chose à dire que ces mots.

Ils résumaient tout ce qu’il éprouvait, tout ce qu’il ressentait.

— Jamais tu ne m’oublieras ?

— Jamais, Adèle.

— Et jamais tu ne me feras de la peine ?

Il ne répondit pas ; il la regarda, les yeux voilés de larmes.

C’était la première fois qu’elle l’apercevait ainsi lui, un homme, avec, dans le regard, un voile de tristesse pour un simple mot de femme.

— Pourquoi me poses-tu cette question ?

Le ton de la voix la fit frissonner et, en elle, l’intuition naquit qu’un malheur devait survenir.

— Comme tu es pâle pardonne-moi de t’avoir parlé ainsi.

Sentant tout deux l’invisible menace ils se rapprochèrent l’un de l’autre, et cette soirée s’écoula presque silencieusement.

Edmond Harancourt a écrit quelques part ces vers :

Partir c’est mourir un peu.
C’est mourir à ce qu’on aime.
C’est un peu de soi-même que l’on sème.
En toute heure et en tout lieu.

La tristesse inhérente à chaque départ les recouvrait de son aile noire et « ces oiseaux de malheur » comme les poètes, encore, appellent les pressentiments voltigeaient autour d’eux.

Et cependant, malgré toute la mélancolie de l’heure ils éprouvaient un plaisir infini à être ensemble à sentir auprès de soi une présence chère : ils savouraient ces moments derniers de solitude où montait en eux une hymne fou d’ardeur juvénile.

Il n’était pas encore neuf heures, que Julien était prêt à partir.

L’auto stationnait devant l’hôtel. C’était une journée terne, sans lumière. Tout était gris, d’un gris uniforme et sale. Sur la mer, la brume étendait son gaze. De minute en minute, la sirène du phare de St-Roch des Aulnaies, sur la rive exposée criait d’une façon stridente et lugubre.

— Les chemins vont être mauvais après cette pluie, dit le propriétaire de l’hôtel.

— Je suis outillé en conséquence. Il n’y a que la côte du village que je crains. Avec les chaînes on doit pouvoir passer.

— Chrysologue est monté hier. Il y a eu beaucoup de misères.

— Ou un autre peut, je peux passer.

— En tous cas, bonne chance. Quand revenez-vous.

— Je ne sais pas, dès que je le pourrai.

— Je vous garderai votre chambre pendant ce temps-là.

— Oui.

Il attendit quelques minutes, il semblait nerveux et regardait souvent dans la direction de l’aile nouvelle de l’hôtellerie.

Finalement, une jeune fille franchit le seuil. Il courut à elle.

— Êtes-vous malade, demanda-t-il. Tu es bien changée. Tu as les traits étirés. As-tu mal dormi ?

— Je n’ai pu m’endormir que ce matin. C’est pour cela que je suis en retard. Je t’ai apporté un souvenir, un talisman… Une pensée double sur la même tige que j’ai cueillie ces jours ci. Vois, c’est un symbole.

Elle lui tendit la fleur.

— Elle est bien fragile. Tiens, garde-la toi-même. Dépose-là dans ton médaillon de verre, là… Henri je voudrais m’en aller avec toi. Où tu n’es pas, il n’y a plus de vie, il n’y a rien. Je vais m’ennuyer ces quelques jours.

— Je ne serai pas longtemps et puis il faut bien se quitter quelques jours.

— Tu m’abandonnerais…

— Je n’ai pas dit cela… mais à l’automne, il faudra reprendre chacun notre route.

— Écoute, je vais jusqu’à la Baie St Paul avec toi. Je reviendrai par le train, cette après-midi. Tu m’emmènes ?

— Oui.

Elle courut revêtir son manteau et quelques instants après, elle était près de lui, dans l’auto.

Les prévisions de l’hôtelier étaient fondées, la route était vilaine, boueuse, défoncée.

L’auto gronda dès qu’elle commença à gravir la côte.

Julien changea plusieurs fois de vitesse. À plusieurs reprises, il dut s’arrêter et reculer pour reprendre son élan.

Le moteur en activité roula dans un bruit de rage. Les roues tournèrent en envoyant la terre derrière elles, jusqu’à ce que, trouvant un sol un peu plus dur, elles eurent pour s’appuyer un fond plus solide.

Puis, dans un halètement, la vaillante petite machine surmonta les difficultés et opéra la dure ascension sans ralentir.

— Ce n’est pas un voyage de plaisir que tu fais là…

— Avec toi, quand bien même il pleut, il fait toujours beau, Henri… J’avais une pensée folle, ce matin. Si on se mariait, cet automne, de bonne heure, dès notre retour ! J’ai tellement hâte que tu sois à moi, rien qu’à moi pour toujours !

— Et tu ne regretterais jamais ?

— Jamais.

— Et tu ne sais rien de moi, de mon passé ?

— Je sais que je t’aime, cela ne suffit pas ?

— Et si tu changeais ; si ton cœur changeait ? Tu pourrais en rencontrer un autre… on ne sait pas ce que réserve l’avenir.

— Henri, regarde-moi. Regarde-moi dans les yeux. Est-ce qu’ils peuvent mentir ? Jamais je n’aimerai ni épouserai un autre que toi.

Il se borna pour toute réponse à lui prendre la main qu’il étreignit.

— Veux-tu, Henri l’on va s’épouser cet automne ?

— Donne-moi une semaine. Dans huit jours, au plus tard, quand je reviendrai, je te donnerai ma réponse. Je pars pour des affaires urgentes. Je ne sais pas ce qui peut survenir. Riche, aujourd’hui, et libre, je puis revenir pauvre et esclave, et alors je n’aurai pas le droit d’enchaîner ma vie à la tienne.

Ils arrivaient à St-Hilarion. On apercevait au bout de la montée, le village et son église de pierre qui se profilait sur un fond de montagnes.

— Enfin nous allons atteindre la route régionale. Nous faisons notre dernier mille de mauvais chemin.

— Hélas !

— Pourquoi, hélas !

— Parce que le moment approche où je vais te quitter.

— Il n’est pas dix heures. Dans deux heures et demie, je serai à Québec. Tu m’y accompagnes ? Nous dînerons ensemble chez Kerhulu. Tu prends le train à quatre heures. Tout se combine. Cela te sourit ?

— Tu sais ma réponse ? J’accepte…

Ils contournaient le coin.

— Maintenant, laisse-moi filer si tu veux que nous ayons plus de temps pour dîner. J’ai un rendez-vous à trois heures.

Et l’auto partit, folle de vitesse, dans un halètement joyeux, cette fois-ci.

Julien en faisant sa proposition n’avait pas songé qu’en mettant le pied à Québec, il cessait d’être Henri Gosselin et qu’il reprenait sa personnalité véritable. Cette pensée lui traversa l’esprit avant même qu’il atteignit les premières maisons de la Baie St-Paul.

— As-tu des connaissances à la Baie, demanda-t-il à Adèle ?

— Oui, l’une de mes anciennes compagnes de couvent, que je n’ai pas vue depuis bien longtemps.

Cela le soulagea d’un grand poids.

— J’ai changé d’idée. Nous dînerons ici. Tu es partie sans déjeuner ce matin… Et puis… j’oubliais. Il faut que je vois mon notaire à deux heures…

— Ainsi, tu ne veux pas m’emmener avec toi ?

— Adèle !

— C’est pour te taquiner.

— Sincèrement ?

— Sincèrement.

Après dîner, il la quitta. Il l’embrassa, lui donna une dernière poignée de main et lui jeta en guise d’adieu : Adèle ! je t’aime.

Et il s’enfonça vers l’inconnu.

Sa gaieté, des dernières semaines, son humeur joyeuse, son optimisme, tout l’abandonna.

Il se fit l’effet d’un acteur qui vient de terminer un rôle, vécu quelques minutes et qui se retrouve sur la rue, la représentation finie, tel qu’il est, ayant à faire face à tous les ennuis que ménage l’existence quotidienne. Ou plutôt, Julien semblait se réveiller d’un rêve. Tous ces événements les avaient-ils bien vécus ? Est-ce bien lui qui filait à toute allure vers Québec, régler des affaires d’argent ?